LES BOÎTES
nyckie-alause
Il était posé là, comme abandonné, jaune d'or avec les angles orange et sur une de ses facettes quelque chose d'écrit, en noir, je savais que ce devait être son nom mais je ne savais pas encore lire.
— Il est pour toi, me dit-elle.
C'était une sorte de cylindre, un tronçon, inutilisable dans l'état neuf où il se trouvait.
— Donne le moi, dit-elle encore en saisissant le taille-crayon, gris, métallique, strié, à deux lames, à deux trous.
Du mouvement de sa main tournant le crayon naissait un bruit légèrement grinçant et feutré à la fois, et un copeau frisottant de bois clair bordé d'un croquet orange et rouge du plus bel effet se déroulait, de plus en plus large, avec une odeur de forêt. Quand la lame attaquait l'âme de graphite du crayon à papier, le mouvement de la main de ma mère ralentissait, devenait précautionneux alors que tombaient sur la soucoupe ces baguettes de poussière grise et brillante.
Elle me tendait alors le crayon que je saisissais prudemment. Elle allait dire « Fais attention, il est très pointu ! Cela peut être dangereux ! ». Elle le disait chaque fois qu'elle taillait ou affûtait un crayon à papier pour moi, elle me le répétait.
Elle me le dit.
Je pouvais commencer à écrire.
J'avais un cahier à grosses lignes avec une marge rouge et les deux premières lignes présentaient dans cette marge un modèle suivi d'un point. J'en revois très bien le graphisme, une cerise avec une petite queue à droite et cette canne à l'envers, barrée d'un trait.
— Essaie, me dit-elle, et applique-toi. Tu pourras ensuite faire un dessin.
Et moi, obéissante, avec application et fierté d'avoir ce crayon neuf, je commençais l'exercice, la ligne de ‘o', la ligne de ‘t'. Si j'avais su lire j'aurais écrit TOTO. Et je traçais sur la troisième ligne, au hasard, les lettres que je connaissais déjà.
— Bravo, me félicitait-elle, tu peux prendre les couleurs.
Sur le côté gauche du secrétaire se trouvaient deux boîtes identiques et je ne savais jamais laquelle prendre. L'une contenait : des stylos aux corps transparents, un quatre-couleurs, des trombones, une gomme biseautée rose et bleu striée d'une ligne blanche, un gros crayon dont la mine était bleue à une extrémité et rouge de l'autre côté, quelques bracelets élastiques, un petit dérouleur de scotch — du ruban adhésif me reprenait-elle à chaque fois —, un critérium gris en aluminium, une boîte de plumes Sergent-Major, un porte-plume noir et un autre orange, bordé d'une bague chromée, avec leur plume retournée, des punaises dorées, un compas sans sa vis et le fameux taille-crayon à deux trous. Cette boîte-là était celle que je préférais. Il m'était, à l'époque dont je parle, encore interdit d'utiliser les objets qu'elle contenait, ce qui me la rendait beaucoup plus séduisante.
La seconde boîte était emplie de crayons de couleur de toutes sortes, peut-être mille couleurs. Je ne savais pas lire et je comptais jusqu'à vingt, mais il y en avait beaucoup plus. Certains étaient devenus, à l'usage, de tout petits bouts de crayons qui ne dépassaient pas ma main. Leur mine était arrondie et douce, et ils ne seraient plus jamais appointés. D'autres n'avaient plus de pointe et j'en ferai un petit tas sur la droite. Ensuite je les classerai par couleur, rouge, vert, jaune, bleu, et les couleurs intermédiaires en moindre nombre.
Quelques fois, je les classais par taille, séparant toujours ceux qui avaient besoin de passer par les cônes du taille-crayon.
Je regardais les boîtes et il fallait que je me décide à en saisir une.
C'étaient des boîtes de cigares en bois fauve, recouvertes d'une immense étiquette colorée montrant une île en arrière-plan, un perroquet, une belle femme en robe rouge accompagnée d'un homme tenant un cigare duquel s'échappent des volutes de fumée bleutée qui remplissent peu à peu le haut de l'image.
J'aimerais bien tomber sur la première, celle dans laquelle je ne peux rien toucher, pour l'instant, mais qui me donne envie d'être plus grande, l'an prochain d'aller à l'école élémentaire, de savoir lire, de compter jusqu'à mille… Si je la prends en premier, je double mon plaisir. Je l'ouvre, je la referme, l'ouvre à nouveau et me délecte de son odeur suave. Puis je la repose et ouvre la seconde. J'enfonce ma main dans les crayons qui roulent les uns sur les autres en faisant comme un bruit mouillé d'escargots. L'odeur de la boîte à couleurs est plus acide, un peu résineuse, et sur le coin il y a une petite marque d'encre violette que je fais semblant de ne pas remarquer.
Quand j'ai enfin choisi la boîte, trié les couleurs, je reprends mon crayon neuf et dessine l'arbre et le chat que je vais colorier plus tard.
Aujourd'hui, une des boîte est toujours là, oubliée dans ma bibliothèque, posée sur ce vieux livre rouge aux coins usés, aux pages mollies d'avoir été souvent lu, mais est-ce la boîte des objets interdits ou celle des couleurs ? Et cette ombre, n'est-ce pas une vieille trace d'encre violette ?
Elle contient quelques photos sans grand intérêt, cinq trombones oxydés et un bout de crayon jaune et orange, appointé aux deux extrémités. Il en reste tellement peu que la marque a presque totalement disparue. Noir, il ne reste qu'un ‘S'.
Souvenir, souvenirs...j'aime beaucoup la description de la l’affutage du crayon.
· Il y a presque 11 ans ·Croquet !! une éternité que je n'avais pas vu ni entendu ce mot. Mon adolescence, les cours de couture au lycée ! Souvenirs...
merci
lyselotte
Souvenirs souvenirs... tous dans les boîtes du coeur. beau texte, kiss
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri