Les bonnes manières ne s'achètent pas

ttr-telling

- "Désolé Don', la règle c'est la règle. Famille Davis ou pas, t'as plus rien dans les poches, alors c'est fin de partie." Une femme assez grande et forte pour être forgeronne battait des cartes avec une dextérité impressionnante.

Elle avait une coupe de cheveux peu commune : la partie gauche de sa tête était parfaitement rasée jusqu'au début du haut du crâne, laissant une masse flamboyante retomber sur le coté droit, dont une mèche cachait en partie son œil du même côté. Un tatouage représentant des motifs géométriques complexes encerclait son oreille et s'étendait sur la partie rasée de son cuir chevelu. Elle arborait trois anneaux fins ,qui semblaient être en argent, plantés dans le cartilage de son oreille découverte. Une cicatrice barrait une partie de son front et venait couper net un sourcil fin, qui surplombait un œil canaille dont l'iris verte était magnifiée par un fard léger de la même couleur, appliqué sur la paupière.

- "Allez Sam... tu me connais... tu sais que je pourrai te rembourser demain... hic!" Protesta d'un air vaseux un jeune homme que la boisson et la fumée avaient rendu ébrieux.

Il avait cet air pédant des dandys qui n'ont jamais connu ne serait-ce qu'un jour de galère. Les seules difficultés qu'ils ont pu rencontrer un jour ont été de devoir retenir quel couvert utiliser en premier lors des diners mondains, ou comment positionner ses mains pour jouer du piano. Celui-ci affichait une chevelure blonde, taillée à la dernière mode : une longue et unique tresse qui partait du front jusqu'à la nuque, le reste étant coupé court. Il avait deux yeux de fouines qu'il peinait à maintenir parfaitement ouverts à cause de ses consommations, un petit nez porcin, et une lèvre inférieur étrangement bombée. Il devait avoir une petite vingtaine d'années, affichant un regard hautain et des vêtements hors de prix.

La dénommée Sam rassembla prestement les cartes après son battage expert, avant de les poser en un seul paquet devant elle. Elle pris ensuite appuis sur ses coudes, posant son menton sur ses mains jointes. Elle fixa l'importun d'un regard appuyé et assuré.

- "Pas d'exception. Rentre chez toi."

Donovan se leva un peu maladroitement, levant un doigt se voulant menaçant.

- "Pour qui tu t'prends tout à coup? Tu m'donnes des ordres maint'nant? Je suis Donovan Davis ! Fils des Marchands Davis ! Je pourrais acheter cette porcherie et toi avec si j'voulais !" S'énerva le dandy embrumé en postillonnant.

La femme aux cartes ne bougea pas d'un pouce, continuant de fixer le trouble-fête sans un mot. Le brouhaha ambiant s'estompait, alors que les autres joueurs des tables autour observaient la scène, interpellés par le caprice de Donovan.

Un homme au regard dur, portant un chapeau melon noir feutré et un veston bien coupé, s'approcha vivement du jeune marchand afin de le ramener à la raison.

- "Venez jeune maître, je pense que vous vous êtes suffisamment distrait pour ce soir, il serait bon de rentrer. Une nouvelle esclandre ne serait pas bon pour l'image de vos parents..." L'homme avait remarqué les deux cogneurs de l'établissement qui s'étaient furtivement rapprochés de la table, prêts à "raccompagner" prestement le client contrarié, et s'était empressé de les indiquer du regard à Donovan, qui ne semblait pas vouloir l'écouter.

- "C'est MOI qui déciderai quand je me serai suffisamment distrait ! Donne moi donc une liasse, mes parents te rembourseront en rentrant." Feula-t-il sur son gardien.

- "Maître, sauf votre respect, vous n'avez pas plus de pouvoir que moi ici, et si Dame Lorys nous congédie, alors il est préférable de se retirer. Je ne souhaite pas devoir expliquer à vos parents pourquoi vos vêtements auront été souillés et votre personne abimée." Il avait pris un ton plus ferme, et clairement pointé les deux cogneurs qui avaient maintenant empoigné leur matraque.

Alors que Donovan les remarqua enfin, il pesta comme un enfant boudeur, avant de se diriger d'un air contrit vers la sortie. Il fut rapidement suivi de l'homme au chapeau melon, après avoir fait une courtoise révérence à l'attention de la femme aux cartes, qui lui renvoya ses respects d'un simple signe de tête.

Lui-même fut suivi par un homme fait, qui pris congé de sa table en présentant ses hommages aux joueurs qu'il quittait avec un sourire aimable. Il se coiffa d'un bonnet à pompon bleu marine avant de sortir dans la tiédeur nocturne.


Cela faisait maintenant une quinzaine de minutes qu'il suivait le jeune marchand et ce qui semblait être son garde du corps. Ils étaient plus lent que ce qu'il espérait, et prenaient le chemin auquel il s'attendait. Le gamin qu'il avait envoyé une petite heure plus tôt devait déjà avoir délivré son message depuis un moment. Le Capitaine devait déjà les attendre.

Alors qu'ils sortaient d'une ruelle donnant sur la Place de la Fontaine, Donovan entendit un sifflement court mais puissant, venant de la fontaine qui occupait le centre de la petite place. Elle était pratiquement déserte à cette heure ci, hormis deux ivrognes qui ronflaient déjà, une bouteille encore à la main, sous les arches à l'opposé d'eux.

Une silhouette sorti de l'ombre de la fontaine, venant se planter sur le trajet du marchand. Elle avait un port droit et altier, la main droite nonchalamment posée sur la garde d'une rapière, et la main gauche sur ce qui semblait être une canne. Son visage était caché par l'ombre que projetait un magnifique chapeau orné d'une longue plume. Il était couvert d'un long manteau déboutonné, que le vent faisait doucement onduler.

- "T'es qui toi?" Beugla le jeune marchand, qui s'était arrêté à une dizaine de mètres de la silhouette. Son gardien, qui n'avait pas sa perception troublée par la boisson ni la fumée, se doutait que quelque chose se tramait. Il se mis en tension, la main près de la garde de sa propre lame.

- "Qui je suis importe peu. Peux-tu seulement me confirmer que tu es bien Donovan Davis?" L'homme au long manteau avait une diction parfaite, un rythme verbal suffisamment lent pour instinctivement imposer le respect, et une intonation qui faisait penser à un loup grondant.

- "Ouais c'est  moi. Mais si tu veux qu'on fasse affaire, sache que t'es pas l'premier sur la liste d'attente, et que j'prête pas d'argent sans garanties. Et encore moins aux inconnus qui ont pas l'cran de s'présenter !" Il cracha par terre d'un air dédaigneux, avant de renifler et de s'essuyer d'un revers de manche dans un geste peu élégant.

- "Tu peux m'appeler Capitaine." Il se mis alors à marcher doucement en direction de Donovan, alors que ce dernier éclata de rire.

- "Capitaine? Rien que ça? Retourne donc dans ton rafiot, le matelot. J'ai pas qu'ça à foutre." Il n'avait aucune idée de qui pouvait bien se trouver face à lui, de toute façon persuadé que sa richesse lui donnait une immunité parfaite.

Son gardien n'était cependant pas aussi naïf, et il lui intima de reculer alors qu'il se mettait entre son maître et le Capitaine, dégainant sa rapière.

- "Je ne sais pas pour quelle raison vous vous présentez à nous, Capitaine, mais je vous demanderai de bien vouloir continuer votre route. Je prendrai tout nouveau pas dans notre direction pour une volonté d'agression, et réagirai en conséquence. Je ne me répéterai pas." Tous ses muscles étaient contractés. Il s'était entrainé dur pour ce genre de moments, mais il devait reconnaître que les occasions de mise en pratique de ses compétences en situation réelle étaient plus que rares, et son cœur battait déjà à un rythme effréné.

- "Vous semblez être quelqu'un de raisonnable, monsieur. Je vous prierai donc de vous écarter et de me laisser régler le différent que j'ai avec ce jeune coq. Cela me peinerai de devoir brusquer une personne qui, selon toute vraisemblance, est digne de respect. Contrairement à la personne que vous espérez protéger." Le Capitaine s'était arrêté au moment où l'homme de main du marchand avait dégainé sa rapière. Il ne semblait pourtant pas être le moins du monde inquiété par les menaces de ce dernier. "Au cas où vous ne seriez pas au courant, ce dont je doute, votre compagnon s'est abaissé à molester, et, ce faisant, à marquer, une femme dont je souhaitais louer les services."

L'homme au chapeau melon serra les dents. Il avait déjà dû ramper devant la matrone du Rouge Vif, pour excuser le comportement de l'idiot dont il avait la charge sans que ce dernier ne se fasse rosser par les cogneurs de l'établissement - non sans y laisser un dédommagement pécunier conséquent. Et il se retrouvait maintenant sur le point d'en découdre physiquement avec un inconnu qui semblait manifestement sûr de ses compétences martiales.

Donovan le poussa négligemment pour se remettre au devant de la scène, à seulement quelques pas du Capitaine.

- "Eh ! Le jeune coq t'emmerde, sale chien errant ! J'ai d'jà été bien gentil avec c'te catin parc'qu'elle travaille au Rouge Vif, j'sais même pas comment une babiole pareille a pu s'faire une place là-b..." Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un sifflement survint, suivi d'un craquement sonore qui accompagna l'impact de la canne du Capitaine sur la mâchoire du fils marchand, avant qu'il ne hurle de douleur.

Le garde du corps n'eut pas le temps de faire le moindre mouvement, et lorsqu'il prit conscience de la situation, un homme portant un bonnet apparu derrière lui, l'immobilisant efficacement à l'aide d'une douloureuse clé de bras, après l'avoir mis à genou d'un coup de pied à l'arrière de la jambe.

- "Désolé l'ami, c'est une affaire entre le Capitaine et le jeune Davis. Si tu restes tranquille tu pourras ramener ce qu'il reste de ton mioche à tes maîtres. Dans le cas contraire, j'hésiterai pas à te péter les bras et les jambes. Je ne me répéterai pas." L'homme au bonnet avait une prise bien trop ferme et experte pour qu'il espère faire quoi que ce soit. Il savait qu'il allait devoir regarder son jeune maître se faire rosser sans pouvoir bouger.

Il tenta alors désespérément de trouver une alternative.

- "Je vous en prie ! On peut surement trouver un accord ! Vous semblez être tout à fait raisonnables ! Vous savez que la famille Davis a une fortune colossale ! je vous promet une belle somme si cette histoire s'arrête là!" Le peu d'assurance qu'il avait réussi à mettre dans sa voix plus tôt s'était envolée. La panique lui serrait les cordes vocales, rendant son ton anormalement aigu.

- "Les bonnes manières ne s'achètent pas. Elles s'apprennent." Fit le Capitaine d'une voix implacable.

- " F'il vous flait ! arrêtez ! fitié !" Donovan était ramassé par terre, les mains tremblantes devant le visage, implorant piteusement le Capitaine.

Un nouveau sifflement fusa dans l'air cristallin. Un nouveau craquement. Un nouveau hurlement. Donovan était plié en deux, la mâchoire déjà brisée,  et les doigts maintenant réduits en miettes.

- "Les créatures comme toi ne devraient même pas avoir le droit de vivre. Tu n'es qu'un vulgaire cloporte. Un déchet." Le Capitaine parlait d'une voix grondante, basse, et pourtant suffisamment tonnante pour être entendue par dessus les gémissements de Donovan. Il le retourna d'un coup de pied dans les côtes, avant de le regarder gigoter piteusement, étendu sur le dos.

- "Tu penses être un homme. Tu penses avoir de l'importance. Tu penses avoir de l'influence. Tout ce que tu as, c'est du métal que tu soutires à tes parents, tel un parasite." Il le toisa, une flamme glaciale dans le regard. Il posa sa semelle sur l'entre-jambe de sa victime. "La prochaine fois que tu penseras à abuser de la vulnérabilité d'une femme par simple caprice, souviens toi de moi." Il appuya doucement sur sa botte, lentement. Donovan se répandait en suppliques, pleurant, morvant, et se pissant dessus comme un nourrisson, avant de vomir un ultime hurlement alors que la botte du Capitaine réduisait en bouillie le symbole de sa virilité.

Le garde du corps avait fermé les yeux, les dents serrées. Il savait qu'il allait certainement payer très cher l'état du rejeton des Davis. La peur le paralysait, la honte le dévorait, et la culpabilité l'assommait.

Le Capitaine se détourna de Donovan qui avait perdu connaissance sous l'effet de la douleur. Il se rapprocha du garde du corps avant de s'accroupir près de lui, tout en restant suffisamment haut pour le toiser.

- "Comment tu t'appelles?"

Le garde du corps mis quelques secondes à répondre, hébété par la situation.

- "Sheperd, monsieur. Flint Sheperd." Finit-il par lâcher.

Le Capitaine resta silencieux quelques instants, scrutant l'homme qu'il avait devant lui.

- "Eh bien, Flint. Tu ne sembles pas être un homme de terrain très efficace, mais peut-être suffisamment instruit pour mériter un semblant d'intérêt. J'ai dans l'idée que tu es à présent dans une bien délicate position. Si jamais tu penses avoir des compétences utiles pour moi à faire valoir, retranches toi au Rouge Vif. Peut-être y passerais-je la semaine prochaine. Et peut-être aurais-je une place à te proposer dans mon équipage."

Il se redressa ensuite, avant de disparaitre dans les ombres d'une ruelle où même la lune était impuissante, rapidement rejoint par l'homme au bonnet, qui avait lâché sa prise sur le pauvre Flint.




TTR.




  • Je reste pantois et disons-le, je suis jaloux, tes textes sont de vrais bijoux littéraires, as-tu des romans à proposer aux éditeurs?
    Les portraits sont excellents et aussi les scènes d'action.
    Je ne suis pas un critique, loin de là, mais j'ai lu des tonnes de romans ce qui me donne peut-être le droit d'oser ces compliments.

    · Il y a 12 mois ·
    Lwlavatar

    Christophe Hulé

    • Merci beaucouuup ! Non je n'ai rien pour le moment, je ne fais que des écrits sous forme de petites nouvelles (tous mes textes sont sur ce site, je n'ai rien d'autre). Mais peut-etre qu'un jour j'aurai assez de matière pour proposer ma version de Peter Pan :)

      · Il y a 12 mois ·
      Tree paper

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