Les empêchés

sophiea

Elle l'attend, comme prévu, à la brasserie devant l'entrée du parc d'Albert Khan. Quelques gouttes commencent à tomber. Elle n'arrête pas de relire la même phrase de « Danse, danse, danse » de Haruki Murakami : « Où suis-je ? Question totalement inutile, car je connaissais la réponse depuis le début : dans ma vie, voilà où je suis. »

Elle se sent aussi décalée que les personnages de l'écrivain japonais car bientôt il sera là. Et elle se sentira ici et ailleurs à la fois. Dans la réalité et dans leur vie de fiction. Quand le garçon vient, elle demande un verre de Chardonnay. Une envie subite. Cela fait des années qu'elle boit plutôt du vin rouge. Mais cet homme, elle le connaît depuis le lycée. Et quand on est jeune, on préfère le blanc, c'est comme ça.

 

Le voilà. Elle se lève, elle ne sait pas pourquoi ? Ils ne vont pas se faire la bise, en public, en temps de Covid. Pas envie de recevoir le regard jugeant des gens… alors elle se rassied et lui prend place, en face. Elle avale une gorgée de vin pour tenter de masquer sa gêne soudaine. Il sent son émotion et se décale pour se mettre sur la chaise voisine. Cela la fait sourire. Il s'autorise même une rapide bise sur la joue. Quel fou ! Il lui pose des questions sur sa vie. Lui parle de la sienne. Elle parle, elle l'écoute, elle rit et ne peut s'empêcher de chercher entre les phrases, un espace, rien qu'à eux, sans le trouver. Les empêchés. Elle boit une autre gorgée et ils parlent maintenant du temps où ils écrivaient ensemble. C'était bien cette complicité, cette parenthèse dans leur quotidien usant. Ses personnages qui vivaient ce qu'ils ne s'autorisaient pas dans leur vie. Les empêchés.

 Et voilà qu'elle la sent, cette boule familière qui compresse son plexus solaire. Bientôt, il repartira, et comme à chaque fois, elle sent la tristesse l'emplir alors qu'il est encore là. Ici et ailleurs à la fois. Elle pose une main légère sur son avant-bras. Elle ne s'autorise que cela. Les empêchés.

Ces instants volés leur font du bien et du mal. Mais ils ne peuvent, ni l'un, ni l'autre s'en empêcher. Leur vie en pointillé. Quand se reverront-ils ? Qui sait ? Il quitte la région. Mieux vaut ne pas y penser.

Il règle. Elle lui dit qu'elle reste encore un peu. Elle sent les larmes monter alors... elle ouvre son livre au hasard et lit :

-       « Qu'est-ce que je dois faire alors ? dit-elle au bout d'un moment

-       Mais rien. Les choses qui ne peuvent pas s'exprimer en paroles, il faut les garder précieusement en soi. »

Elle sourit. Il restera à jamais son plus beau secret. 

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