Lemon
bartholdi
Cela fait maintenant un mois que je regarde Elise s'éloigner.
Je crois que tout a commencé lors de cette soirée où je n'étais pas. Nous étions pourtant invité tous les deux mais je me remettais à peine d'une mauvaise grippe ; j'avais préféré rester à la maison, c'est aussi ce qu'elle m'avait conseillé. C'était pour l'anniversaire de Sophie, qui est d'avantage son amie que la mienne. Je pense que j'avais été convié par politesse.
Avant de partir, elle a tourné plusieurs fois sur elle-même devant le grand miroir de l'entrée, pour voir l'effet rendu par sa nouvelle robe ; une robe rouge qui la rendait encore plus belle que d'habitude, qui sublimait sa peau dorée même en plein hiver. Elle a tourné la tête vers moi avec un regard interrogateur. Ce fameux sourire… Le sourire qui appelle une réponse déjà connue. « Tu es splendide ! » Elle a sautillé sur place avant de venir m'embrasser et d'enfiler son manteau. Lumineuse. Je lui ai redit de faire attention à elle, elle m'a répété qu'elle n'était plus une enfant. J'ai souri à mon tour en la regardant franchir la porte d'entrée. J'avais déjà cette petite inquiétude au fond du ventre.
Le lendemain, elle était étrangement gaie pour un dimanche. Elle n'a jamais aimé les dimanches. Elle regardait son téléphone portable plus souvent que d'habitude. Il vibrait plus souvent que d'habitude. Je n'ai pas remarqué ces choses tout-de-suite. Au bout de quelques jours, j'ai vu qu'elle laissait son assiette à moitié vide à la fin des repas, qu'elle ne m'écoutait pas vraiment quand je lui parlais de mon projet de film. Et son portable vibrait. Le regard rivé à l'écran, elle souriait. Elle riait même parfois. Et puis elle m'écoutait à nouveau. Alors se sont installés en moi la certitude, le malaise, la vérité dérangeante. Son attention, sa bonne humeur, son sourire dépendaient de l'inconnu qui faisait vibrer son téléphone, au cœur de nos conversations.
Une question occupait tout mon esprit. Pourquoi ne me disait-elle rien. Nous ne nous sommes jamais rien caché. Il y a des années, nous avons juré de tout nous dire, de se confier absolument l'un à l'autre. Le meilleur et le pire Elise… Je peux entendre ce qui fait mal, je veux surtout comprendre son bonheur.
La partager avec quelqu'un, je n'y avais encore jamais songé. Elle est mon Elise et je n'avais pas pu imaginer, avant ces derniers jours, qu'un homme puisse la faire sourire comme ça. Depuis des années je la fait sourire, mais pas de cette façon. Désormais, il y a cette étincelle dans son regard.
Un jour j'ai attrapé le Blackberry posé sur un coin de la table. Ses quelques secondes d'absence ont suffi pour que je remonte la liste des derniers messages. J'ai trouvé Argan, un petit cœur à côté du prénom. J'ai reposé le téléphone lorsqu'elle a surgit dans la pièce : « Argan ? ». La question est partie trop vite. Elle a rougi, a bredouillé quelques mots en regardant le sol. Finalement elle a relevé la tête, et dans son regard, un reproche : avoir fouillé dans ses affaires. Elle est partie en claquant la porte.
J'ai discuté d' « Argan » avec ma mère. J'ai eu besoin de parler de ça. Elle pense que cela devait arriver, que je devrais prendre les choses avec philosophie. Qu'il m'était impossible de garder Elise pour moi seul toute ma vie, qu'elle devenait une femme libre. Elle a prononcé le mot « jalousie », et j'ai trouvé ça inapproprié.
L'autre soir, elle a mis à nouveau la robe rouge. Je l'ai regardé en coin alors qu'elle se préparait à sortir. J'étais sûr que c'était lui qu'elle allait voir. Le sourire sur ses lèvres n'était pas pour moi. Nous étions jeudi, le soir où nous cuisinons ensemble, depuis toujours. Elle n'avait jamais raté ça auparavant. Elle est quand même venue m'embrasser, a promis de m' « expliquer » très vite, lorsque les choses deviendraient plus claires.
* * *
Lorsque je me suis trouvé seul, je me suis allongé sur son lit. Il y a l'odeur de son parfum au citron sur l'oreiller. Ce même parfum que je respirais la nuit lorsqu'elle venait se blottir contre moi, après un mauvais rêve. L'odeur de nos souvenirs et de nos chamailleries, celle de son petit corps qui se bagarrait contre le mien ; l'odeur de nos vacances.
C'est incroyable qu'elle porte encore un parfum pareil, sucré et pétillant. Un parfum d'enfant. C'est peut-être pour cela que je n'arrive pas à croire qu'un homme nouveau va bientôt tenir Elise dans ses bras. Elle est ma sœur depuis bientôt seize ans, et pourtant, elle me semble encore si jeune…
Bravo d'abord ! Super texte !
· Il y a plus de 10 ans ·A vrai dire, je l'avais déjà lu en cours de concours et à la relecture, c'est toujours aussi bien fait je trouve. La situation semble claire (même si douloureuse) au départ puis on glisse doucement en réalisant que quelque chose nous échappe, on fait plein d'hypothèses et finalement on est quand même surpris à l'arrivée.
Ce que j'aime particulièrement, c'est que tu nous prends par la main et tu nous amènes exactement où tu veux, mais on ne réalise pas un instant qu'on est manipulé...
C'est subtil, habile et intelligent !
Bravo !
Xavier Reusser
Merci beaucoup =)
· Il y a plus de 10 ans ·C'est vrai que ça déprend des gens, certains sentent tout de suite que quelque chose n'est pas "traditionnel" dans leur relation ; d'autres non.
bartholdi