Les amours ruraux

evagreen

Naître à Ajaccio ou y passer une seule journée revient au même, le temps s'oublie ici, il vous oublie.

C'est un souvenir qu'on visite à l'infini, au gré des envies, un tableau qui s'anime, et prend vie, avec la marche.

Car ici on marche, sans but, sans détours, sous le ciel bleu, clair et lumineux.

Rien dans les poches et tout dans les yeux, juste un sac à dos, un cahier de notes et un crayon, les mains serrés, l'esprit ouvert, on entre dans un bus bondé, bourré de vie à en craquer, chauffeur triste et vieille dame accoudée au siège, jeune garçon au casque arc-en-ciel, musique greffée dans les oreilles, chewing-gum sous les sièges et étrange homme dodu aussi transpirant que souriant.

Le monde défile derrière les vitres et il vous dépose, sans savoir où, sans savoir pourquoi, peut-être dans un autre univers, peut-être juste à côté de chez vous, la destination importe peu, seul compte le chemin ici. Il faut gravir l'immense route qui serpente et mène droit à la ville, des échoppes illuminés aux vastes enluminures. On ne sait jamais où vous mène cette ville, on croit le savoir, et bientôt c'est la ville qui vous surprend et vous mène où elle le veut. Des maisons qui se greffent que le maquis qui teinte d'un vert sombre l'horizon, des routes qui s'allongent et sétirent pour rejoindre le ciel, le cri des mouettes, le bruit des pas sur les trottoirs et les pleurs d'un bébé dans une poussette.

Est-ce l'odeur alléchante d'une boulangerie ou cette mignonne fleuriste au chapeau couleur marguerite qui vous emporte ainsi et vous fait voler, loin des fumées, des klaxons et des automobilistes énervés ?

L'air est frais, la marche est sacrée. Nos pas sont les témoins privilégiés de ces vies vécues l'espace d'une rue. Chaque pas est un rituel, une renaissance, une découverte, marcher dans une ville c'est se marier avec elle, pour le meilleur et le pire.

Une jolie fille, des yeux verts qui se marient si bien à la lumière de cet après midi ensoleillé, des cheveux blonds qui sentent le sel et le sable, les vacances et l'amour indiscret, des talons rouges aussi vifs que son vernis , on s'évite pour mieux se regarder, dans votre tête des millions d'idées mais au final juste le temps de respirer que déjà, elle s'est envolée.

Vous vous retournez sans y penser, comme un oiseau tout juste éclos, elle frappe le sol de ses petits pieds et vous vous dites que peut-être, vous vous rencontrerez à nouveau.

En marchant le monde semble s'animer et ce n'est pas vous qui avancez mais ce décor coloré qui vous regarde avancer, à votre droite une longue montée qui vous mènera par delà les grilles de fer et les habitation aux couleurs de pastel baignées de soleil et d'insouciance, une vieille grand-mère ouvre son volet verdâtre rouillé, juste devant vous, ses petits-enfants, courant et criant, se passent un ballon qui atterrit parfois sur les passant.

La mer elle-même semble vouloir rejoindre votre croisière à travers la ville et vous admirez sur le port des hommes, des femmes et des enfants, se faire engloutir par le monstre d'acier, bateau de plusieurs mètres de long flottant naïvement sur une mer turquoise, miroir d'un ciel émaillé de cotons. Les mains dans les poches vous partez avec eux vous aussi ! Et juste le temps d'un regard vous vous joignez à la foule, vous vous joignez aux aventuriers chevronnés, aux amoureux transits, aux familles unies, aux vieillards aigris et au capitaine endurci ! Mais déjà le feu devient vert ! c'est l'heure de gagner l'autre coté de la chaussée ! Qui sait quelle vie se trouve de l'autre côté ?

Des magasins de vêtements aux prix exorbitants, un jeune barbu coiffé d'un béret qui salue de l'autre côté ce « Bon vieux Marcel qui n'a décidément pas changé ! » sa femme qui le regarde, consterné par tant de formalités, et le garçon de café, pressé d'apporter à cette ancienne diva masquée derrière une blondeur passée et des lunettes teintées, un café aussi serré que la cravate de cet homme d'affaire empoté, se dandinant sur la chaussée et parlant fort au téléphone, son haleine sentant l'oignon et le tabac froid. Des cinémas ça et là, des films vieillots aux dernières nouveautés, des course poursuite déjantées et des drames romancés, mais toujours présents et bruyants, des cafés, peuplés et gorgés de vie, globules rouges d'une vie oxygénée par ses voitures, ses piétons, ses magasins et ses boutiques de parfum. Parfois le temps s'arrête, lorsque vous vous attablez et commandez un chocolat pour regarder , stupéfait, l'univers se concentrer autour de la nouvelle patinoire, entre les parents inquiets et les enfants maladroits, les passants moqueurs, les enfants ronchon. Les lampadaires semblent briller plus forts que jamais et vous attendez sagement que cette serveuse aux yeux noisette vous arrache de vos rêves avec son parfum de fraise et sa peau de braise. Vous la regardez servir d'autres clients comme un amant jaloux et admirez ce vieux couple aux manières exagérées. Elle sort une cigarette d'un sac vernis et recoiffe ses longs cheveux orangés alors que son mari, cigarette et café, admire au loin le soleil les embrasser, ainsi que les fesses de cette grande blonde, sous le regard amusé, puis bientôt frustré de sa tendre compagne, trop occupée à gronder son petit-fils, curieux de goûter aux joies d'une patinoire glacée.

Quelque chose d'irréel flote sous ce ciel, ou peut-être est-ce ce ciel lui-même, d'un bleu virtuel, extra-terrestre, droit sorti d'une brochure publicitaire, qui est irréel. Le temps se dilate et se concentre en un point microsocpique, niché au creux de votre main, et le souffle de la ville ralentit, le ville entière se fige, les nuages s'enracinent dans le ciel, les passants se cristallisent.Juste un lumineux silence d'hiver. Un rayon de soleil vous éblouit, juste assez pour vous réveiler.

Les passants reprennent leur course, un chein aboie, une cuillère tinte dans une tassé à café et vous, qui sursautez. Vous balancez négligemment quelques pièces de monnaie sur une soucoupe en fer et vous frayez un chemin à travers les groupes d'adolescent survoltés et les trottinettes juvéniles qui manquent vous rouler sur le pied. Cette place est le cœur d'une cité bercée par l'histoire et les jeux d'enfants, les contes de grand-père et les balades amoureuses. Dans la rue se dandine un couple d'amoureux, il porte un chapeau et se plaint de l'indécision de sa bien-aimée au pantalon à carreaux et aux bottines compensées, ils se tiennent la main, un chien aboie, un scooter essaye de passer, un type gueule qu'il supporte pas les sorbets, et ils s'aiment, comme des fous, sous les palmiers et l'odeur des poubelles qui s'est invitée.

Le ciel se met alors à chavirer, du bleu au mauve, puis du mauve à l'orangé, puis de l'orangé à l'encre, puis bientôt la nuit tombée, et son ciel, d'un violet glacé. Ajaccio s'endort dans une syncope colorée. Juste le temps de saluer de bons amis à la terrasse des cafés et de sentir encore l'odeur du pain chaud, qu'on se voit bien dévorer en craquant sa fine croûte sous ses doigts, puis d'être ébloui par les derniers rayons de soleil de la journée, puis par le sourire diamant de cette déesse qui vous sourit aussi, vous lui prêtez un mariage et des enfants sages, une histoire sauvage et un amour barge... avant d'être bousculé par ce jeune homme un peu pressé, il devait attraper le dernier bus, votre bus justement !

Vous rentrez chez vous, les poches vides, la tête pleine, encore enivré par la liqueur des amours ruraux, encore ébloui par le soleil d'hiver d'Ajaccio.


  • J'aime vraiment votre style d'écriture : la description, la narration parfumée par les métaphores. . .C'est agréable à lire !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Mains colombe 150

    psycose

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