LES EPOUX BARILLET
amisdesmots
"extrait des Nouvelles en noir et blanc de l'auteur"
Edmond Barrillet, un homme de grande taille au regard un peu sévère et au teint couperosé, était retraité de la gendarmerie. J’ignorais quel était son grade au temps de son activité, des rumeurs circulaient au village : capitaine, adjudant ? L’homme n’était pas bavard et, dans notre petit village du Poitou du Sud , on ne se mêlait guère aux gens discrets. Peu de temps avant sa mort, j’étais âgé de 13 ans et je jouais dans la cour de notre maison acquise récemment par mes parents besogneux, mais ambitieux. Madame Barillet était une maîtresse femme au visage large, bien plantée sur des poteaux variqueux et sans grâce. Une femme de la terre, tout son visage austère et dur rappelait à merveille la laideur de certaines de nos contrées reculées. Cela mis à part, elle était gentille et n’oubliait jamais de demander des nouvelles de ma mère, de mon père, de ma sœur, lorsque je jouais dans la cour. Elle s’approchait de moi en boitant sous son poids respectable, les mains croisées sur son tablier de patronne, et me demandait : « Alors, le p’tiot, comment va chez toé ? » « Bien, M’dame, mais maman est fatiguée comme toujours ! » « Toujours ces ennuis de santé ? Pauv’ femme ! » La mère Barillet baissait la tête, regardait par terre et s’en retournait à ses occupations : plumer une volaille, étendre du linge, culottes rapiécées, slip informe, tabliers à carreaux gris et noir.
Monsieur Barillet fumait des gitanes maïs, assis sur une chaise en osier dans la cour, lorsque le temps l’autorisait. Il lisait « La Nouvelle République du Centre », casquette crasseuse vissée sur son crâne chauve. De temps en temps, il relevait sa grande carcasse, disparaissait dans la maison fraîche l’été et ressortait avec un ballon de jaune à la main. Il sirotait debout, regardant un horizon lointain sans bar, sans copains. Je me demandais bien quel goût pouvait avoir cette boisson. La couleur m’était sympathique, mais de l’étrange breuvage de Monsieur Barillet, je ne connaissais que l’odeur. Un jour, profitant de son assoupissement, alors que la cour était déserte et que mes parents étaient encore devant la télé, chaîne publique n° 1, je m’étais gaillardement approché du gendarme pour sentir le contenu du verre posé sur ses genoux. Le parfum d’anis plaisant me donna l’envie d’y tremper mes lèvres, mais Edmond grogna dans son demi sommeil et je pris peur.
De temps en temps, surtout en fin de journée, les époux Barillet se disputaient. Irène, la femme, le traitait de feignasse, lui un gendarme qui avait fait une carrière sans reproche ! Son Edmond qui avait ramené sans broncher un traitement de fonctionnaire pour faire bouillir la marmite des années durant ! Edmond répondait : « Mais tais toi donc, la grosse mère, et va cuver ailleurs ! » Cette phrase, je l’ai souvent entendue. Irène buvait de temps en temps et sa mauvaise humeur était sans aucun doute à mettre sur le compte de quelques verres de rouge. Après la dispute empirait, car Irène avait la voix puissante et Edmond, qui n’était pas en reste, jouissait par ailleurs d’un langage fleuri appris, je le supposais, à la faveur de longues nuits de garde au contact d’une société peu recommandable. Il traitait Irène de grosse truie blafarde, en tapant du poing sur la table de leur cuisine. Par la fenêtre de ma chambre qui donnait directement dans la cour intérieure des Barillet, lorsque la porte était ouverte l’été, et par delà le rideau de plastique multicolore censé couper la chaleur d’août, je les regardais tourner autour de cette table bancale, comme un taureau poursuivi par son matador dans une arène de fortune.
Madame Barillet disait souvent : « Çà me ferait mal aux seins ! » Cette expression recouvrait à mes yeux un sens mystérieux. Comment une chose extérieure à son corps, comme par exemple le fait de payer des impôts, pouvait lui tirer cette phrase de la bouche. Elle la sortait à tout bout de champ et, lorsqu’Edmond lui vociférait avec force postillons : « Je vais t’en coller une que tu m’en diras des nouvelles », elle se campait sur ses poteaux variqueux face à lui de l’autre côté de la table, soupesait sa lourde poitrine écrasée sous une blouse grise de paysanne mal dégrossie et répétait sa phrase fétiche : « Çà me ferait mal aux seins ! »
Le dimanche, les époux Barillet recevaient leur fils unique, Jacques. Un grand type qui portait une barbe grisonnante de quinqua sur le déclin. J’ai cru comprendre qu’il exerçait le métier d’éducateur spécialisé à la ville. Il ne parlait pas beaucoup ni avec son père, ni avec sa mère, ces visites sentaient l’obligation, jamais la joie des retrouvailles. Il restait le plus clair de l’après-midi le cul sur une chaise à côté d’Edmond pour lire « La Gazette de l’Éducation ». Vers 15h, Irène amenait le caté dans des tasses en arcopal. Je n’ai jamais compris ce plaisir étrange qu’ont certaines personnes à boire chaud dans un récipient au contact glacé. Pour ma part, j’avais à la maison mon bol breton grande contenance en porcelaine décorée, dans lequel je versais un lait brûlant que je laissais refroidir de longues minutes, les mains autour du bol. Réveil en douceur.
Jacques Barillet saisissait la tasse en arcopal par son anse et avalait d’une traite le café de la mère. « C’est bon ! » annonçait-il invariablement lorsqu’il reposait la tasse. « Pour sûr, s’exclamait Irène, y a de la bonne gnole du père Émile là dedans ! »
Le père Émile, c’est mon père. Militaire de carrière, reconverti en agent de maîtrise de la cartonnerie Billerud, située de l’autre côté de la voie de chemin de fer Paris – Bordeaux. Mon père cultive des légumes, car c’est un homme de la terre lui aussi, il aime le contact granuleux de la glaise de chez nous et apprécie la sueur et l’effort du bêchage par 30° au soleil. Il avait offert une bouteille de gnole aux époux Barillet comme tous les ans vers Noël. C’était une sorte de rituel primitif : « Bonjour, comment va le père Barillet ? Et la patronne ? Tenez, vous m’en direz des nouvelles, elle vient de mon frère qui l’a produit seul. » Tous les ans, entre le 10 et le 20 décembre, Edmond et Irène attendaient que mon père fasse son entrée par la porte qui donnait dans la cour.
Revenons à Jacques Barillet, le fils. Un jour, alors que les parents étaient partis faire le tour du village pour discuter avec les uns et les autres, il décrocha le téléphone gris administration des PTT modèle seventies pour appeler une énigmatique Marie. Comme c’était l’été, la porte était ouverte et j’entendis toute la conversation. Jacques était amoureux. Pompon entra comme un voleur chez les Barillet. Pas farouche, l’animal vint se frotter contre les jambes de Jacques qui le prit dans ses bras pour le cajoler. Pompon, gros chat bedonnant, n’en demandait pas tant. Et pendant qu’il parlait avec un langage étonnement sucré à sa belle, Jacques caressait le ventre de Pompon. Un dimanche, Marie était venue se présenter aux parents de Jacques. Je compris rapidement que cette fille n’était pas issue du même milieu social que les Barillet. Du haut de mes 13 ans, je la trouvais séduisante. Je me disais aussi que j’irai bien faire un tour sous sa robe. Marie parlait correctement, comme une fille bien élevée, distribuant à l’envi des « Bien entendu ! », des « Merci Madame », des « Vous êtes gentille », plein de bourgeoisie polie. Edmond la regardait comme si elle venait d’une autre planète. C’est entendu, elle était bien jolie avec ses longs cheveux noirs et lisses, sa taille de guêpe et son port de tête fier. Edmond avait sûrement quelque chose à lui dire, mais il semblait emprunté. Quant à Irène, elle déballa la vaisselle de Limoges pour dresser la table. Midi approchait, maman m’appelait pour déjeuner. « J’arrive », répondis-je, contraint de laisser provisoirement mon observation des époux Barillet. Je refermai délicatement les volets de ma chambre, posais mes jumelles sur mon lit et descendai l’escalier. De toute manière, je connaissais déjà le menu du repas dominical. Invariablement, Irène Barillet préparait un lapin chasseur, accompagné de carottes sautées. Ce qui m’intéressait, c’était le déroulement du déjeuner en présence d’une personne étrangère. Edmond mastiquerait-il de la même manière, Irène mangerait-elle aussi vite qu’un jour de semaine ?
Ils étaient tous là dans la cuisine. Edmond, du haut de ses deux mètres, me regardait sévèrement. Derrière lui, Irène pestait contre moi. Jacques tenait la main de Marie en regardant par terre et mon père me colla une gifle magistrale. Je fis l’étonné. « Tais toi et monte dans ta chambre, me criait ma mère, espèce de mauvais garçon ! » « C’est inadmissible, s’offusquait Edmond Barillet, inadmissible ! » « Il sera puni, affirmaient mes parents. » « Et dites lui bien que si nous le surprenons encore une fois à nous épier avec ses jumelles comme si nous étions des animaux dans une réserve, il aura à faire au gendarme que je suis encore. »
Je ne pensais pas faire de mal à ses gens. Au fond, je les aimais bien. Je lançais timidement quelques excuses, mais déjà le père Émile s’annonçait dans l’escalier en tâtant du martinet qui avait servi à dresser Dick, notre boxer, quelques années plus tôt. Dick qui mourut en pleine force de l’âge d’une saloperie réservée aux chiens, un truc bien grave que les vétérinaires ne savaient pas guérir. Père s’approche de moi : « Bon, me dit-il, ils veulent que tu aies une leçon. Ouvre les volets, je vais faire semblant de te fouetter avec le martinet, tu n’as qu’à gémir et pleurer et ainsi ils seront satisfaits. C’est tout de même pas gravissime à ce point d’observer ses voisins à la jumelle. Certes, cela ne se fait pas, mais de là à te corriger ! »
Je fis mon possible pour être crédible. Papa fouettait le coussin de mon lit en criant : « Tu vas t’en rappeler, petit voyou ! » Il y mettait le ton et, pour ma part, j’essayais de ne pas rire. Entre deux coups, j’entendais Irène me plaindre : « Pauvre gars, son père c’est vraiment une brute, il va finir par le tuer. Enfin ça ne nous regarde pas, pas vrai Edmond ? » « Çà c’est leur histoire et nous on se mêle pas des histoires des autres, qu’e que t’en penses la Marie ? » « Bien sûr, acquiesçait-elle » Papa cessa de jouer au fouetteur. « Ah, ils en ont terminé, soupira Jacques. »
La semaine suivante, j’achetais des jumelles avec des verres anti reflets.
Rentré saoul. je me le suis lu à voix haute jusqu'à la fin de la troisième page. Excellent. Aimerai continuer. Le lire dervant du public. Continuerai demain. CDC.
· Il y a presque 12 ans ·ernestin-frenelius
Merci pour ton commentaire!
· Il y a presque 12 ans ·AMISDESMOTS
amisdesmots
J'aime bien... On a envie de lire la suite! En revanche, c'est coupé en bas ( je ne sais pas si c'est mon écran qui est plus petit) et ça gêne la lecture.
· Il y a presque 12 ans ·Notyourcat