Perforation

salander

PERFORATION

Une longue nuit d’Halloween, sèche et piquée de glaçons, étouffe la ville. On se croirait en hiver. Les véhicules roulent au pas sur la chaussée verglacée et enneigée, on se hâte dans les couloirs du métro, les réverbères donnent aux ombres des allures d’anamorphoses gothiques et le vent crie dans les arbres.

20 heures. Le Supermarché ferme ses portes. Sarah enfile son manteau, ses gants, enfonce son bonnet sur ses oreilles. Un salut à ses collègues, un « Au revoir monsieur » à son chef.

- Je peux te raccompagner, si tu veux, propose Lucie tandis qu’elle boucle la caisse du rayon fleurs. Avec ce froid…

- Pas la peine, merci.

Sarah n’habite pas loin, et puis Lucie roule déjà tellement mal par beau temps… À peine dehors, le froid lui claque au visage. Des ombres se faufilent entre les maisons, un groupe d’enfants masqués jouent à se faire peur, un chat miaule sur un balcon. Changée en statue de glace… Lucie pense à tous les sans-abri, les laissés-pour-compte obligés de dormir dehors. Combien de cadavres gelés par ces températures polaires ? Comment remédier à ce problème ? Le monde politique s’en fiche, pense-t-elle en accélérant le pas. Ses semelles glissent sur le trottoir.

Aveuglée par les phares des voitures, Sarah bifurque dans la mauvaise rue. Elle s’en rend compte, hésite à revenir sur ses pas, préfère contourner le pâté de maisons plutôt que de rejoindre l’artère principale. Trop de trafic, de bruit. Elle emprunte une ruelle piétonne qui débouche sur l’arrière de son immeuble.

Un bruit. Son cœur saute dans sa poitrine, elle s’arrête, scrute les ténèbres. Une ombre. Court sur pattes, queue tordue. Un chien qui renifle les conteneurs à poubelles. Sarah soupire. Elle tremble un peu, comme les vieilles dames au salon de thé du supermarché. L’animal disparaît, puis une main s’abat sur la bouche de Sarah. Un bras la ceinture. Elle suffoque, crie en elle-même, se crispe et se débat tandis que les façades et la nuit se confondent autour d’elle en un seul tourbillon.

Plaquée au sol, derrière les conteneurs. Une lame froide sous la gorge. Son corps est en bois, son esprit vacille. Impossible de lutter. Trop de vent contraire, pas assez de forces pour repousser l’assaillant au masque grimaçant (une réplique de Scream) qui lui soulève son manteau, froisse sa jupe, déchire la culotte. Son sabre la transperce, se loge en elle. Sarah aimerait être ailleurs. Très loin. Où soleil et chaleur vous réconfortent.

L’air froid sèche les larmes que ses yeux dégorgent à gros bouillon. Immobile, elle attend. La pointe du couteau lui pique la peau, elle imagine l’artère sectionnée, le sang qui gicle. Perforée. Sa vie qui coule en larges flaques sur le béton désarmé. Le poids de l’homme l’étouffe, elle grogne faiblement entre ses lèvres serrées. Les mauvais moments ne durent qu’un temps, disait sa grand-mère. Il suffit de meubler l’attente.

Quand l’homme se redresse, Sarah pense que sa grand-mère avait raison. L’ombre de son agresseur vacille. Il va la tuer, bien sûr. Les mortes ne parlent pas. Soudain, la peur est là qui s’entortille dans le creux de ses reins et grandit, déborde, l’éclabousse. Une odeur de pisse et de foutre se dilue dans l’air. Sarah ne veut pas mourir. Elle est trop sale, puante, si on la retrouve égorgée dans cette ruelle on la prendra pour une clocharde, on dira qu’elle l’a bien cherché, que la ville n’est pas faite pour les femmes seules la nuit.

Des pas qui s’éloignent. L’ombre a disparu. Sarah se redresse sur ses coudes. Son corps entier lui fait mal, elle grelotte, s’étrangle en respirant. Son entrecuisse la brûle. Si elle le pouvait, elle se jetterait dans une des poubelles et disparaîtrait. Incinérée avec les ordures. Elle ne vaut pas mieux. Pourtant elle se relève et titube vers son immeuble, comme une ivrogne. Le corps exsangue. L’âme en lambeaux.

* * * * * *

H aime l’hiver. La ville tapissée d’ouate, capitonnée, noyée dans les ténèbres des nuits qui s’étirent. Le froid qui ravive les chairs. H aime le camouflage des parkas épaisses et des écharpes qui remontent jusqu’au nez. On devine les gens, on les imagine. On les sent. L’homme se fait prédateur. Ce soir, c’est encore mieux. 31 octobre. Halloween. Les visages ne sont que des masques, les veines palpitent et le malheur glisse entre les maisons tel un rat fureteur.

H arpente les trottoirs verglacés. Le col de son manteau relevé, les mains dans les poches. Les semelles de ses chaussures crissent sur la neige dure. Il a terminé sa journée de travail et profite de ce décor hivernal avant de regagner son T3 mal insonorisé. La ville s’embourbe, le trafic se fige. Des enfants quémandent des bonbons à l’entrée d’une maison. Au creux des citrouilles brûlent des flammes orange.

C’est toujours le même scénario. H mène sa vie de citoyen anonyme puis le mal tout à coup lui tord l’estomac et tourmente son âme. Lorsque cela survient – et c’est le cas, ce soir –, H ne lutte pas. Il en est incapable. Son esprit se brouille, l’espace d’un instant il tente de refouler ses atroces pensées puis son corps lui échappe et agit.

La femme, il l’aperçoit à l’angle d’une rue. Elle disparaît dans l’ombre, silhouette furtive, proie innocente. H lui emboîte le pas. Confusion et agitation se mélangent dans son esprit. Il tâte l’objet au fond de sa poche – un couteau dont il devrait se débarrasser. Mais il sait que cela ne changerait rien. Son corps se chargerait de menacer sa victime avec autre chose.

De sa seconde poche, il tire un masque d’Halloween inspiré du film Scream. Un cadeau de son filleul. « Tu flanqueras la trouille à tout le quartier, ça va être ouf », lui a-t-il dit. H n’est pas dans son quartier. Il attend quelques secondes, le souffle court. Un bruit. La femme sursaute. H se fige. Un chien. La femme porte une main à sa poitrine, soupire, alors H la saisit par derrière, un bras autour de sa taille, l’autre sous sa gorge qu’il pique de la pointe de son couteau.

Pouvoir et jouissance. La femme est à sa merci, il bande et sa queue pointe bientôt par la braguette. Une odeur de terreur se répand dans l’air. Résignée, trop vite peut-être, la femme glisse au sol et H se sent puissant, une puissance indestructible dont il se gave seconde après seconde tandis que ses mains cherchent sous le manteau, retroussent la jupe, déchirent la culotte.

H perfore sa proie. Rien ne peut l’arrêter. Il n’est plus un enfant réduit à l’impuissance face aux adultes, il n’est plus cette chose faible qu’il détestait, cet être sans force gonflé de colère que la vie a malmené. Il s’enfonce dans cette femme et l’effroi qu’il provoque chez elle – il le sent bien, même si elle se résigne à souffrir, son âme doit paniquer et se tordre de douleur – lui donne des frissons.

H fait mal.

H aime ça.

Vidé de son foutre, H se relève. Il est en sueur, les muscles de son dos l’élancent. Le mal se retire de son corps comme s’il était percé, mais le trou est petit et le mal s’échappe lentement. H se dit qu’il devrait égorger la femme. Une morte ne reconnaît pas son agresseur. Mais comme le mal se retire inexorablement de son corps, il ne sait plus très bien ce qu’il fait dans cette ruelle, un couteau à la main, son sexe ramolli pointant par sa braguette ouverte. H, en tant que H, ne peut pas tuer la femme parce qu’il ne le veut pas. La peur trouble ses gestes. L’étrange impression d’être observé le pousse à fuir. Il remonte sa braguette, range son couteau, disparaît dans cette froide nuit d’Halloween.

* * * * * *

Georges est un petit homme discret. Marié à une belle femme un peu sur le retour, sans enfant, il mène une petite vie dans une petite maison et travaille au sein d’une grande entreprise pour un salaire qui lui garantit une vie confortable. Entre ses heures de bureau et ses voyages professionnels, il part en vacances au bord de la mer et passe la plupart de ses week-ends chez lui, en compagnie de son épouse.

Ce train-train le rassure. Il se sent bien, sa vie ronronne et il ne voudrait sous aucun prétexte en modifier les paramètres.

Ses collègues ont organisé un apéro d’Halloween. Citrouilles illuminées, cocktails servis dans des crânes, sacs de bonbons destinés à la progéniture des employés. Comme Georges ne boit quasiment pas d’alcool – le vin lui donne des vertiges et la bière des aigreurs –, il s’est rabattu sur l’eau plate en grignotant des biscuits salés. Il a téléphoné à sa femme pour l’avertir d’un léger retard. Directrice d’un institut de beauté, elle rentre toujours après lui mais, ce soir-là, elle risquait bien de le devancer et de s’inquiéter. « Pas de soucis, chéri, je t’attends pour 20 heures. »

Or, lorsque Georges quitte son travail, ce 31 octobre, le trafic urbain est en partie paralysé. Verglas, neige. Le souffle glacial de l’hiver est en avance, cette année, songe-t-il en renonçant à attendre le bus. Il s’élance à l’assaut des trottoirs. Prudence et observation sont les deux clés de voûte de son existence, qu’en ce soir d’Halloween il fait jouer dans la serrure de sa raison.

Incapable de marcher vite à cause de l’état du sol, il trottine, dérape et tempête contre les éléments. Un vent glacial lui balaie les bronches. Il enfonce davantage son bonnet sur sa tête, réajuste son écharpe, envoie un texto à son épouse pour lui annoncer du retard sur son retard.

Aveuglé par les larmes que le froid provoque, Georges hésite. Quelle rue ? Le métro est-il bondé ? Les taxis roulent-ils ? Rien ne semble fonctionner, si bien qu’il choisit d’emprunter d’étroites ruelles abritées de la tourmente. Il n’a jamais vécu ailleurs que dans cette ville. Ainsi connaît-il la moindre impasse, les raccourcis ou les rues à ne pas fréquenter. Au détour d’un pâté de maison, il croit entendre des sons étouffés. Encore des enfants qui jouent à effrayer les passants, pense-t-il en maudissant ces fêtes créées de toutes pièces par la société américaine.

Mais aux sons étouffés s’ajoute soudain une scène. Quelque chose bouge au sol, à proximité de conteneurs à poubelles. On dirait deux corps. Serait-ce possible ? Georges s’arrête, retient sa respiration. Son cœur chavire dans ses tempes. Un léger tremblement agite ses jambes. Il a peur de tomber dans un traquenard, de déranger des cambrioleurs, de… Grâce à la faible lueur provenant d’une fenêtre, au cinquième étage d’un bâtiment, qui pourfend les ombres, Georges distingue un homme et une femme. Ils sont en train de baiser, s’offusque-t-il intérieurement ; quelle honte ! Son premier réflexe est de téléphoner à la police, cependant il retient son geste.

Une des deux formes s’est relevée. L’homme. L’autre forme gît au sol, inerte, jambes écartées. Dans la main de l’homme, un objet. Matraque ? Couteau ? Affolé, écœuré par le goût de peur qui tapisse sa bouche, Georges aimerait fuir. Mais il craint trop d’attirer l’attention. D’interminables secondes se figent dans le froid, il entend son cœur palpiter comme le moteur d’un avion, tout le quartier doit s’en rendre compte… La femme gémit doucement. Tu es de plus en plus en retard, Georges, ne te mêle pas des malheurs des autres. Rentre chez toi. Le mal est fait, tu n’es pas responsable…

Le plus lentement possible, presque image par image, paniqué à l’idée d’être repéré, Georges recule et disparaît dans la nuit. Personne sur ses talons. Il accélère, rejoint la lumière de l’artère principale, se mêle aux usagers qui attendent le bus à un arrêt. Georges tremble. Il ne rentrera plus jamais en retard, se promet-il alors qu’un papillon de nuit, attiré par les néons, vient mourir à ses pieds.

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