Les Enfants de la Mer

Pierre De Gerville

Un texte sur les hommes et le lien étrange qui les lie à la mer. Ou peut-être un conte sur la vie et la mort. A vous de voir...

C'est là, je crois, que tout a commencé.
La plage ceignait la mer comme une écharpe blanche. Je me souviens du souffle de l'alizé battant les cocotiers, des minces volutes de sable arraché qui s'élevaient en feux follets puis retombaient, doucement, des eaux qui frémissaient sous la caresse d'une main invisible. Je me souviens du ciel des Antilles, parcouru de nuages gris, qui au loin se fondait avec la mer.

Un vieil homme était assis en tailleur, les yeux perdus dans les yeux de la mer, qu'elle avait très bleus, pensifs à l'horizon. Peut-être ne voyait-il plus, peut-être seulement sentait-il le bruissement du sable contre ses pieds, l'empreinte du sel sur sa peau. C'était le crépuscule et les ombres dessinaient sur son visage des motifs étranges et l'on pouvait lire toute l'histoire de sa vie dans les arabesques de ses rides. Ses mains noueuses comme des troncs flottés étaient posées sur ses genoux. Il restait là, sans bouger, se laissant lentement envoûter  par la fraîcheur de la nuit qui venait. La mer, inlassablement, frôlait le sable et laissait en se retirant une mince bande humide et frémissante.  Lui seul était immobile, la vie s'enfuyait sans qu'il ne la remarque et ni ne cherche à l'attraper. La mer vint lécher son pied sans qu'il ne le retire. Il sentit l'eau tiède, apaisante, peu à peu monter contre ses chevilles.
Sa poitrine se soulevait et s'abaissait au rythme du ressac. L'alizé se fit plus pressant, souleva à la surface de la mer une poussière d'écume. Le vieil homme sentit les plis de sa chemise frôler ses côtes, se plaquer contre son dos, enveloppée par le vent. Le soleil chut dans la mer, l'embrasa, et la mer devint rouge du sang du ciel. Un instant les flots luirent, puis brusquement la nuit s'installa, alors que les étoiles tombées du firmament flottaient au grès des vagues.
L'odeur des algues et du sable mouillé dans ses narines, la douceur du vent contre chaque pore de sa peau, et dans ses yeux la mer, la mer, qui scintillait à perte de vue.
La mer était étrange, impénétrable, mystérieuse, même le vieil homme ne pouvait la comprendre tout à fait. Les cays à-demi immergées dessinaient une fine cicatrice argentée. L'eau était d'un bleu profond, mouvant, et le vieil homme sentit une angoisse diffuse lui serrer la gorge. 
Il aurait voulu, alors, retirer ses pieds de l'eau, tourner le dos à la mer, s'enfuir, parce qu'une peur sourde montait en lui, la peur de l'inconnu, du néant, de la mort, parce que la mer s'étendait immortelle devant ses yeux. Il ne bougea pas, il resta ainsi une seconde de plus sans pouvoir se résoudre à détourner son regard, puis une autre, puis une éternité. Peut-être s'était-il endormi. Peut-être, les yeux clos, se laissait-il envahir par le murmure du ressac. Peut-être rêvait-il. Il s'allongea à même le sable, et se laissa tomber dans le ciel. Il n'était plus qu'un mince trait rayant la blancheur de la plage, il s'estompait  peu à peu, alors que le temps se figeait, et les heures et les minutes disparurent, devant l'immensité bleue de la mer.

Il était né cent ans auparavant de la mer et du ciel, qui, par une nuit de tempête, s'étaient étreints passionnément.
De la mer, il tenait ses yeux bleus, ses cheveux à jamais blanchis, délavés par le sel. Il nageait au-dessus des hauts-fonds, le cœur serré, comme pris de vertige devant ce gouffre sans fin, mystérieux, qui s'ouvrait béant sous lui. Dans la mer, on perd tous ses repères, on flotte en apesanteur quelque part entre le ciel et le fond, plus rien n'existe sinon l'eau, son murmure dans nos oreilles, sa caresse sur notre corps qui s'abandonne et sombre, lentement, vers le bleu infini des abysses, la brûlure du sel dans les yeux, dans la bouche, le souffle du courant dans les cheveux, les lueurs fugitives qui parcourent les eaux et s'évanouissent.
La mer est un grand rêve, le plus beau de tous les songes, elle attire et repousse à la fois, le vieil homme, depuis toujours, était prisonnier de cette peur de l'inconnu, comme de cette attraction si forte qui, chaque fois, si loin qu'il parte, l'avait fait rebrousser chemin et revenir devant l'eau. Il était amoureux du moindre détail de cette plage, des trésors cachés dans les méandres de poussière dorée, des coquillages, des vieilles pièces, des bois étranges et tordus par le temps.

Le vieil homme comme tous les hommes vieux avait beaucoup vécu. Il avait voyagé, aimé pour toujours une unique amante, emporté son image un peu fanée dans un coin de son cœur, avait douté de lui et de ses semblables, peu à peu s'étaient révélés à lui d'innombrables secrets, et il lui restait encore tant à apprendre… Mais la fatigue s'était, petit à petit, insinuée dans ses membres. Elle avait pris possession de son corps et avait dévoré jusqu'à la moelle de ses os. Comme un prédateur à l'affut elle guettait le moindre de ses mouvements et s'abattait sur lui. 
Alors le vieil homme cessa quasiment de bouger. Et lorsqu'il esquissait un geste, c'était avec une lenteur telle qu'on pouvait à peine le déceler. Mais dans sa tête le vieil homme ne cessait de voler. Il mêlait son passé et l'instant présent, et ses rêves, et il courait, nageait dans l'eau tiède, il était l'amant et l'enfant, il faisait l'amour comme il tétait le sein.
Il avait résolument supprimé, avec toute l'obstination d'une mémoire, ses mauvais souvenirs, et derrière lui ne s'étendait plus qu'un paradis qu'il avait autrefois parcouru, une interminable allée pavée d'or. Il était enfin, après toutes ces années d'errance, en accord avec lui-même, parce qu'il ne lui restait plus rien à faire pour avoir vécu, et que toutes ses actions lui semblaient prendre un sens, s'imbriquaient dans le labyrinthe insondable que constituait sa vie. 
Le vieil homme se sentait prêt à renaître. Il aurait bien voulu renaître femme, pour gouter d'autres émotions, ou poisson, ou que sais-je d'autre ? Mais pour lors il attendait bercé dans l'alizé que s'achève le monde, que le soleil explose, que dans une boule de feu tout l'univers s'embrase.

Puis un jour le vieil homme se leva, en même temps que se levait l'aube. La plage s'étendait, déserte, et la mer l'attendait, et il marcha vers elle. Il s'arrêta, de l'eau à mi-chevilles. L'eau était plus chaude que l'air et il pensa au corps tiède d'une femme lovée contre lui au réveil. Alors il fit un pas en avant, puis un autre, et l'eau ceintura sa taille. Elle l'embrassa sensuellement, et soudain le vieil homme ne sentit plus son corps. La fatigue l'avait quitté. La caresse de la mer le réveillait, l'entraînait. Il se laissa tomber sur le dos dans les vagues. Les bras en croix il flottait à la surface, l'eau léchait sa peau, s'insinuait dans ses cheveux qui devenaient des algues, et lui un simple tronc flotté, témoin muet des tempêtes.
Il redevenait enfant, comme la toute première fois il s'émerveillait de l'eau magique qui déformait le ciel comme un kaléidoscope. Il ferma les yeux et se mit à rêver. Longtemps son corps dériva, vers le large, vers le soleil, là où personne n'est jamais allé, puis on le vit plus. Peut-être s'était-il échappé avec les premiers rayons du jour. Peut-être avait-il attendu la lune et l'avait-il suivie jusqu'au ciel. Peut-être avait-il sombré dans les abysses, nagé avec les poissons des ténèbres, peut-être un banc de baleines l'avait-il déposé au fond de l'océan. Il était redevenu mer et ciel.

Quelques semaines passèrent. Puis un jour les rouleaux déposèrent le sable humide un enfant aux cheveux blonds, à la peau dorée par le soleil. L'enfant traversa la plage, vers la terre, en sautillant sur le sol brûlant. Puis il se tourna vers le large et brusquement ses yeux se voilèrent, et l'on aurait pu lire, dans sa pose d'enfant, ses bras ceinturant son ventre en avant, toute la sagesse du monde.
Mais comme le vieil homme avait gardé jusqu'à la fin un grain de folie, les choses n'en restèrent pas là. A l'autre bout du monde, la mer glacée  de la Manche se retira, laissant sur la grève une petite fille aux yeux verts comme les algues.

La petite fille se tourna vers le large, et aperçut, de l'autre côté de l'océan, le garçon à la peau dorée qui lui faisait signe. Les enfants de la mer étaient amoureux. Ils allaient grandir et chacun garderait dans sa tête l'image de l'autre sur la grève.

Peut-être se rencontreront-ils encore. Peut-être s'aiment-ils déjà, quelque part sur la terre.

Peut-être suis-je l'un d'entre eux. 

Signaler ce texte