Les derniers des premiers hommes

petisaintleu

Suite de Jules berne : où connaître les rudiments de la langue malgache peut s'avérer utile.

Plus que la chaleur, c'est l'humidité qui pèse. Cette torpeur, la sueur qui vous dégouline après à peine dix mètres de marche, cette soif, inextinguible, alors que vous êtes liquide, je connaissais, par le biais de Madagascar. Cette plage, loin des clichés touristiques, de celles que ratissent les petites mains, souvent des enfants, qui disparaîtront, dès que le soleil entrera en scène pour faire briller de tout son feu des peaux diaphanes.

 Par la confidence de Roland, je connaissais l'endroit. Tout de moins, mentalement, je savais le situer sur une carte. Sans cette opportunité inespérée, nous n'aurions pas pu y poser les pieds. À supposer que nous y parvînmes, nos chances de survie eurent été de celles que la Sécurité Routière publie sous forme de statistiques. En panne sur l'autoroute, si vous ne prenez pas la précaution de vous protéger derrière les rails de sécurité, il vous reste moins de dix minutes avant de ne finir percuté par un véhicule.        

Je m'étais intéressé par le passé à l'île Sentinelle du Nord. Des images prises des satellites, on ne distingue que deux choses, la forêt et le récif qui l'entoure. Je me souviens des heures à m'arracher les yeux, à chercher la moindre trace humaine. Malgré des nuits passées sur Google Maps, mes recherches s'avérèrent infructueuses.          

Sur mon écran, je zoomais. Dans un rectangle d'environ vingt centimètres sur dix apparaissait la densité de la canopée. Je compris bien sûr qu'il s'agissait de la cime des arbres. Cela ressemblait à un enchevêtrement végétal qui oscillait entre le violet-magenta-pourpre de l'aubergine et un vert empire légèrement bleuté.         

L'île, d'une superficie de quarante-sept kilomètres carrés, ressemble à un carré de six kilomètres et demi de bord avec deux légères excroissances au nord-ouest et au sud-est. Dix heures me furent nécessaires pour tout explorer en scrutant un signe à chaque mètre carré. Il m'a été impossible de trouver la moindre habitation, le moindre feu ou tout autre indice.

Qui sont-ils ? Un ramassis de doux dingues anthropophages comme le voudrait la légende ou, à l'opposé, le dernier bastion de sages survivants qui comprit que tout contact avec l'extérieur équivalait, au mieux, à leur perte d'identité et au pire à leur extinction, abattus par la grippe et l'alcoolisme ?    

De mémoire d'homme, un seul étranger  put y débarquer, le seul intermède à un isolement de soixante-mille ans, alors qu'ils arrivaient des côtes africaines. Des milliers de générations pendant lesquelles ils entretinrent leur image, protégés par une barrière de corail qui rend toute approche quasi-inaccessible. Quelques voyageurs s'en firent l'écho au long des siècles. Marco Polo, lors de son périple les décrit comme des chiens sanguinaires.         

En 1890, Maurice Vidal Portman fut le seul à fouler cette terre. Après avoir vainement cherché les traces des habitants, il parvint à capturer deux adultes et quatre enfants. Pris de remords alors que les plus âgés étaient morts de maladie, il finit par relâcher les enfants. Depuis, toute tentative d'approche est restée vaine. Des imprudents se sont aventurés. La plupart y sont restés, victimes des flèches assassines et salvatrices à garantir l'isolement pour les siècles à venir.              

Un jour, ils disparaîtront. Ils seront rattrapés par la civilisation, réchauffement climatique oblige. Un tsunami ou une famine emportera cette poignée de survivants des temps préhistoriques, dans la même apocalypse que le trader de New-York ou que le riziculteur balinais. À moins qu'il ne reste qu'eux. Dernier carré d'une race maudite qui eut seule la présence d'esprit de ne pas s'opposer à la nature. Elle prit pitié et elle les préserva. Elle serait, à l'avenir, vigilante pour que la sagesse prime sur l'intelligence.          

Pour l'instant, nous étions là. Il avait l'air malin Arthur, avec ses grosses godasses, ses guêtres et sa capote qui, pour sûr, le protégeaient au moins de l'insolation. Il râlait, regrettant presque les frimas nordistes. Il nous raconta qu'une année, il fit si froid que même les corbeaux tombaient du ciel comme des mouches, terrassés par le gel. Le général était assis tranquillement. Il évoqua la Campagne d'Egypte, l'expédition de Syrie et l'arrivée dans Gaza après soixante lieues effectuées à travers le désert.           

J'informai mes camarades de l'extrême dangerosité de l'endroit. Je calmai leurs ardeurs, pétries de l'assurance de la supériorité en l'homme blanc qui gangrénait alors notre civilisation conquérante. Je devais me tenir sur mes gardes pour qu'ils ne fassent pas de bêtises.  Si nous étions tous les trois réunis c'était que, selon une théorie déjà évoquée, nous survécûmes à tous les dangers qui nous attendaient. Cependant, l'idée de me trouver face à ce peuple sanguinaire m'angoissait.                

Je leur demandai de se faire plus discrets. Les techniques des commandos leur étaient, a priori, tout aussi inconnues que le Rafale, ce mirage aérien qui ne prit jamais son envol. Toutefois, jusque-là, tout allait pour le mieux dans ce monde perdu. Un alizé qui s'était levé soufflait dans les branches avec langueur. Nous décidâmes de nous mettre en route. Nous longions le littoral avec le risque de nous faire repérer à découvert avec l'avantage de pouvoir, s'il le fallait, nous mettre à courir sur l'étendue déserte pour prendre quelques distances si cela s'avérait utile.        

Nous approchions d'un banc de sable, signe d'un haut-fond, quand Arthur, habitué à jouer la vigie pendant son incartade guerrière, me fit remarquer une masse qui surnageait entre deux eaux. Je crus tout d'abord à un mammifère marin qui perdit ses repères, isolé de son troupeau, pour finir par s'échouer. Je dus vite me rendre à l'évidence que même les sirènes n'ont pas pour habitude de se vêtir. Je supposais que les marins qui les rencontrent sont tout autant hypnotisés par leurs chants que par leur physique, fort éloigné des veaux marins, à moins qu'elles n'optent pour des tenues aguicheuses en léopard des mers.

 

 Au-delà de la peur, je ne fus pas surpris par le costume du noyé. Je ne m'attendais pas à trouver un surfeur en tenue hawaïenne. Le chapeau, peut-être recouvert d'un chaperon, s'il venait du cœur de l'hiver, avait dû être emporté par les flots, une chemise de toile, une tunique de laine, des houseaux de toile recouvrant les jambes ne pouvaient me tromper quant à son origine, à moins, hypothèse peu probable, qu'il ne se soit échappé d'une soirée déguisée.       

 Henri, habitué à côtoyer les macchabées ne prit pas de gants pour s'emparer du corps. Il le traîna sur la grève, sans chômer, pour l'étudier. Après l'avoir déshabillé et examiné sous toutes les coutures, il nous présenta ses conclusions : « Cet homme est décédé d'une mort naturelle, par noyade. Voyez, il a la face, les lèvres et le cou bleus. Cela prouve qu'il était conscient quand il a bu le bouillon. Il s'est sans doute affolé ou l'épuisement a eu raison de lui. La langue est protruse. Regardez – dit-il tout en écartant la mâchoire – la langue est coincée entre les dents et il y a des signes de morsures. » Un crabe minuscule sorti d'une orbite.

 

 Nous étions tous les trois penchés sur le cadavre. Je sentis une pointe me chatouiller. « Au moins – me dis-je – ils ne nous ont pas trépanés d'un coup de lance à distance. Respire et essayons de faire connaissance. »

 

 C'est étrange de se trouver face à ce que je qualifierais d'Homo sapiens fossile. Je serais incapable de mettre un doute sur son appartenance à mon espèce. Je me souvins que dans la bibliothèque du père de Franck, le médium écrivain de mon adolescence, se trouvait un ouvrage de zoologie du dix-neuvième siècle. Il classait l'homme noir dans une catégorie de primates. Je perçus tout de même quelques différences liées à l'expression du visage. Les yeux en étaient les éléments les plus expressifs. De leur noirceur se détachait une profondeur qui me confirma de suite que nous étions bien en face d'une forme d'intelligence réfléchie. À l'opposé, les lèvres étaient fermées et laissaient à prouver que le monsieur n'était pas là pour me sortir une blague salace, la dernière, peut-être l'unique, ayant été inventée il y a quinze ou vingt-mille ans en arrière. Quand les siècles se succèdent, à peine perturbés par la saison des moussons, on peut comprendre la toute relativité de notion de progrès.     

 Par cette réflexion, j'eus une illumination. Il y a quelques années, usé par la matérialité environnante, je pris la direction de Madagascar pour m'inventer pendant quelques mois une vie tournée vers les plus nécessiteux. Mes premiers mots, je ne les prononçai pas plus dans la langue de Molière, de Shakespeare que de Goethe. Et il ne fallait pas compter sur moi pour me taper le torse du poing et enchaîner par mon prénom ou par un « Y a bon Banania. ». Je craignais trop un décollement de la plèvre.

 

 C'est donc de manière tout à fait urbaine, certes, la voix un peu tremblotante, que je lui adressai dans la langue de la Grande Île un « Fahasalamana (comment ça va) ? » suivi d'un « Izi no anaranao (Quel est ton nom) ? ». À défaut de me répondre en m'invitant à venir boire une bière, je perçus le début d'un commencement d'une ébauche d'un sourire. Il émit un son que je traduirais par « boom boom boom », profond et résonnant, comme le coucal des Andamans, un oiseau endémique de cet archipel du golfe du Bengale. Et nous étions encore vivants.

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