Les fantasmes de la rue Emile Zola.

Celine Chapuis

    Quand mes enfants étaient petits, je souriais face à leur émouvante innocence. Je faisais semblant de croire qu'ils étaient devenus invisibles, simplement parce qu'ils cachaient leurs yeux avec leurs mains. Puisqu'ils ne me voyaient plus, je ne pouvais plus les voir. Je m'interrogeais à haute voix en me demandant où ils étaient partis, et d'une voix amusée, ils me répondaient qu'ils n'étaient pas là. Incapables de contenir leur excitation, ils ne pouvaient s'empêcher de pousser des petits cris étouffés. Impatients de se révéler à nouveau à moi, ils ne tardaient guère à retirer les mains de leurs yeux en criant l'incontournable « coucou, je suis là ! »

         Je leur ai souvent envié cette naïveté de croire que l'on pouvait ainsi disparaître et réapparaître à sa guise. Elle m'aurait permis d'esquiver de nombreux instants gênants, et surtout, d'échapper aux moments de honte qui s'emparent de moi chaque mardi soir à 18h précises.

       Tout a commencé il y a trois mois. Officiellement, je vais au yoga. A 17h 30, je plie mon tee-shirt bleu ciel et mon pantalon blanc en coton bio. Je prends mes baskets et une petite bouteille d'eau, et je dépose le tout dans mon sac à dos. Devant la glace, un dernier coup de brosse, un peu de parfum et un soupçon de gloss. J'enfile mes lunettes de soleil même s'il n'y a pas de soleil. J'aime faire semblant de croire que, comme les mains de mes enfants posées sur leurs yeux, mes lunettes ont le pouvoir de me rendre un peu invisible, et que derrière elles une partie de moi s'efface pour en devenir presque insaisissable. Je longe le quai Saint-Antoine jusqu'à la rue du Port du Temple. Je tourne à droite pour rejoindre la rue Emile Zola. Devant le numéro 89, je pousse la lourde porte et attends d'être à l'intérieur pour enlever mes lunettes. Je ne prends jamais l'ascenseur. Je préfère éviter les contacts inutiles. Echapper au petit sourire poli et à l'inévitable « bonjour, quel étage ? » Aux quelques secondes de silence et au timide « au revoir » lancé en l'air face à l'inconnu. Je monte les trois étages d'un pas lent. Je ne veux pas être essoufflée en arrivant devant lui.


            La première fois que je l'ai vu, je l'ai trouvé rassurant. Il y avait quelque chose dans sa voix qui me poussait à m'abandonner complètement. Son regard ne semblait pas me juger. Des filles comme moi, il avait dû en voir des dizaines. Il savait exactement comment les prendre. Il n'a jamais été choqué par l'une de mes confidences. En face de lui, les tabous s'évanouissent. Il ne peut rien me refuser. Le jour où je lui ai avoué mon désir de faire l'amour avec un inconnu dans un lieu public, il n'a même pas sourcillé. Lorsque j'ai vécu ma première expérience avec une femme, il a su s'effacer pour me laisser découvrir des sensations que je ne connaîtrai jamais avec un homme. Elle s'appelait Milla, elle incarnait la douceur et la sensualité qui me manquaient. Pendant qu'elle léchait mes seins, il était là. Il ne pouvait pas me laisser seule. Il devait rester là pour observer mes réactions et cueillir mes gémissements pour parvenir un jour à me comprendre. Une autre fois, conformément à ma demande, il s'était servi d'un vibromasseur pour me faire jouir. Il l'avait posé sur mon clitoris et avait augmenté progressivement l'intensité des vibrations. Excité devant mon propre plaisir, il avait finit par introduire un doigt dans mon vagin en y décrivant des mouvements circulaires. L'orgasme avait été presque instantané.

 

        Il n'est jamais là pour m'accueillir. Après avoir sonné, j'entre et referme la porte derrière moi. Je pose mon sac à dos sur une chaise et me dirige vers le canapé. Il me laisse tout le temps dont j'ai besoin. Il attend patiemment que je soies prête. Je m'allonge en fermant les yeux. Ici, je peux crier tout ce que je n'ose pas dire à la maison. Ici, j'ai le droit de vivre tout ce que je ne m'autorise pas à faire là-bas. Au son de sa voix grave, je me détends. En quelques instants, il parvient à me transformer.

        Lentement, il s'approche de moi. Ses mains frôlent mon visage et sa respiration chatouille ma nuque. Dans un geste de défi, il s'arrête et me fixe. Ses yeux gris tentent de me faire comprendre qu'il a tout son temps. Il sait que la lenteur de ses gestes enflamme mon désir. L'attente m'excite. Ma jouissance est en sursis. Sans me lâcher des yeux, il se déshabille face à moi. Il se rapproche et me donne un baiser passionné, comme ceux que l'on voit au cinéma et qui nous donnent envie de croire aux contes de fées. Il se détache de moi et fait glisser ma robe le long de mon corps. Il dégrafe mon soutien-gorge en frôlant mes tétons. Ses mains descendent le long de mes jambes pour retirer mes collants, puis remontent avec une lenteur excessive. Sa tendresse va finir par me rendre folle. Il s'empare délicatement de ma culotte et la fait glisser jusqu'à mes pieds. Mon sexe humide n'a plus la patience d'attendre le sien. Il commence à palpiter. Je le supplie du regard. Prends-moi. De toutes tes forces. Jusqu'au fond. Il sourit à l'idée que mon plaisir est à sa merci. Nous sommes face à face. Il commence à lécher mes seins, traçant de tous petits cercles autour des mamelons, tandis que ses mains voguent sur mes fesses, s'aventurant dans ma raie pour en ressortir aussitôt. Nos deux corps s'emmêlent délicatement. Je ne supporte plus sa douceur. Je veux ressentir toute la puissance de son amour. Je veux le savoir au bord de la folie, je veux qu'il perde le contrôle, comme guidé par un instinct animal, un amour bestial. Prends-moi. De toutes tes forces. Jusqu'au fond ! L'ai-je simplement pensé ou ai-je eu le courage de le crier ? Il se détache de moi et me dévisage. Il me saisit les hanches et me porte avec une fougue inédite jusqu'à son bureau. Il m'allonge sur le bois dur et froid, et écarte mes jambes. Ses doigts experts se baladent au creux de ma fente dégoulinante et son index s'attarde sur mon clitoris déjà prêt à exploser. Au moment où les spasmes surgissent, il me pénètre avec une violence qui m'arrache le plus beau cri de plaisir de ma vie. La satisfaction de me savoir enfin remplie de lui m'excite presque autant que les va-et-vient de son sexe qui ne s'arrêtent plus au fond de mon ventre. Je sens une seconde vague de plaisir m'inonder, différente de la première. Plus forte que des spasmes, la jouissance transperce mon corps tout entier, en faisant gicler un liquide chaud sur les dossiers éparpillés de son bureau.

       J'ouvre les yeux. Il s'est déjà rhabillé et m'observe avec attention. Il pense que nous allons arrêter de nous voir. Mardi prochain, ce sera la dernière fois. Je prends mon sac à dos. Je sors de chez lui un peu déçue et un peu perdue. J'enfile mes lunettes de soleil et je rentre chez moi.

  *

       Une semaine plus tard, pour notre dernière rencontre, j'ai envie de lui parler d'un ultime fantasme. La facilité avec laquelle il accueille mes pensées me paraît suspecte mais je poursuis, sans aucune pudeur. Autrefois, certains mots me faisaient l'effet de petites bombes. J'avais peur que leur indécence soit un peu trop choquante. Aujourd'hui, mes désirs sont de simples mots que j'ose prononcer sans crainte. Je veux être désirée et aimée par deux hommes en même temps. Etre retenue prisonnière de leurs corps, savourant les caresses à quatre mains et les baisers à deux langues. Je veux provoquer leur désir, je veux qu'ils se battent pour me pénétrer, que leurs bras m'enveloppent de tous les côtés, et que leurs langues me chatouillent ici et là. Je veux éprouver le contact de leur corps, de leurs sexes et de leurs langues sur chaque parcelle de ma peau, crier et hurler de plaisir, et me laisser engloutir par une vague de jouissance ininterrompue.

       Le silence qui suit mon aveu me semble interminable. Comme d'habitude, il m'observe sans sourire et s'applique à ne pas laisser transparaitre ses sentiments. Je sais qu'il est entrain de choisir ses mots. Il en a toujours plein la tête mais il prend soin de les trier avant de les laisser s'échapper vers moi.

 

       — Vous ne devez pas vous sentir coupable. Vous n'avez rien à vous reprocher. Parfois les fantasmes ne sont là que pour entretenir une flamme que l'on a peur de voir s'éteindre. Ils n'existent souvent que pour être rêvés. Comme le point de départ d'un long voyage qui ne se termine pas toujours là où vous l'aviez imaginé, mais dans un endroit que vous n'auriez jamais soupçonné. Libérez-vous. Parlez-lui. Les premiers mots seront certainement difficiles. Mais si vous avez été capable de payer pour vous confier à moi, vous serez assez forte pour vous confier à celui que vous aimez.

 

       Je règle les 45 euros de ma dernière consultation et murmure un merci gonflé d'émotion. Je saisis mon sac à dos et descends les escaliers d'un pas rapide. Dehors, il fait presque nuit. Sur la façade de son immeuble, je jette un dernier regard à son nom gravé en lettres dorées sur la petite plaque noire. Au fond de ma poche, mes lunettes de soleil. Au fond de mon cœur, l'espoir enivrant de retrouver enfin l'homme de ma vie.

 

   Il est presque 19h30 lorsque je pousse la porte de mon appartement. Assis sur le canapé, il regarde la télévision d'un œil distrait. Il trouve que j'ai une drôle de tête et me demande si tout va bien. Je me déshabille devant les yeux écarquillés de mon mari. Entièrement nue devant lui, j'entrevois enfin cette lueur de désir dans ses yeux. Il éteint la télévision et commence par retirer son pull. Sans lui laisser le temps d'enlever son caleçon, je m'assieds à califourchon sur lui. J'ai envie de le faire languir et faire grimper son excitation pour l'emmener au bord de l'orgasme. Sans quitter son regard, je me relève et retire son caleçon d'un geste excessivement lent. Je m'agenouille par terre et commence à lécher son sexe prêt à exploser. Le souffle coupé, il me demande d'arrêter en gémissant. Je savoure ma victoire et me relève pour m'empaler doucement sur son membre frémissant de désir. Je commence par coulisser doucement sur lui en murmurant les mots magiques qui nous propulseront au septième ciel. Prends-moi. De toutes tes forces. Jusqu'au fond…

 

Signaler ce texte