Les enfants du siècle Concours Mike Ibrahim
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Elle marche. Elle rêve qu’elle marche à travers la vallée si belle de son enfance. La rivière n’en fait qu’à sa tête, joyeuse et fraîche. L’eau est une entaille limpide entre les rives verdoyantes. Sa course ressemble à une danse d’émeraude. Elle se perd dans la montagne droite, effleurée par le ciel bleu. En hiver, la neige en couvre les sommets. Elle est fière d’une telle beauté qui trouve un écho dans ses veines. L’espoir coule en elle, comme un fleuve fou.
Elle aime son pays, elle aime sa vallée, elle aime sa ville et sa maison chaleureuse. Elle aussi, elle danse au milieu de la cour, comme toutes les petites filles de son âge. Elle a onze ans. Ses frères lui couvrent les yeux d’un foulard et elle tourne sous le soleil, les bras tendus vers le vide. Elle les entend rire, la nuit habite ses paupières. Je vais t’attraper !
Il est l’heure de rentrer, il est l’heure des devoirs. Elle ouvre ses cahiers. Elle caresse les pages doucement. Elle aime son écriture, sûre et ronde. Elle boit à même les mots, elle s’abreuve de sciences et de calculs. Elle embrasse sa boîte de géométrie. Elle rit de sa bêtise.
Son père la couve de sa bienveillance. Je vois de grandes choses pour toi, dit-il. Il a beaucoup d’espoir. Elle, elle veut être docteur. Elle veut sauver des vies. Elle veut soigner les plaies. Parce que les blessures sont nombreuses dans son pays. Parce que les gens meurent comme des chiens dans sa vallée. Parce que les cadavres jonchent les rues de sa ville. Parce les hommes se font battre sur le bitume. Parce les femmes se font enterrer jusqu’au cou avant de recevoir des pierres. Elle a onze ans et elle connaît déjà l’avidité cruelle de ses semblables. Mais loin d’avoir honte, elle pourrait les gifler d’un coup de savate et leur dire dans les yeux qu’ils ont tort.
Elle marche. Elle rêve qu’elle marche dans la rue. Elle a son cartable sur le dos. Elle baisse la tête, mais elle est fière. Elle est une petite fille instruite. Elle observe les gens qui partagent sa route un instant. Ce sont surtout des hommes dont le regard n’est pas tendre. Eux aussi, ils sont un peu voutés. Avant, les hommes chantaient. Ils s’arrêtaient pour se saluer et riaient bruyamment. Maintenant, la menace est un couvercle invisible au-dessus de leurs insouciances.
Elle porte des vêtements qui lui couvrent le corps. Elle a mis sa robe rose. Elle a laissé son uniforme à la maison. Personne ne doit savoir où elle va. Elle marche, la peur au ventre. Elle n’a pas le droit d’être là, mais elle y est, plus forte que les interdits. Elle pousse la lourde porte de fer. Elle traverse la cour, elle monte les escaliers. Elle va dans sa classe. La moitié des chaises sont vides. Ses amies l’accueillent, le sourire aux lèvres. Les couleurs explosent dans les rayons du soleil qui entre par la fenêtre. Elle est heureuse. Elle rêve qu’elle est heureuse. Mais, quelque part, au fond des cœurs, il y a l’attente et le bruit des bombes.
Après l’école, elle rentre chez elle. Parfois, elle entend des voix menaçantes qui se posent dans le creux de son oreille. Voilà le pouvoir qu’ils ont sur eux. Créer leur propre peur. Ecraser leurs épaules. Etouffer leurs appels d’air, nouer autour de leurs cous une corde de couteaux. Ce qui lui manque le plus, dans sa vallée qu’elle aime tant, c’est la vie. La vie lui manque.
Elle marche. Elle rêve qu’elle marche vers son destin. Elle ne veut pas partir d’ici. C’est son pays. C’est là où elle est née. C’est la patrie de sa mère. C’est ici qu’elle rêve tous les matins. C’est ici qu’elle pleure chaque soir.
Un jour, son père pousse la porte de sa chambre :
- Il faut y aller, ma chérie.
Elle cache son visage dans ses mains. C’est trop dur. On lui vole sa liberté, on lui vole sa féminité, on lui prend sa famille. Elle n’a pas le droit d’apprendre, pourquoi ? Elle n’a pu le droit de choisir où elle veut vivre, pourquoi ? Elle est si petite et ses souvenirs sont déjà tissés d’exil. Ce n’est pas juste. Son regard doré devient noir, mais comment en vouloir à son père de protéger ses enfants ?
- Nous reviendrons, je te le promets. Nous reviendrons dans une ville libre et paisible.
La paix. Parfois, elle n’y croit plus. Elle a vu les coups, elle a entendu les insultes. Elle a une conscience aiguë de l’humiliation. Des hommes qui battent des enfants en pleine rue, qui fouettent les femmes et qui tranchent les têtes, tout ça, c’est son quotidien. A onze ans, est-ce possible de perdre ses illusions ? Pourtant, elle relève toujours les bras vers le ciel.
Où vas-tu puiser ta force, gamine ? Quelle puissance dévastatrice anime ton sang si jeune ? Dans quel feu naît l’ardeur de tes joues ?
Le départ. Pour aller où ? Des milliers d’errants sur les routes. Celui-là porte son père sur le dos. Ça lui rappelle une vieille légende. Eux aussi, ils fuient un cheval terrible et acharné. Les camps se déchirent dans sa vallée et il vaut mieux se mettre à l’abri des balles. Durant les mois d’éloignement, elle pensera parfois qu’elle ne reviendra jamais. Mais elle préfère taire sa lucidité. Son père est si optimiste.
Elle marche. Elle rêve de son retour sur ses terres. La voiture qui la ramène ne roule pas assez vite. Son père lui serre la main, ému de revenir dans sa ville délivrée par l’armée. Mais les larmes sont mêlées de déception. Les maisons sont éventrées, les trottoirs hurlent leur silence de guerre. Le vent soulève quelques draps oubliés. Jamais le vide n’a pris autant de place, même la nuit. Son père pleure. Elle se tait, incapable de le consoler. Cette tristesse les rapproche un peu plus. Il est son ami le plus intime. Son amour la tient debout. Son amour le maintient en vie. Il n’accepte pas que les armes mettent les petites filles à genoux. Il pleure sa propre enfance lumineuse. Il pleure ses certitudes. Il pleure la sagesse des femmes. Qu’ont-ils fait de mon pays ? dit-il.
Ils ouvrent la grille de fer, dans la crainte de ne rien retrouver. Elle grince, elle résiste. La clé tourne en vain. Ses tempes battent, sa vue se trouble. Ils entrent enfin. Tout est là, intact. Le toit, les cloisons, le jardin et surtout ses livres. Ses frères sont déçus : les poulets sont morts. Ils gisent dans un coin. Elle sourit, indulgente, mais elle pense que les cahiers sont plus précieux. C’est sa victoire sur ce monde absurde. S’asseoir sur son lit, un livre entre les mains. Son souffle ralentit. Elle traîne son regard sur les objets qu’elle connaît si bien et qui, pourtant, lui paraissent soudain étrangers. Elle n’est chez elle qu’entre les lignes de ses pages noircies à l’encre. Une petite inquiétude vient frapper sa gorge. Qu’est devenue l’école ? S’est-elle pliée aux bombardements ? A-t-elle cédé à la fureur des expulsés ?
Ils décident d’en franchir les portes. Son père cache la grande clé dans sa poche et ils marchent ensemble silencieusement. De temps en temps, elle observe le profil de son père. Il est noble, son papa. Il fronce les sourcils. Il se met à parler, il lui transmet sa joie. Il tisse un fil précieux entre eux. Il lui confie son appréhension. Ils arrivent enfin. L’hésitation est imperceptible.
Elle court dans toutes les pièces. Les chaises sont renversées, les fenêtres cassées, les murs souillés. Sa rage est infinie. Pour elle, c’est un sacrilège. Ils ont mis à sac son espoir. Je ne veux plus être médecin, dit-elle, je veux sauver mon peuple. Elle devient l’enfant du siècle. Ses mots traduisent la barbarie d’un temps qui n’existe plus dans nos consciences occidentales, d’un temps qui pourtant l’oppresse, elle et ses sœurs, chaque jour. Elle se relève. Elle se relèvera toujours. C’est une promesse trop grande qu’elle se fait. Elle est si fragile. Ses joues sont trop rondes.
Elle marche. Elle rêve qu’elle traverse les fleuves et les cités inconnues. Les outils de son siècle servent sa cause. Elle redevient un enfant comme les autres, qui tient un journal. Sauf que le sien s’adresse au monde et le monde la regarde. Petite fille du Pakistan, oiseau frêle des tempêtes. Les récompenses, la reconnaissance… elle sourit, mais elle garde les pieds bien ancrés dans sa terre inondée. Elle file comme une flèche à travers les forêts de Swat, droite, rapide, déterminée.
Des cheveux s’échappent de son voile. Ses seins sont pudiques encore, mais une femme est née dans son regard. Un pays tout entier s’est noyé dans sa volonté ardente. Sa sagesse est anachronique.
Je voudrais tant te barbouiller d’insouciance, fillette. Je voudrais tant te serrer dans mes bras et te dire : « Chuuut, laisse les batailles aux guerriers, c’est trop dangereux pour toi ». Un doigt sur la bouche, elle me dit qu’il est trop tard pour reculer.
Et un jour, l’inquiétude fait vibrer l’air trop lourd. Son cœur lui a dit de rester chez elle. Mais il le lui dit tous les matins. Il faut vivre ! Elle a presque quinze ans maintenant. Ses pas se dessinent sur le sol, brûlé par le souvenir de ses tombeaux à ciel ouvert. Ses illusions la portent et c’est elle qui a raison. Elle continue à préparer son destin. Elle monte dans le bus qui la ramène chez elle. Ballottée sur son siège entre le rire de ses amies et la poussière qui se colle aux vitres, elle n’a pas compris tout de suite. Des cris. Le bus s’arrête. Son cœur aussi. Ils la cherchent. Ils disent son nom. Elle croise le regard de son assassin et quand il pointe son arme sur elle, elle pense à son père, à sa douleur infinie de la perdre. Elle se dit qu’elle n’aura pas le temps de sauver son peuple, de chérir ses enfants. Elle pense à tous les livres qu’elle n’a jamais ouverts. Elle prie : « Dieu, sauve-moi ».
Le temps s’arrête. Le temps s’est arrêté depuis que les ennemis du souffle ont envahi sa vallée. Mais aujourd’hui est le jour de son destin. Dans un instant, son corps va basculer. Son pays va chavirer.
Une petite fille désarmée, une âme indomptée, quatorze années d’innocence, voilà ce qui a fait trembler les étudiants d’un autre Allah. « Eprouvée par le chagrin », c’est son nom. Malala, petite fleur du Pakistan. Elle s’écroule sur le sol dur de son bus. Laissée pour morte. Une victoire de lâches. Elle plonge dans la nuit. Blessées les amies. Meurtries les enfances. Fracassés les rêves. Le siècle vomit sa souffrance. Le siècle a mal, Malala. Tu n’es pas qu’un symbole. Ton sang répandu est bien chaud.
Ses angoisses ressurgissent. Des mots anciens tournent autour de sa tête cassée. Il y a trois ans, elle écrivait dans son journal le bruit de ses cauchemars. Elle criait sa révolte devant les écoles détruites. Aujourd’hui, c’est elle qu’ils ont voulu écraser.
Une balle pour tes convictions, une balle pour ta soif de savoir, une balle pour ta parole.
Ce qui s’abat ensuite, elle l’ignore. Les hurlements, l’effroi, la panique. Elle, elle sombre dans le néant, avec une confiance absolue. Dieu l’attend ou la vie. Mais la douleur de son père. Mais l’affolement de ses frères. Mais le supplice muet de sa mère. Tout ressemble à l’enfer. Elle veut leur dire que tout ira bien.
On l’emmène sur un brancard cerclé de blanc, comme un linceul. Les prochaines heures sont trop lentes. L’attente est longue. L’issue est incertaine. Sa voix ferme nous manque. Elle dirait « je veux », elle dirait « je vais ». Elle tournerait la tête vers le soleil, comme une promesse de printemps.
Le vent soulève son drap. Ne t’envole pas. Ce serait insupportable. Trop de femmes mortes sous les coups, trop d’enfants oubliés dans leur faim, trop de cuisses bafouées, trop de mots asphyxiés.
Alors, le miracle s’accomplit. La vie lui revient. Son Dieu est à ses côtés. Il la prend dans ses bras. Il la berce avec une douceur de femme. Il caresse ses cheveux démêlés. Il nettoie sa plaie. Il dépose un baiser sur ses mains fines. Il l’emmène au-dessus des mers et une rumeur se répand. Malala est vivante. Malala a vaincu les barbares, elle qui était si sûre de donner sa chair pour la liberté. Avec elle, les enfants du siècle dansent une ronde naïve en guise de prière.
Elle quitte sa patrie, pour un moment seulement. Elle sème les germes d’un nouveau printemps. Les femmes descendent dans la rue, avec, à leurs côtés, leurs maris. Le monde ouvre les yeux, enfin, et l’entoure.
Au fil des mois, les nouvelles nous parviennent par bribes : elle émerge de sa nuit. Elle guérit, elle parle, elle répète inlassablement les mêmes mots : laissez-nous apprendre, laissez-nous vivre. La vraie guerrière, c’est elle, au nom des enfants de son siècle. Elle se lève, le visage à peine effleuré par leurs poings. Son regard est droit. L’oreille est blessée, mais la voix est sûre. Ses mains scandent sa sentence de vie. Pas de rancœur, pas de plainte, pas de larmes, juste un visage grave et cerné qui ne faiblit pas. Elle a mille ans, Malala et nous courbons la tête sur son passage.
J’ai peur pour toi. Tu deviens une icône. Petite fille de Mingora, reste encore un peu une adolescente gaie. Le printemps reviendra, et avec lui, les combats. Joue encore, ris encore. Danse dans la cour de ton enfance. Ton courage est en toi, à jamais. Laisse-le se reposer un instant. Suspends ta rage. Ferme les yeux et rêve. Etends-toi au pied de ta montagne. Laisse ta main caresser l’herbe douce. Respire le parfum des roses du Pakistan. Entends-tu la chanson de l’eau fraîche ? Le torrent éclate sur ses bords, triste et heureux à la fois. Il t’attend. Il t’espère.
Tu marches. Tu rêves que tu marches à travers la vallée si belle de ton enfance. La rivière n’en fait qu’à sa tête, joyeuse et fraîche. L’eau est une entaille limpide entre les rives verdoyantes. Sa course ressemble à une danse d’émeraude. Elle se perd dans la montagne droite, effleurée par le ciel bleu. En hiver, la neige en couvre les sommets. Tu es fière d’une telle beauté qui trouve un écho dans tes veines. L’espoir coule en toi, comme un fleuve fou.