Les Adresses à vivre 3

fragon

Adresse n° 3 première partie

Changement de décor. Impossible aujourd'hui d'établir le lien qui permet enfin notre accession à la propriété. Le costume reste, la chemise aussi et seule la cravate change. Plus moderne. Plus fantaisiste. Ça lui restera, ces envies de couleurs et de fleurs. Droit mais pas trop rectiligne. Il a rempli sa serviette. Il part désormais cinq jours sur sept. Quel coup a-t-il réussi pour nous permettre de nous hisser, un échelon plus haut ? En tous les cas, on y est. C'est un vrai parc. Ils ne seront pas toujours là mais pour l'instant, les pins y trônent et le silence y est roi. Les caves sont également remontées au rez-de-chaussée. Fini le linge mis à sécher en catimini. Il n'y aura plus de crainte à descendre l'escalier noir frissonnant de béton. Une odeur tenace qui met du temps à sécher et qui pique les narines. Un relent froid et humide, minéral.

Rien n'est terminé. L'eau courante n'est pas installée. On descend les cinq étages une fois par jour. Le robinet entoupiné de chiffon empêche le gel. L'ascenseur n'est pas encore en service. Ils choisissent donc les papiers peints et la couleur des murs. Blanc dans le couloir, la cuisine, la salle de bain. Immaculé aussi, le réduit qui aurait dû être une minuscule salle d'eau aveugle. Las, il est immédiatement transformé en placard de rangement. On essaie de négocier. Aucun intérêt. Luxe inutile. Trois chambres. Ça fait une de plus que dans le logement précédent. Chacun aura la sienne. Ma déconvenue est de taille. J'ai beau pleurer, c'est la rupture. La paire est rompue. La porte bouclée même si dépourvue de clef. Nous voici répartis les uns presque loin des autres La période des grands sacrifices ne fait que commencer. Il faut faire attention à tout. On est déjà une famille écologique sans le savoir. Pas de restes, pas de gaspillage. Le frigo est parfaitement lisse et vide. Il rutile. Elle prend l'habitude d'éteindre le gaz dès qu'on ne s'en sert plus. Le bain, c'est le même pour tous. Une fois par semaine. C'est lui, quand il rentre, qui y plonge le premier. Il écarte la mousse bleue de l'Obao. Nous n'avons pas la chance de repousser de nos mains l'écume vaporeuse. Nous nous battons pour savoir qui y glissera à son tour et évitera les résidus grisâtres. Malheur à moi si je m'accorde la licence innocente d'y faire pipi quand, trop rapide, j'ai omis de prendre mes précautions. Il s'agit des jours où l'eau y est encore bouillante ou plus souvent refroidie, déclenchant une envie irrépressible. Il fait vraiment trop froid pour ressortir et je redoute trop qu'elle prenne ma place. Il existe des jours de fête, rares, où l'une d'entre nous prend un bain exclusif. La fièvre n'est pas loin. Pas de chance pour moi, je ne suis presque jamais malade et je peux compter sur une seule main, les fois où dans ma vie, le thermomètre a eu la folie de dépasser 37.5 °. On est bien assez grandes pour comprendre. Neuf ans et six ans. Les parents dans la grande chambre, l'aînée dans la moyenne et moi dans la petite. Boucle d'or n'est pas très loin. Les ours non plus. Tant qu'à me perdre...La psychanalyse attendra.

On emménage dans un immeuble vide ou presque.

 

Une fois la couleur des murs choisie, on meuble. Si la table de western a disparu, le canapé en teck et assise recouverte de tissu bleu gris a participé au voyage. Deux fauteuils complètent l'ensemble. Les pieds sont tubulaires, les accoudoirs parfaitement lisses. Ma joue s'y appuie à la recherche de la caresse. Les cheveux toujours fous et rebelles, je quête à travers la matière l'arbre que j'aime enlacer. J'y rêve déjà les yeux ouverts. Le tapis est moche, au poil ras. Les couleurs indéfinies ne permettent pas à l'œil de voyager sinon par extrapolation très abusive. Jouxtant l'immense salon aux baies vitrées, (indication du prospectus) « l'alcôve » aurait pu être la 4° chambre. On ne sait jamais. Pourquoi pas un troisième enfant, avait mentionné le vendeur. Mais, les enfants, même s'ils pointeront leur nez, n'iront pas plus loin que les quelques semaines où ils se terrent silencieux. Exit, les enfants. Toute tentative avortera. On y installe donc une table qui ne servira comme dans la plupart des familles de la classe moyenne qu'en de rares occasions. Au mur, elle accroche son portrait au crayon gras qu'il lui a offert un jour en avril à Paris, place du Tertre. Elle rosit de plaisir à chaque fois qu'on lui en fait compliment. Elle y est bien coiffée, les cheveux en casque, laqués dur, les yeux en amande, le nez aiguisé comme une lame de couteau, le cou long et étroit. Figée dans une relative beauté. Le dessin est encadré. De part et d'autre, quelques reproductions. Elle ne les change que des années plus tard quand il l'a définitivement abandonnée et elle déplace alors son portrait à un endroit où seul un œil curieux peut le découvrir. Plus tard, bien plus tard, je prierai pour ne pas lui ressembler. Chez nous, faute de moyens, les années 50 se pérennisent, là, où ailleurs, le plastique criard et souvent orange éclate en gerbes multicolores. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans la tête de l'architecte quand il a conçu la cuisine. C'est une sorte de couloir dans lequel on ne peut se croiser. On s'y assoit sur des tabourets, accoudés à une longue planche très étroite directement collée au mur. Ceux qui se font face ne peuvent se toucher, encore moins se passer la salière. Et ceux qui se trouvent sur le côté parlent au mur. C'est une situation très embarrassante et peu propice à l'échange. Elle trouve ça pratique. Une main dans son dos et elle s'empare de la casserole, une main à sa droite et elle ouvre le tiroir dans lequel elle récupère une cuillère. On ne peut y mettre une nappe, c'est toujours ça de moins à laver. Un coup d'éponge et le tour est joué. Elle aurait peut-être aimé avoir une petite maison. C'était envisageable avec le budget consacré à ce F5. Mais lui, il n'aime pas les lotissements et le fait savoir. Les maisons mitoyennes, très peu pour lui. Il tient à son indépendance. Ça sera un peu plus de 100 m2 au cinquième étage d'une résidence grand standing avec cour de tennis et tableau de réservation. Une fois la porte refermée, personne ne sait ce que tu fais. Tu sors, tu entres. Le béton filtre tous les bruits. Il m'en reste un peu de dégoût au coin de la bouche. Le jour de son enterrement, quand nous serons coincés dans un embouteillage aux portes de la grande ville, il pestera contre les grands ensembles et l'architecture urbaine contemporaine. Quels cons. Berk, berk, berk... il s'agitera, serrant contre lui sa pochette et son gros pardessus. J'aurai beau lui expliquer que la plupart n'ont pas le choix, il ne voudra pas en démordre. Plutôt mourir que d'habiter des cages à lapins aux allures de fausses maisons.

Pour le moment, elle s'attèle à maintenir cette incroyable chance dans un état irréprochable. Elle balaie, lave, lustre. Dès que l'école est finie, elle nous chasse pour qu'on aille jouer dehors. Dehors ! Dehors ! Vous n'avez rien à faire ici. Allez jouer dehors ! Nous sortons la tête haute, galopons dans les étages. On se demande qui sont ces enfants oisives qui trainent dans les brouillards d'automne au pied des bâtiments. Ce n'est pourtant qu'un usage qui se poursuit. Chaque vendredi soir quand il franchit la porte, il ne doit avoir aucune charge sinon celle de la féliciter. Parfois nous gronder pour ce que nous avons fait. Elle ne sait pas prendre de décision. Elle l'attend. C'est toujours lui qui tranche. Ce qui lui plaît au départ mais qu'il lui reprochera plus tard. Nous sommes à peine installés qu'il disparaît toute la semaine. Il n'habitera jamais vraiment avec nous. Peut-être est-ce pour cela que je le connais aussi mal et qu'il ne nous connaît pas vraiment. Il n'en aura jamais eu le temps. Ou il ne l'aura pas pris. De toute façon, il me semble qu'il n'a pas le choix. Son nouvel emploi le conduit hors du département. Il a acheté une caravane et dort dans un camping. Au plus froid de l'hiver, il est transi mais, ne pas aller à l'hôtel lui permet d'économiser de façon drastique. Il peut ainsi rembourser ses traites rubis sur l'ongle. Tant pis pour l'onglée. Il mange des boites et vit comme un travailleur immigré. Il en a la tête. Cheveux drus noirs et moustache épaisse façon brigades rouges. La peau reste fine et laiteuse. Le regard sombre et intelligent. Quand il s'accorde un café au bistrot du coin, il se débrouille avec le patron pour obtenir une fausse note de frais. Il doit avoir un sourire irrésistible ou une argumentation crédible.

C'est un père absent et secret. Il ne dit rien à personne et surtout pas à son entourage. Il s'exprime par musique interposée. Très vite, ses économies lui permettent d'acquérir un magnétophone à bandes. Pauvre au dehors, riche en dedans. Tout est une question d'apparences.

Le vendredi soir, il rompt un silence de cinq jours et nous crions au bruit caractéristique de son coup de sonnette. Elle se fige, inspecte rapidement son royaume et s'apprête à l'accueillir. D'une main ennuyée, elle nous fait signe de nous calmer. Il nous faut disparaître. Nos week-ends se passent sans eux. Longtemps plus tard, il m'avoue qu'elle exige l'exclusivité. On les regarde donc partir en voiture. Chacune reprend son activité. Eux ailleurs, nous ici. Parfois, il nous emmène faire la promenade du dimanche, c'est d'un ennui mortel. Ils se déplacent à quelques mètres de nous. Un peu en avant. Nous trainons derrière. Leurs conversations restent mystérieuses.

En attendant, les cinq premiers jours de la semaine, nous prenons nos marques. Les journées s'écoulent entre le dehors et le dedans. On ne peut pas s'y perdre. Tout est simple. On dort, on se lève, on déjeune. Elle nous lave, nous habille, nous coiffe et les premières années, elle nous accompagne à l'école. Peu à peu, elle nous laisse à la cantine. Puis nous y allons à vélo et si les vélos tombent en panne, à pied. Les jours de pluie aussi. A 19 heures, elle nous envoie nous coucher. Hiver comme été.

Régulièrement, elle me fait chanter. Je dois aller lui acheter son paquet de cigarettes. Elle a la flemme de sortir et moi ça me fera du bien. Je râle, elle insiste. Je râle plus fort et elle me concède la petite monnaie. Je pars en maugréant, je sens comme une injustice. Je suis la seule à laquelle elle demande cela. Elle ne s'inquiète jamais des mauvaises rencontres. Pourtant, il y en aura. Trois kilomètres aller, trois kilomètres retour. Ça permet de croiser du monde. Plus tard, mes enfants devront me supplier à leur tour. Mais ce sera pour que je leur laisse un peu de marge. Je cèderai seulement pour la petite le jour où l'école se trouve enfin à moins de deux cents mètres et qu'elle aura dépassé ses treize ans. Les autres se résignent à me voir les conduire partout et ce, jusqu'à plus soif. Elle fait de moi une mère abusive et anxiogène.

Dans les placards, peu de vêtements. Les piles sont rectilignes. Le linge parfaitement plié, lissé du plat de la main. C'est une femme qui ne perd pas de temps. On se déshabille, elle attend que le linge soit regroupé puis elle lave, sèche, repasse. Il ne s'est rien passé. Parfois quand après être rentrée de vacances, elle m'appelle et m'annonce satisfaite qu'elle a déjà tout fait, elle insiste sur le tout dans un grand rire. Le linge sèche sur le fil du balcon, légèrement en-dessous de la ligne d'horizon afin que personne ne puisse voir ce qu'il y aurait à voir. Moi, j'en suis encore à défaire les draps de sa chambre.

Au cours de la semaine, elle fait tourner les culottes petit-bateau, blanchies à l'eau de javel. Deux paires de chaussures, une paire de bottes. Parfois, on se les partage. C'est une vie simple et bien réglée. On mange des gratins de cardes et des coquillettes au jambon. Une pomme, un yaourt nature. Les bananes restent chères. Elle nous propose presque toujours la même chose. L'hiver, un plat, un accompagnement. Pas d'entrée. L'été une salade composée. Tomates, œufs, thon. Un paquet de chips. Une bouteille de Pschitt orange ou citron. Pas de chocolat. Au goûter, c'est du pain et du beurre saupoudré de cacao ou de grains de sel. Elle n'aime pas les plats compliqués et n'a pas beaucoup confiance en elle. Aucun livre de cuisine sur l'unique étagère mais des fiches-cuisine qu'elle collectionne avec application chaque semaine. Le magazine offre à ses lectrices averties une page de quatre fiches détachables. Avec précaution, je cerne des deux pouces et des index la ligne crantée tout en tirant la langue. Si mes doigts s'égarent, c'est la catastrophe. La fiche est bonne à jeter. Elle commande des protections en plastique très fin. Puis, un peu plus tard, un casier de rangement en plastique rouge et des onglets, viande, poissons, desserts, sauces. Je l'ai encore même si je ne m'y réfère jamais. Certaines adresses forment des constructions très particulières. Elles s'orientent en zones d'ombre et de lumière et le temps qu'on y passe entraine une sédimentation d'informations contradictoires. Si rien ne change dans l'agencement du mobilier, le monde extérieur entre parfois en collision avec celui de l'intérieur. Peu à peu, le rythme régulier des retours devient chaotique. Un chat envahit l'horizon. Des portes claquent et des conflits éclatent. Elle maigrit de façon effrayante et les mégots s'entassent dans les cendriers. On reste plongées dans le silence. Tout doit être deviné. Un mort par accident de voiture m'aiguille sur une fausse route. Je m'étouffe. Je n'ose pas poser de questions. Parfois, ma sœur me traine par les cheveux sur les carreaux lisses des plaques de lino noir et blanc. Je lutte pour me libérer. Comme il n'y a pas de témoin, je ravale ma morve et n'essaie pas d'obtenir justice. Je me réfugie dans ma chambre et me pelotonne dans le grand fauteuil. J'ai l'œil et le nez plissés. Les bras croisés et les mains glissées sous les aisselles.

Je réfléchis à mon avenir. Un lit à une place, un coffre à jouets en paille tressé et deux portes de placard blanches avec à l'intérieur un miroir fixé à l'aide de quatre pattes à glace ronde. Je me plante bien droite face à mon reflet. Je bloque ma respiration. Et je regarde attentivement si je grandis. Je suis persuadée que l'on me trompe. Je crois dur comme fer que c'est un mensonge des adultes. Il me faut donc être aux aguets pour saisir la moindre transformation de mon reflet.


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