Les aurores clandestines
Sara Sonhor
Coeurs solaires magnétisés par la douceur du climat. Flots rayonnants aux mouvements épistolaires. Valse hypnotique des corps sous la lumière. Aujourd’hui, la jouissance n’est plus un combat.
On se bouscule aux portes des bassins fleuris où des hommes et des femmes plongés dans l’ivresse de leur béatitude, se prélassent en riant dans l’herbe rase et fraiche du Jardin des amants.
Dehors, des hordes de passants s’entassent contre les parois de l’impénétrable promesse alors que le visage dur et furieux d’une vaste solitude, se dessine à l’ombre du désenchantement :
- Au nom de quoi le plaisir devrait s’arrêter aux portes de ces grilles ? S’élève une voix frustrée au milieu de l’emportement général. Et de reprendre :
- A partir d’aujourd’hui l’opulence aura un lieu et ce sera celui-ci ! Mesdames, messieurs veuillez rejoindre les trottoirs de l’orgie…
La foule aigrie s’exécuta tant et si bien que les trottoirs de la ville furent bientôt le rendez-vous de tous les excès. Dans une spontanéité désarmante, chacun entreprit de copuler avec les voisins que le sort leur avait désigné et les premières réjouissances laissèrent vite place à une frustration plus grande encore que celle contre laquelle tous avaient voulu se libérer. Les peaux écorchées et bleuies par l’hostilité de l’asphalte, s’étaient révélées à la lumière des réverbères, accompagnées de quelques cris mêlant parfois l’horreur et le plaisir. Des femmes que l’ambiance avait rendu versatiles, tentaient péniblement de se frayer un chemin vers la sortie tandis que d’autres, définitivement séduits par l’animalité sans borne de ces échanges, les cantonnaient à la fraicheur initiale de leurs engagements. Epuisée par autant de désillusions, une large majorité s’était retranchée dans son coin et il ne restait guerre que le sang, le silence et les larmes pour témoigner de la grande abjection. Puis, alors que chacun s’efforçait de panser les plaies de ces bassesses, une jeune femme aux charmes simples et renversants, d’une voix qui laissait deviner les profondeurs et les délices, s’écria calmement :
- Ce qu’on raconte sur l’Art est vrai. A force de transformer les choses pour que le rêve existe, quelque chose de ce monde apparaît. Et c’est à si méprendre de beauté parce que dans cette vie là, tout ce que vous désirez survit.
Sur ces mots, la jeune femme choisit trois personnes parmi une foule regonflée d’espoir et de passion. Elle les conduit sans attendre sur les pelouses convoitées du jardin des amants pendant que derrière eux s’étendait la promesse avérée d’être très vite initiés aux secrets qui mènent à la pratique voluptueuse des plaisirs partagés.
Mais filant tout droit de l’Enfer au Paradis nos trois ignorants, avait jugé bon de se jeter avec l’appétit qui sied aux plus frustrés sur les corps allongés quand d’un geste simple et renversant, la jeune femme les arrêta net dans leur lancée :
- Je ne vous aie pas fait venir ici, pour mesurer l’étendue de votre aigreur et de votre frustration. Depuis la création des trottoirs de l’orgie, nos plaisirs quotidiens se sont multipliés au profit d’une jouissance infinie. Nous savons maintenant combien vos désillusions, vos prières et vos larmes participent aux attributs de ce jardin comme le soleil a besoin de la nuit pour se lever. Et puisque votre présence parmi nous entretient la persévérance de vos amis, à compter de ce jour, nous vous faisons prisonniers !
Devant cette déclaration sans appel, les trois intéressés aux visages couverts de désespoir balbutièrent quelques protestations de formes avant de disparaître presque instantanément sous une trappe manifestement destinée à cet effet.
Depuis, on raconte que les requêtes et les plaintes des apprentis bondieusards auraient résonné si loin qu’une partie des trottoirs de l’Orgie se serait déjà converti à la pratique des longs plaisirs plongeant ainsi naturellement dans l’ombre et la perplexité, une partie du jardin des amants.