ETRANGER CHEZ MOI

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ETRANGER CHEZ MOI


         « The way you make me feel…You are the temple of my soul…You are the sun which shines only for me…”

         Jesse ouvrit subitement ses grands yeux vert émeraude et ôta machinalement ses écouteurs. Dans les méandres des paroles douces de cette mélodie d’un célèbre artiste, il avait entendu la voix de l’hôtesse de l’air, leur annoncer  l’atterrissage imminent de leur avion sur le sol de Cenepa.

Son cœur s’emballa. Ses mains se mirent à trembler au fur et à mesure que les pneus de l’avion crissaient sur le tarmac. Il était enfin de retour chez lui, dans sa terre natale ; son Pays. Il ferma les yeux et entendit à nouveau les coups de feu, les hurlements des obus et des missiles, les cris des soldats sur le front de guerre.

Une sueur froide le noya aussitôt et son tremblement se fit encore plus violent lorsqu’on leur annonça qu’ils pouvaient sortir de l’avion. Il s’était longtemps psychologiquement préparé à ce voyage, mais jamais il n’avait imaginé que ce serait aussi difficile. Ses jambes n’arrivaient pas à le soutenir. A trois reprises, il essaya de se lever ; à trois reprises il se rassit sur son siège.

-Monsieur, vous allez bien ?

C’était une gentille péruvienne qui avait remarqué sa mine défaite et ses tremblements. Essuyant les goutes qui perlaient à son front, il esquissa un sourire et lui répondit en essayant de se montrer convaincant.

-Oui, Mademoiselle ; je vais bien. J’ai un peu trop chaud tout simplement.

Elle le regarda avec des yeux qui semblaient vouloir dire qu’elle avait comprit qu’il ne veuille pas en parler. Mais Justin ne s’intéressait plus à elle. Il passa une main nerveuse dans son épaisse chevelure noire. Il était le dernier passager de sa cabine. Il fallait qu’il sorte de là.

Au pied de la rampe d’escalier, il grimaça de douleur. Ses jambes lui faisaient mal à force de trembler et de se raidir. Malgré l’air frais de ce début d’après-midi, il transpirait abondamment. Mais jamais l’idée d’ôter son pardessus gris ne lui effleura l’esprit.

Après cinq longues heures de vol, il touchait enfin la terre. Mais pas n’importe laquelle ; la terre de ses ancêtres, la terre d’où il était sorti ; la terre où il avait grandi huit ans d’affilé avant d’en être cruellement arraché.

Il respira à pleins poumons et s’avança vers l’« aéroport » de Cenepa. En fait d’aéroport, il s’agissait plutôt d’une sorte de pièce à quatre murs, pourvue de quelques sièges tout aussi poussiéreux que le sol crépi. Mais Jesse n’avait pas envie de s’assoir. Son corps le réclamait peut-être, mais son cœur non. Il se mit à respirer péniblement, les poumons endoloris.

Cenepa était une très petite ville dont on pouvait parcourir les deux extrémités en seulement quelques heures. Les rues étaient bien dessinées, mais sales et jonchées de  détritus. Les habitants aussi pauvres les uns que les autres ne semblaient pas en être peinés outre mesure.

En marchant dans les ruelles de la cité, Jesse eut la désagréable sensation d’être là pour la première fois. Pourtant, c’était là qu’il était né et avait grandi, avant la guerre.

Cette guerre qui le hantait toujours à chaque fois qu’il fermait les yeux. Malgré les vingt années qu’il avait passé en Australie avec le statut de réfugié de guerre, il n’avait pas oublié. Il se souvenait parfaitement que le jour où tout avait commencé, il se trouvait dans les champs avec sa mère. Les premiers bombardements, les premières grenades, les premiers hélicoptères, il les avaient vu, et avait littéralement sauté de joie à la vue de ce changement brusque de leur quotidien. Il avait immédiatement interrogé sa mère. Et devant la peur viscérale qu’il avait lue dans ses yeux, son sourire s’était effacé.

-Jefry ! Rentrons à la maison tout de suite.

Au pas de course, ils s’étaient dirigés vers leur modeste maison de terre que son père avait bâtie de ses propres mains, poussé par sa mère qui avait commencé à réciter une prière inaudible. Mais à peine étaient-ils parvenus à la cour de la maison qu’un obus de mortier s’abattait non loin de là, réduisant leur demeure en un tas de pierres. Ils furent alors projetés à plusieurs mètres par l’explosion et Jesse se souvenait avoir été étourdi et blessé au bras droit. D’ailleurs il en gardait toujours une cicatrice.

-Ceslao !

Sa mère s’était relevée la première, malgré la grosse tache de sang qui apparaissait sur sa robe fleurie. Elle avait crié le nom de son mari avec toute l’énergie qui lui restait et s’était ensuite évanouie.

-Maman !

Toujours étourdi, terrassé par la douleur, Jesse avait à peine eut le temps d’apercevoir son visage inexpressif, comme celui d’une femme endormie. Une personne qu’il ne reconnut pas tout de suite l’attrapa par les épaules et l’emmena. Il s’évanouit en chemin, mais quelques minutes plus tard, il s’était réveillé à bord d’un véhicule.

Il se souvenait qu’il régnait une odeur de fumée quasi insupportable. Les sifflements des balles, les explosions mêlées aux cris des hommes, des femmes et des enfants lui parvenaient trop distinctement, et les souvenirs lui revenaient avec une telle acuité qu’il en avait des sueurs froides.

Depuis ce temps, il n’avait plus jamais revu sa famille. Ni sa mère, ni son père, ni ses frères au nombre de trois, ni ses sœurs au nombre de quatre. Plus personne. Ceux avec qui il avait effectué le long voyage qui l’avait ensuite conduit en Australie, étaient des inconnus. Combien étaient-ils dans cette voiture ? Il n’aurait pu le dire. Dix, vingt ; peut-être trente. L’odeur de l’essence lui donnait la nausée. Il était fatigué ; il avait faim, soif, et surtout très envie de revoir sa famille.

Jefry wenceslao cacares. C’était là son vrai nom. Il ne l’avait jamais oublié, même s’il l’avait changé contre un « Jesse Riley » plus adapté au Pays hôte qui l’accueillait.  D’année en année, il s’était formé à la langue et aux us de ses nouveaux compatriotes, en attendant et dans l’espoir de pouvoir un jour retourner sur cette terre où il était en ce moment même.

Il s’arrêta devant un vendeur de glace. Il n’y avait pas cela avant. Les choses étaient un peu plus modernisées ici. Il regardait autour de lui sans reconnaitre personne ; sans reconnaitre aucune maison de celles qui avaient existé à l’époque où il vivait là avec sa famille. Il acheta une glace, fit quelques mètres et en fit cadeau à un tout petit garçon qui lui rappela son enfance.  

Il se renseigna pour trouver une auberge et en dénicha une, de modeste condition, assez bien entretenue. Pour la circonstance, il n’avait avec lui qu’un attaché-case noir dans lequel il avait fourré deux chemises, un pantalon noir et ses accessoires de toilette. N’ayant pas envisagé de rester plus d’une seule nuit, il n’avait emporté que le strict nécessaire.

Aussitôt le billet de sa chambre réglé, il demanda au concierge de lui indiquer la chapelle de Mont-Méran. C’était une très vielle chapelle, la plus ancienne de Cenepa. Madame Wenceslao, sa mère, y allait tous les matins rendre grâce à Dieu et le prier de protéger sa famille. Il arrivait parfois à Justin de se demander où était ce Dieu lorsque les bombes leurs tombaient sur la tête. Mais il avait fini par ne plus se poser de questions.  

-Cette chapelle a été détruite depuis très longtemps ; lui expliqua le concierge. On dit Place de Mont-Méran.

Cela n’était pas grave, du moment où cela lui permettait de retrouver facilement le chemin de la maison de son père.

Le cœur battant à tout rompre, il emprunta un trike poussiéreux. Les passants lui étaient étrangers, les rues aussi. On le regardait comme s’il sortait d’une autre planète ou d’un autre monde. Pourtant, il y avait peut-être ses frères et ses sœurs parmi ceux qu’il rencontrait sur son chemin.

Enfin, il parvint à la place de Mont-Méran. Il n’y avait plus de chapelle. Sur le sol, on avait planté une croix, signe qu’il s’agissait toujours d’un lieu sacré. Ce simple repère suffit néanmoins à orienter Jesse dans la direction de sa maison, à droite de la chapelle. Hélas, un regard dans cette direction lui fit tout de suite comprendre que de tout ce qu’il avait connu, il n’existait plus trace.

Devant lui, s’étendait à perte de vue des champs de blé et de café. Sa peau se couvrit de chair de poule. Oui. Maintenant, il se souvenait précisément que sa mère et lui avaient traversé cette Eglise pour rentrer en toute hâte, et là, au pied de cette chapelle, il apercevait déjà les murs de leurs maisons ; là-bas, où tout n’était plus que champ de blé et de café.

Une douleur atroce lui étreignit le cœur et il se pressa la poitrine de la main. Sans qu’il ne s’en rende compte, des larmes se mirent à couler sur ses joues. Comme un fou, il se mit à demander autour de lui si l’on avait le moindre souvenir de ceux qui habitaient jadis sur ces terres. Mais personne ne pouvait lui répondre. Il n’y avait plus rien de son ancienne vie ; jamais il ne saurait si ses parents avaient survécu ; jamais il ne saurait si ses frères et sœurs s’en étaient tirés ; jamais. Il avait soudain l’impression d’avoir tout perdu, d’être venu de nulle part et de n’avoir aucune destinée. Un horrible sentiment de vide le saisit. Il avait espéré en vain les retrouver. Toutes ces dernières années, il avait espéré en vain./.




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