Les amarantes ne fleurissent pas au printemps

Mathilde Renversade

Sur le thème des Rencontres extrêmes, une nouvelle hommage pour le centenaire de Marguerite Duras. La journée d'une vieille femme à l'aune de ses rencontres.

         Le rayon du soleil perce la fenêtre. Doucement, il se faufile dans la chambre, il rampe sur la moquette, il s'attarde sur les pantoufles, puis passe sous le lit, il se glisse petit à petit dans chaque pli du drap, grimpe sur la couverture, lui illumine le visage. Elle se réveille. Sonia entrebâille ses paupières, ne voit rien qu'une lumière, sourit. Elle se redresse lentement sur son oreiller. Un instant elle reste ainsi, à agiter ses doigts de pied. Puis elle demande à ses chevilles d'effectuer des cercles. Ses mains massent ses cuisses. Elle respire profondément, les yeux mi clos. Tout le monde semble se porter bien aujourd'hui. Elle pivote sur son lit et glisse sur le côté. Ses mains harponnées au matelas, elle déploie ses fines jambes bleutées. Elle se penche un peu en avant pour jouer de la gravité. Ses pieds touchent enfin le sol. Elle s'arrête une seconde, regarde par la fenêtre.

Les branchages du vieux tilleul la saluent. Le vent fait s'envoler ses pétales fragiles. Le ciel est bleu, à peine occupé par ci par là, par quelques brumes blanches. C'est une belle journée. Les oiseaux le savent, et piaillent de plus belle pour attirer leurs promises. Sur sa vieille table de nuit, Sonia attrape ses lunettes. Elle voit des tulipes rouges d'Iran, des lys d'Inca violets, des dahlias jaunes, des pivoines éclatées argentées. Partout des fleurs, des couleurs, sur son papier peint, ses coussins, ses fauteuils, dans des cadres, dans des vases, de la vie épanouie. Elle lit huit heures passées sur son réveil. Il ne faut pas traîner.

Une, deux, la voilà debout. Aïe ! Elle grimace. Son pauvre dos supporte tant d'années. Il courbe, ne rompt pas, mais n'est plus bien huilé. Aller, à la douche ! Elle en ressort nue. Dans sa chambre, entre une bibliothèque et l'armoire, il y a un miroir. Elle s'arme de sa canne et se poste face à son reflet. Bonjour vieille bique ! se dit-elle pleine de malice. Elle est fluette, elle a quatre-vingts ans. Son corps est flasque, ses muscles, ses seins, pendants. Elle est plus grise que blanche. Grise tachetée plutôt, de bleu-vert, de sang, une cartographie complète de l'existence. Certes, Sonia est vieille, mais elle a été faîte dans du bois brut. Ses rainures en murissant s'approfondissent, se colorent d'ambre brûlée. Les nœuds de son être, si disgracieux qu'ils soient, sont des messages cryptés. Le temps ne dévore pas le corps. Il le pousse à muer. Il est stupide de vouloir demeurer. Les cassures racontent des histoires. Tout a changé ; cependant Sonia apporte un soin particulier à ses cheveux cendrés. Elle les a mi-longs, juste au dessus des épaules. Ils sont très beaux, très doux, elle les natte quand elle va chez le coiffeur car il n'y arrive plus elle-même. Aujourd'hui elle les laissera comme ils sont. Elle se peigne pour désentortiller ses boucles fragiles, et caresser la matière dense. Que c'est agréable. Dans son armoire, elle choisit la marinière et un pantalon de toile groseille. Elle enfile à ses oreilles des anneaux dorés, offerts il y a vingt ans par son mari, et des mocassins crème à ses pieds. Un café, une tartine beurrée et en route. Il est neuf heures et demi, elle sort.

Juin déploie sa mousseline à ses pieds. Le jour est clair, le vent léger. Sonia marche comme on trottine, les jambes raides mais le port altier. Le chemin est goudronné, défoncé par endroits, nids de poule et gravillons. Elle croise son voisin Jean, tout affairé. Une lutte sanguinaire fait rage. La nuit, il le sait, il le sent, les éléments fourbissent son malheur. Ils s'emploient à le miner et creusent les tunnels Cù chi de sa tranquillité. C'est un réseau conspirationniste pour saper sa fertilité. Ils saccagent son Eden. Jean éructe des grossièretés, lève son arme, qu'il abat violemment sur un amas de terre retournée. Son jardin est bombardé de taupinières. Les pyramides de ces êtres finalement inoffensifs, sont pour Jean une provocation, un pied de nez à l'harmonie de son extérieur. Et tous les ans c'est la même chose. Il ravitaille sa cache de pièges sophistiqués, d'aliments empoisonnés, en prévention d'une attaque souterraine. Il salue Sonia, qui presse le pas, pour ne pas avoir à admirer les résultats de la dernière curée. La marche pour rejoindre le bourg est d'une quinzaine de minutes. C'est un de ses exercices quotidiens. Elle regarde les maisons allongées, les pissenlits squatter le moindre espace entre deux pierres. Parfois, l'écureuil traverse en hâte, à la recherche de fruits tombés. Elle le connaît bien, il habite par chez elle. Les routes dans le coin ne sont pas très empruntées, mais Sonia s'aventure toujours sur le passage clouté, et s'assure avant, par deux fois, que personne ne va lui griller la priorité. Après les pavés de la périphérie, les dalles de la place de l'église, la voici devant la devanture colorée de la presse. Quels merveilles ces cartes bariolées de navires, de plages ou ces portes-clés à dictons didactiques comme A l'aise Breizh et mille choses encore qui ne servent à rien, qu'à la joie ou au plaisir. Vraiment, cet endroit pourrait être une oasis paisible, s'il n'y avait pas les titres noirs, gras et dramatiques des journaux. Sonia n'aime pas trop les nouvelles car elles sont toujours mauvaises. Un meurtre, une guerre, une épidémie c'est l'hallali dans les rédactions. Puis l'écholalie dans la population. Sonia n'achète Ouest France que pour les informations locales. Elle s'arrête devant les cartes postales et en prend une : une photographie de mousses, pris en plongée, leurs bonnets blancs à pompons rouges bien alignés, seul un des garçons à la tête levée vers l'objectif. Elle se dit qu'elle l'écrira en attendant sa petite-fille pour déjeuner.

La navette estivale la cueille sur le trottoir, et la dépose au port, les rues y menant étant trop pentues pour son équilibre précaire. Comme prévu, elle s'installe à la terrasse du Bout du quai. Elle écrit sa lettre, juste quelques mots : Monsieur, en grandissant j'ai peu à peu réalisé qu'il y a des choses autour de nous dont on croit la nature immuable mais qui ne sont pas naturelles du tout. Certaines choses peuvent changer et surtout devraient changer. Ne suivez ni les idéologues, ni les ordres. S'il vous plaît soyez un exemple, mais n'édictez jamais vos règles. En vous souhaitant encore bon courage. Signé : Sonia Glazyrine. Destiné à : Monsieur le Président de la République, Palais de l'Elysée, 55 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Elle la postera sur le chemin du retour. Elle commande un Dalwhinnie et se plonge dans la lecture de Ouest-France. Sa petite-fille arrive avec un quart d'heure de retard. Sonia adore cette enfant. Elle est fraîche, pétillante, bien trop consciente comme c'est parfois le cas à vingt quatre ans. Elle veut écrire des livres. La charmante affaire ! Elle se pose sur sa chaise, demande un verre de Merlot. Elle est triste, elle raconte qu'un homme a arraché son cœur et l'a émietté entre ses doigts. Mamie est là pour ça, elle écoute sans juger et ça guérit un peu. La petite-fille pleure un instant. Les pupilles ballottées par les vagues, elle lance un S.O.S : et toi Mamie, toi la Vieille, toi la Sage, est-ce qu'il t'arrive encore de penser à l'amour ? L'as tu retrouvé ? Oh ! C'est une ombre qui nous suit. Tous.

Elle l'a connu, elle le connaît. Puis il est parti. Il s'est perdu dans l'océan. Elle dit toujours que si l'on veut, on peut le retrouver. Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres. Elle le revoit parfois. Elle ferme les yeux et descend l'échelle. Elle cherche son compartiment. Elle ouvre une porte, s'assoit sur la banquette en bois, parmi ses souvenirs et ses émotions. Elle observe par la fenêtre les décors de sa vie défiler. Il sent quand elle est là, quand elle l'appelle. Elle ne sait jamais sous quel trait, il se présentera. Il explore chaque couloir, pénètre chaque recoin, y laisse son parfum. Les wagons sont longs et encombrés. Il s'arrête quelquefois pour parler avec leurs occupants, connaître d'où ils sont. Fumer une cigarette avec les morts. Il se sent seul alors il se fait désirer. Lorsqu'il coulisse le battant de la cabine, les autres sortent, elle demeure là, elle le regarde. Il s'assoit face à elle. Leurs poitrines se soulèvent et se baissent profondément. Leurs regards sont verrouillés l'un à l'autre. Leurs corps se tendent et se penchent imperceptiblement l'un vers l'autre. Les bielles et manivelles accélèrent, crachotent sur les rails. Elle entend le souffle des métaux en traction. La pression de la matière en mouvement. Le gémissement sourd, déterminé, répétitif des roues en action. Les convulsions qu'elles transmettent au lambris. Les tremblements de chaque révolution. Il se lève alors. Sa stature est intimidante. Il pose sa main sur son cou, la soumet à ses pieds. Il la recouvre, s'enroule autour d'elle. Elle ne veut pas de ça. Elle connaît la fin. Le feux dans les entrailles, le chaos dans les yeux qui supplient de rester encore et encore. L'aigre doux de la sueur et des silences. Elle l'a vu, le conquérant, et les terres brûlées derrière lui. Les plaines solaires et fécondes, il les gangrène d'absence, les semence de ronces. Ensuite, le lent labeur de tout reconstruire sans jamais oublier. La petite-fille a sa réponse.

Sonia l'embrasse, et la remercie pour le déjeuner. Il est deux heures le fleuriste va ouvrir. Et puis elle doit aller dire bonjour à Léon. Plantée au milieu des bouquets, elle rit. Elle pense à Léon. S'il savait qu'elle l'utilise souvent comme prétexte pour s'acheter des pensées ! Sa moustache en serait toute indignée. Mais de là où il est, c'est à dire allée E, rang 16, parcelle 84, du cimetière municipal, elle comme lui, savent qu'il ne peut pas totalement en profiter. Après tout, pendant leurs enivrantes années de vie commune – avec tout ce que comporte l'ivresse comme gueules de bois – il a bien caché, lui, des bouteilles de whisky au garage ! Pour se les siffler tout seul. De temps en temps, le loquet fermé, en compagnie de Billie Holiday, son verre pépère dans un fauteuil en cuir, il allumait un cigare. Non, elle le verra plus tard. Maintenant elle a rendez-vous avec son médecin traitant, le docteur Jegou. Elle l'aime bien le docteur, il a un style affable et flegmatique so british, sans avoir jamais mis les pieds sur la grande île voisine. Certains de ses ancêtres se sont forcément égarés. Elle ne se sent pas du tout malade, elle veut le rassurer. Ce n'est déjà pas un métier facile, si en plus, il se prend à s'imaginer qu'elle lui fait des infidélités, les conséquences pourraient en être dramatiques sur ce pauvre garçon. Il ne mérite pas ça. Il l'a scrupuleusement tenue au courant de chaque intrusion sur sa propriété et a fait de son mieux pour la protéger. Que ce soit contre une grippe furibarde ou un cancer métastatique. Elle se doit donc de lui rendre visite et vérifier qu'il n'ait pas inquiet. Façon de dire car un bon médecin se reconnaît à son œil préoccupé. Comme le poisson frais. Cette formalité faîte, il est temps de rentrer. Il lui reste un dernier entretien à mener. Ce soir elle reçoit.

Elle pousse le portillon en fer forgé de son jardin, et cueille cinq roses canaris. Elle nettoie puis range son intérieur, prépare une vingtaine de petits fours qu'elle met à chauffer. Elle pose les roses et les pensées sur la table basse en merisier, les mêle aux arums d'Italie. Dans sa cuisine carrelée émeraude, elle sort du placard à apéritif une bouteille de Sailor Jerry, le rhum des marins, la dispose sur un plateau, accompagnée de deux gobelets de Picardie. La dernière étape l'emmène à sa salle de bain. Les vapeurs de Rose anonyme la plongent dans une griserie contemplative. Elle couche un peu de feu sur ses lèvres, du graphite atour de ses yeux. A son annulaire gauche elle passe un rubis, au majeur un saphir, des fièvres de jeunesse cristallisées, des cailloux volés. Elle n'oublie pas de ramener le sachet, qu'elle a patiemment préparé, au salon. Sur le tourne disque trompette usb – offert par les enfants – une composition douce d'Hans Zimmer se met à se balader. Un dernier regard au miroir, tout est prêt. Les petits fours, le plateau, les fleurs, le sachet sur la table.

Elle s'installe dans son fauteuil cabriolet. Remplit les deux verres. L'effluve du rhum épicé gonfle la voile du souvenir. Elle l'avait rencontré une première fois, le long d'une route parsemée de tamariniers. Au guidon de sa Royal Enfield, elle endurait l'apocalypse. Les volcans du ciel déchiraient la terre, abolissaient la lumière, emportaient sous leurs laves visqueuses les rizières. Sonia ne roulait plus, elle plongeait. Le monde n'était qu'une immense piscine. Elle fut emportée par le torrent sauvage, projetée sur les rochers. Les sables tourbillonnant lui arrachèrent des bouts de bras. Ses yeux s'injectèrent de sang. Ses pensées se délitèrent dans le courant. Il l'avait ramassée gisante sur le trottoir. Il avait mis ses mains sur elle. Il l'avait soulevée. Ce jour là, il ne l'a pas prise. Il l'a laissée. Inconsciente dans un dispensaire près de Beramanja, la mousson lava les traces de l'accident, de leur rencontre.

Depuis, elle se dit que chaque seconde est un rendez-vous manqué avec Lui. Mais pas ce soir, ce soir elle ira le chercher, le déranger s'il le faut. Quoi, songeait-il que son cadeau suffirait ? Le compte à rebours cancéreux sous sa cage thoracique qu'il lui avait donné. Il le sait, elle a toujours détesté porter l'heure ! Il a fait exprès de choisir la tumeur dévoreuse de chairs qui lui suce ses forces chaque jour. Elle, qui ne l'a jamais aimé que dans l'instantanéité. Comme ça, maintenant, quand elle a le plus besoin de lui, le spectre la lâche. Elle pêche des dragées blanches dans le sachet sur sa table, et les noie dans ses verres. Il pense peut être qu'elle va finir par se traîner à ses pieds. Le priant de venir tout en redoutant son approche. Elle le connaît très bien, elle connaît ses jeux macabres, les escarres qu'il marque sur la peau, elle n'a pas peur. Elle s'endort. Embarquée sur le vaisseau Hypnotique de Norman Keith Collins, Sonia traverse le Styx, accoste sur une rive, bien décidée à arracher son sourire au spectre qui l'a tant hantée. 

Signaler ce texte