L'errance des nuits de mars

Dorian Leto

Ode à la capitale alsacienne, en quelques sortes

L'eau du Rhin est noire
L'eau du Rhin est froide
Quand j'y laisse aller mes pieds nus et raidis par l'air des nuits de mars
Quand, seule au bord de l'un de ses bras, assise sur une pierre, près d'un saule, près d'un pont,
Quand les passants questionnent ma non-présence au monde
Quand mon esprit s'est dissocié de mon corps et l'observe en spectateur
Quand il m'est impossible de garder les pieds sur terre
Quand froid, faim ou même être ont perdu tout sens dans la coquille vide qu'est devenu mon crâne
Mon corps, automate débile.

 On fuit la ville et ses nuisances, on rit, on danse
Sur des musiques trop fortes
Dans des espaces trop exigus

 L'eau du Rhin est noire
L'eau du Rhin est froide
Et sa morsure acide et délicieuse
Et cette surface opaque semble cacher un autre monde
Attraction inéluctable des sombres nymphes,
Des naïades du Rhin

 Et puis du haut du pont, cette fois, le saule à gauche, les remous noirs et répugnants, les petites maisons à colombage sur la rive opposée, les lumières de la ville qui se reflètent sur un bord
Et le noir juste sous moi
Et mon corps qui se penche, mon esprit qui le regarde agir

 Les gens qui passent sans s'arrêter
Pour observer le Dieu Rhin
Mais ils manquent les sonorités bulleteuses de mes pieds transis qui battent l'eau
Mais ils manquent les visions divines de l'autre monde

 Et le corps se relève,
Et le corps longe le Rhin, sur le chemin dallé
Quand apparaissent sur les berges les clochers droits et blancs, qui semblent se tenir là depuis l'éternité
Perdus dans les colombages.
Et les gens qui passent en marchant si vite qu'ils ne peuvent voir
Ils manquent les errances des lieux et des âges, quand tout se mélange
Ils manquent la puissance de vie qui se cache sous les dallages
Ils ne remarquent même pas les lumières de ma ville

 Dans les rues de ma ville, je me perds
Dans les rues de ma ville, je me fonds
Les rues de ma ville ne sont pas de simples rues
Les rues de ma ville sont une partie d'un grand Tout
Elles sont plus précieuses que l'or
Elles appartiennent au Dieu Rhin, duquel je m'éloigne peu à peu, pour m'enfoncer
Dans les méandres des dallages
Et les obstruosités des pavés sous mes pas
Les aspérités, les irrégularités
Je les ressens comme celles d'une peau qu'aucune retouche n'a encore lissée
Et la grandeur cathédralesque qui surgit au détour d'une rue
Les sculptures si précises, si puissantes et les lumières si froides, si fortes
Je détourne les yeux pour ne pas m'asphyxier
Dans les rues de ma ville, je me perds
Dans les rues de ma ville, je me fonds
Et je titube et je danse sur les pavés de ma ville
Et je titube et je danse sur les cendres de mon âme
Au hasard
Devrais-je simplement rentrer dormir ?
Les cheveux dans mon visage
Je dissocie sans le vouloir
Et mon corps marche
J'arpente les rues à la fois trop et trop peu fréquentées de ma ville
Et je pleure dans ma ville
Sans raison,
Comme à la recherche d'une âme qui saisira ma détresse en un regard

 Et je titube et je danse sur les pavés de ma ville
Quand je croise mon reflet dans les vitrines éteintes
Et je marche les yeux fermés dans mon éternité, en vivant la musique qui résonne dans ma tête
Et je sens les regards dégoûtés des gens qui se posent sur moi
Mais je n'ai pas de corps

 Minuit est là
Au moins dans ma tête
J'ai perdu toute notion du temps
Et je titube et je danse sur les pavés de ma ville
J'arpente les rues que je connais par cœur et je m'y perds
Mon âme est aussi celle de ma ville

 Sur la place Kléber, les lumières sur les toits des bâtisses dix-huitièmes,
Le cœur qui se retourne
Et tout doit faner

Il y a les vieux messieurs bien habillés et leur femme au bras,
Il y a les groupes de jeunes qui déambulent,
Il y a ceux qui tirent des valises,
Il y a les pressés,
Il y a les perdus,
Les petits,
Les gros,
Les laids
Et moi.
Il y a aussi moi, qui vit et qui vibre avec la ville tout entière,
Qui dévore les goulées d'air
Et qui n'a plus de corps :
Mon corps, c'est ma ville.

 Pourquoi les pavés se font-ils froids et les tramways d'un autre monde ?
Les nuages sont une chape de plomb, un couvercle posé
sur ma ville
Qui est devenue une bulle protectrice

 La face cachée de ma ville est laide et sale
Mais c'est encore ma ville
Et je l'aime
S'y cachent les hommes de la rue
Elle est la leur
Ils sont à elle
Ma ville est un tout
Et c'est quand je n'ai plus de corps que je suis plus proche des humains que je ne l'ai jamais été

 Je suis l'errante
Et, au bout de ruelles sombres et étroites, érection spectaculaire d'églises fastueuses
Qui disparaissent juste ensuite, comme par enchantement
Parce que ma ville est vieille et que ses rues sont sinueuses, chargées d'histoires
Et je titube et je danse sur les pavés de ma ville
Sous les arcades
Sous le ciel
Sur les pavés
Fondue dans les colombages
Et je titube et je danse sur les pavés de ma ville
Et les regards me traversent sans aucune importance
Parce que je n'ai pas de corps

 Les vitrines des boutiques fermées présentent des objets qui n'ont plus de sens
Au bonheur des dames
A la ruine des âmes

 Plus de faim, la morsure du froid si éloignée qu'elle n'a pas de sens
Il n'y a que l'errance
Et plus de corps
Enfin !
La ville et le ciel
Les mots et la musique
Comme une prison de verre ?

 Les doigts figés et les pas qui prennent le chemin du retour sans raison
La douleur est lavée pour un temps
Le froid renait, dans le cou -car l'écharpe vole au vent dans la bise de mars, fige les doigts, les pieds encore tout humides des essences précieuses du Rhin, silencieux et tout puissant
Noyée dans les méandres de ma ville et la grandeur des cathédrales
Le corps qui sous la pluie reprend conscience de l'Être
Hyperconscience, même
Comme d'habitude
Les hanches qui se meuvent, les bras dont on ne sait que faire, les jambes qui avancent
Le corps est de retour
Automate débile
Et la musique qui s'arrête quand la douche brûle la peau et achève de rendre l'homme
à la physique.

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