Les 100%

koffe

Malheureusement, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus. Souvent la couleur des cheveux ou des yeux change chez un bébé de quelques mois, mais son teint et la clarté de ce bleu ne mentaient pas : il serait un garçon puis un homme d’une beauté rare. Ma première pensée fut que la vie de cet enfant ne serait pas simple. Et que la nôtre n’en serait elle aussi que plus compliquée. Un coup d’œil jeté à Adam me confirma qu’il pensait comme moi : ses traits étaient tirés, il regardait dans la direction de l’enfant, à quelques centimètres au-dessus, comme si son regard avait déjà parcouru une partie du chemin qu’il nous faudrait faire tous les 3. A mes cotés, il s’agita, puis commença une phrase en toussotant :

- Nina, tu sais, on en a parlé, on peut encore changer d’avis.

- Non, non. Ça ne sera pas la peine.

Nous avions patienté 5 années pour pouvoir adopter un enfant ; nous respections les normes des 100%, mais nous savions que le hasard primait et qu’on pouvait nous imposer un enfant à problèmes ; et même si l’un de nos pires scénarios se réalisait, je ne voulais pas repartir dans un nouveau processus, dans une nouvelle série d’attentes et d’incertitudes. Notre couple avait failli se briser plusieurs fois durant cette période et, quitte à prendre des risques à nouveau, je préférais que ce soit en construisant ensemble un futur à cet enfant.

- Je ne crois pas qu’il faille l’appeler Jean.

Adam attendit un peu avant de me répondre. Il savait que j’avais toujours voulu appeler mon fils Jean ; Anna pour une fille. Parmi tous les prénoms de la liste homologuée par les 100%, c’étaient bien mes préférés.

- Oui, je vois ce que tu veux dire. Rien ne presse, ne t’en fais pas.

A nouveau, je regardai Adam, essayant de sonder ses pensées. Il semblait calme. Se rendait-il compte du combat nous devrions mener ? Aucune chance pour que ce bébé et ses particularités ne résistent aux listes des 100%. Ce n’était bien sûr pas la liste des prénoms qui était la plus restrictive. En arrivant au pouvoir après de 25 ans de lutte, les ex-99% avaient imposé des listes sur tous les sujets pour éviter la production d’élites, les fameux 1% dont ils avaient aidé la disparition en faisant appel à des procédures vides de sens. Je n’avais jamais vraiment aimé ces listes, ni l’idée même des 100%. Plus qu’un sursaut idéologique, ce parti n’était que la conséquence politique de 30 ans de crises énergétiques et financières, qui avaient rendu les inégalités inacceptables. Ces fameuses « Trente Piteuses » pendant lesquelles les riches, les intellos, les beaux, les grands, ces 1% de moins en moins nombreux avaient été brocardés, puis mis à l’écart via les listes.

- Nina ? Tu réalises qu’il risque d’être malheureux ?

- Oui.

J’avais répondu vite et fermement.

- Bien.

Adam me regardait fixement. Je pense qu’il était prêt à partir en croisade avec moi. Le XXème siècle n’avait pas été juste et le XXIème l’était trop : comme mère, j’avais envie de trouver une autre voie, plus épanouissante. Pour tous.

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