L'emprunté

rechetard

Pendant qu’Aiata finissait de traverser le bois, la nuit est tout à fait tombée. Elle ne regrette pourtant pas le détour au ruisseau et la fraîcheur du bassin. L’arrivée à Tarahu est proche, il fallait s’apprêter. Ses jambes sont de nouveau souples, ses pieds glissent sur les racines. A la sortie du bois, elle découvre plusieurs sentiers qui la déconcertent. Son escorte d’insectes lui parle à l’oreille mais elle préfère le conseil des étoiles et s’engage sur le chemin de gauche. Elle devine bientôt les rythmes sourds de la ville de Tarahu.

C’est une journée trop longue pour Aiata. A l’aube elle a laissé son île et mis à la voile vers la grande terre. Calée contre le balancier, elle chantait les voyages de ses ancêtres à la poursuite du ciel. Sur les flancs des montagnes, de grandes pirogues intensément blanches naissent et s’étirent; des visages se forment, elle revoit les anciens équipages et les jeux éblouissants de l’enfance. Le soleil monte au fil des heures et la mer demande plus d’efforts. Sous les risées elle se raidit et grince avec son canot. Elle est fatiguée, la mer la gifle et le sel coule de ses yeux. Elle aborde enfin, range la voile, hale la pirogue. Il lui faut se reposer longtemps avant d’entamer la marche vers l’intérieur.

Portées par les feux de Tarahu, les ombres des palmes et les habitations dansent sur les escarpements. Des légumes se décomposent et les champs fraîchement remués flattent les narines. Des exclamations joyeuses l’atteignent. Aiata, viens nous rejoindre ! Elle rend les saluts mais ne brise pas le cercle. Sur le seuil de la grande maison, sa jeune cousine Manaheré l’observe, corps immobile, visage froid : elle connaît sa dette.

Les formules de bienvenue sont prononcées et les deux femmes s’étreignent. La peau, les cheveux de Manaheré sont extraordinairement doux. Son huile est mélangée de fleurs et d’une pointe acide qui ravit. Aiata passe la porte de l’habitation et salue rapidement les autres occupants. Un feu ravivé crépite, on réchauffe un repas. Assise sur les talons, elle mange sans bruit mais son ventre exulte. Elle n’a que du poisson et des noix depuis plusieurs semaines.

Ici les greniers sont pleins, la récolte terminée. Pourquoi tarde-t-on tant à lui renvoyer Reia son jeune domestique? Ses bras vigoureux manquent sur l’île.

Mon mari est mort au printemps lui apprend Manaheré. J’ai pris Reia pour le remplacer.

Manaheré parle nettement, mais on dirait qu’une brise imperceptible a parcouru sa gorge. Des cailloux dorés étincellent dans son regard et, derrière ses tempes, les flots se précipitent. Reia et Aiata. Une génération les sépare. Reia le taciturne, et Aiata la mangeuse de nuages. Peut-on s’attacher à son domestique ? Qu’elle crève alors, dans la solitude de son îlot.

A sa place au fond de la maison, Teroo, le frère ainé de Manaheré, regarde voluptueusement fumer le foyer. La Manaheré n’a pas toujours dirigé la maison. Quand, nue et sale, elle suçotait des noix, blottie contre leur mère, lui, Teroo, avait déjà découvert la vie nocturne. A la tombée du jour, dès que les habitations dorment, les groupes d’adolescents se glissent au dehors et rejoignent la forêt où la vie explose. Parmi toutes les jeunes filles, Aiata est la préférée de Teroo, il aime sa coquetterie sauvage et son énergie. Entre ses bras, il n’est plus le maladroit.

La voix rauque d’Aiata répond malicieusement. La mer et la campagne … la force et la jeunesse … les promesses des parents et le bonheur des récoltes … Vague après vague, Manaheré perd pied. Dans ses yeux écarquillés, la fumée s’anime. Sa maison et ses champs, ses bois et ses montagnes viennent draper les hanches du beau Reia. Manaheré tend les mains vers le poteau central tandis que les parures se disloquent en vrombissant.

Teroo rit dans l’obscurité. Aiata est toujours la plus habile. Il voit derrière la porte, dans la direction de la mer, les nuages s’écarter respectueusement : l’âme d’Aiata vient de quitter son îlot.

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