Backroom
Elsa Saint Hilaire
Les nerfs tendus, elle descendit de la voiture en ajustant la mini robe de coton dont les bretelles trop lâches découvraient des épaules hâlées par le soleil de juillet ainsi que le galbe d'une poitrine épanouie. Elle claqua violemment la portière comme si ce geste, à lui seul, pouvait communiquer à l'homme qui l'accompagnait toute la colère et le ressentiment qu'elle lui vouait à cet instant. Lui, ne sourcilla pas. Il verrouilla les portes de la berline, contourna la calandre et vint la rejoindre sur le trottoir, de sa démarche nonchalante. Il souriait et elle n'arrivait pas à savoir si ce sourire portait la marque d'une quelconque condescendance ou d'un encouragement amical. Il lui souriait si souvent et dans des circonstances tellement différentes… « Tu es très belle » lui glissa-t-il à l'oreille, en lui passant le bras autour de la taille. Elle aurait préféré être particulièrement laide, voire hideuse ce soir-là, mais elle s'était pourtant maquillée avec soin, sans excès, avait enduit son corps d'une crème adoucissante légèrement parfumée qui irisait son corps souple et musclé de minuscules paillettes dorées. Pourquoi avait-elle accepté ? Une porte cochère, à quelques dizaines de mètres, masquait à peine la silhouette d'un homme qui, lorsqu'elle posa son regard sur lui, recula d'un pas dans l'embrasure. Il la regardait… raser les murs… Peut-être même étaient-ils plusieurs à guetter sa détresse, à rigoler et échanger des propos obscènes en l'observant. Des larmes lui montèrent aux yeux. Son compagnon, devinant sa faiblesse, resserra son étreinte autour de sa taille et se voulut rassurant. « Tu n'as rien à craindre, personne ne te forcera » murmura-t-il avec tendresse. Elle rejeta la tête en arrière d'un mouvement crâne. « Encore heureux ! » gronda-t-elle. « On est presque arrivés, veux-tu que nous arrêtions là ? On retourne à la maison si tu ne le sens pas.» Il avait attendu le dernier moment pour lui proposer ce qu'elle souhaitait de plus cher. Elle le toisa du regard et crut sentir en lui une hésitation véritable. Elle lui saisit la main : elle était moite de sueur. Elle pressa la paume un peu plus fort. Une étrange certitude venait de chasser les larmes. Elle repéra la porte surmontée d'une enseigne anodine et lorsqu'ils se trouvèrent à sa hauteur, elle fixa, avec un air de défi, l'œil de la caméra qui surveillait l'entrée et ce fut elle qui appuya sur la sonnette. La porte restait close. Un instant, elle eut l'espoir qu'il se soit trompé de jour ou peut-être d'heure. Toute l'énergie qu'elle avait mise en prenant l'initiative d'appuyer sur la sonnette se concentrait maintenant sur cette folle espérance. Mauvaise adresse, mauvais jour, mauvaise heure… mais le judas glissa et elle entrevit, à la lumière du soleil couchant, un œil qui la dévisageait, un œil inexpressif, vide de sentiment… comme un mauvais présage. Une forme vêtue de noir s'encadra dans la porte maintenant grande ouverte. Elle ignora l'homme à l'accueil pour mieux fixer son attention sur les lumières crues intermittentes qui zébraient le fond de l'entrée. Comme hypnotisée par ces éclats lumineux, elle avança d'une démarche un peu trop raide et se retrouva face à un comptoir derrière lequel une femme lui souriait d'un rouge sang « glossé » à outrance. Une boule à facettes jetait ses flashs sur son visage imperturbable de poupée Barbie. La fille avait beau sourire, pas l'ombre d'une ride n'altérait la surface lisse de sa peau. Le masque finit par articuler des questions :
- C'est la première fois que vous venez chez nous ? Il ne me semble pas vous avoir déjà vue. Vous êtes au courant pour ce soir ? C'est particulier, vous savez ? Quel est votre prénom ?
Les phrases s'enchaînaient, la laissant à nouveau perdue, dépassée par les événements, noyée dans ses émotions. Elle répondit la gorge serrée que oui, c'était la première fois, tandis que son cerveau paniqué cherchait un prénom ; le sien, le vrai, celui de son baptême lui ayant subitement paru trop pur et aussi transparent que si elle lui avait tendu sa carte d'identité. Les prénoms les plus idiots se bousculèrent dans sa tête : Germaine, Gertrude, Gloria… Pourquoi commençaient-ils tous par un « G » ? « G » comme « Grande Gourde », pensa-t-elle, submergée par la colère. C'est alors qu'il vint à son secours, s'approcha de la femme du vestiaire et se pencha pour lui chuchoter quelques mots à l'oreille. Celle-ci parut surprise, hésita puis opina en soupirant. Elle prit un stylo, nota deux prénoms sur un registre, tendit la main pour récupérer le sac de paille afin de le ranger sur une étagère et le sourire toujours figé, leur désigna un petit escalier qui menait au sous-sol.
- Hé bien, Claire et Christian, je vous souhaite une bonne soirée !
Elle ne s'appelait pas Claire, ni lui Christian, mais cela lui allait et elle ferait avec. D'ailleurs avait-elle le choix ? Claire, c'était même plutôt joli et innocent ; un pied de nez à ce lieu qu'elle n'aurait jamais imaginé fréquenter, même dans ses pires cauchemars. Il la laissa emprunter l'escalier en premier et l'incita à se diriger vers l'endroit d'où provenaient de plus en plus distinctement, au fur et à mesure qu'elle descendait les marches, les accords saccadés d'une musique techno. Ses yeux, peu à peu, s'habituèrent à l'obscurité et des éléments du décor retinrent son attention. Sur les tentures de velours cramoisi qui recouvraient les murs, des consoles blanches étaient fixées sur lesquelles trônaient des sculptures ou plutôt des moulages, tellement la ressemblance était parfaite, de fesses rebondies, de bites triomphantes et de sexes féminins béants d'extase. Elle ne trouva cela ni laid, ni totalement vulgaire, mais d'une banalité affligeante. Au bas de l'escalier, un étroit couloir menait à une vaste pièce dallée de travertin noir et blanc. Au centre, une grande blonde se déhanchait en rythme et à chaque balancement de ses guiboles longilignes, elle soulevait d'un doigt une courte jupe fluide de manière à mettre en évidence un string de dentelle noire hyper sexy. La fille ondulait en équilibre sur des talons aiguilles et laissait une bretelle de son top en soie glisser sur son épaule puis sur son bras, jusqu'à découvrir l'aréole brune d'un sein tendu. Son regard esquiva la nouvelle venue mais s'arrêta avec insolence sur son compagnon. Ils contournèrent la piste, laissant la fille parfaire son numéro d'exhibe et se dirigèrent vers le bar. Elle se hissa sur un tabouret un peu trop haut pour elle et tira machinalement sur sa robe qui dans l'effort s'était retroussée, découvrant allègrement le haut de ses cuisses bronzées. Il surprit le geste et lui lança un sourire ironique tout en lui murmurant « Laisse voir tes jambes, elles sont si craquantes… ». Qu'il ait repéré ce geste anodin, la fit rougir. Le compliment fut considéré comme une insulte. Prise en flagrant délit de pudibonderie dans un lieu où le sexe était présent partout, depuis les boîtes de kleenex éparpillées sur le rebord des banquettes jusqu'aux capotes multicolores dans des coupes en verre, elle se sentit ridicule et commença à le haïr. Un barman s'approcha pour prendre les commandes : un Perrier rondelle pour elle, un gin tonic pour lui. Elle voulait garder tous ses moyens, rester sur le qui vive, ne pas s'abandonner à l'ivresse. Une idée germa dans sa cervelle : elle lui ferait payer cher ce qu'il lui faisait endurer. Après avoir avalé une gorgée d'eau pétillante, elle dévisagea les hommes autour d'elle. Contrairement à ce qu'elle avait redouté la moyenne d'âge était assez jeune et plusieurs d'entre eux étaient même séduisants. Un grand brun, à l'allure décontractée, se détachait nettement du lot. Elle avait retenu la leçon de la fille au string et lorsqu'il se tourna dans sa direction, elle lui lança un regard lourd de sens. Il réagit immédiatement, quitta le bord de la piste de danse et vint s'accouder au bar juste à côté de son compagnon. Une conversation s'établit entre eux deux: « Déjà venus ? Non… Mais vous connaissez la réputation de la boîte ? Oui… Ses spécialités ? Ouais, un peu… ». Elle fronça les sourcils en entendant le mot « spécialités » et regarda, l'air stupéfait, son compagnon qui avait répondu nonchalamment « Ouais, un peu... », un sourire ambigu au bord des lèvres. Puis le dialogue prit un tour plus anodin… Paris l'été avec ses concerts de klaxons, ses gueulantes de clodos, puis encore… sa pollution visuelle avec ses cohortes de touristes obèses et mal fringués… Le beau brun recommanda une tournée. Elle but à petites lampées un second Perrier rondelle et n'essaya pas de s'immiscer dans la conversation qui roulait maintenant sur les propriétés extatiques de la musique techno. Cela faisait un bon quart d'heure qu'ils devisaient de tout et de rien, leurs visages rapprochés pour mieux s'entendre en dépit des baffles qui crachaient leurs décibels. Elle remarqua les yeux brillants de son compagnon, le soin qu'il prenait à paraître attentif aux moindres paroles de l'inconnu ; une étrange complicité les isolait du monde alentour. Elle s'en étonna, s'offusqua un peu qu'ils l'ignorent, tout en s'avouant secrètement que cela la mettait plus à l'aise. Lorsque plusieurs hommes apparurent dans la boîte, sa détermination fondit à nouveau, et elle se fit discrète de manière à ne pas attirer l'attention sur elle. La fille au string, après s'être frottée langoureusement à des mâles excités par ses ondulations, les avait poliment congédiés et était venue la rejoindre au bar. Quelques gouttes de sueur perlaient sur ses tempes ainsi qu'au sillon délicieux de ses seins. La danseuse lui décocha un sourire, la gratifia d'un clin d'œil complice et posa une main fine aux ongles nacrés sur la sienne. Ce contact délicat la surprit et l'émut. La fille paraissait tellement dans son élément qu'elle lui envia sa fière assurance, la liberté dont elle jouissait, alors qu'elle-même se sentait incapable de faire preuve de naturel. Elles étaient les deux seules femmes pour une dizaine d'hommes venus s'égailler dans leurs moiteurs. Cette présence féminine la rassura un peu et elle imagina, en admirant les formes parfaites de la belle, que celle-ci l'éclipserait sans problème auprès de tous ces types et qu'au mieux, ils l'oublieraient. Une longue mèche de cheveux blonds caressa son épaule ; deux lèvres chaudes s'attardèrent à la base de son cou. Elle frissonna, troublée par la sensualité du baiser, eut un instant d'hésitation puis pencha la tête jusqu'à frôler la joue de la fille qui lascivement fit glisser sa main entre ses cuisses et de ses doigts imprima une légère pression sur sa vulve gonflée. Son visage s'empourpra tandis qu'une onde de désir lui brisait les reins. La violence de la sensation la laissa interdite. Elle sentit la main se refermer sur son sexe qui se liquéfia sous la poigne douce et ferme. Après avoir jeté un rapide regard vers son compagnon trop fasciné par les paroles du bellâtre pour lui accorder la moindre attention, elle caressa un sein qui s'échappait une fois de plus du top en soie. La blonde lui chuchota « Tu viens avec moi sur la piste ?» tout en lui prenant la main, l'incitant à quitter le bar. « C'est quoi ton prénom ? … Claire… et toi ? Gwenaëlle…». Elle pouffa. « Tu trouves cela drôle ? Non… rien… juste que ton prénom commence par un « G ». La blonde eut l'air vaguement surprise, haussa les épaules puis l'entraîna dans son sillage sous les spots. Des baffles, dégoulinait un slow. Un cercle d'hommes se referma aussitôt autour d'elles. C'est à peine si elle y prit garde et ses sens devenus tyranniques réclamaient un sournois mélange de violence et de tendresse. La fille ôta ses talons aiguille et elles se retrouvèrent au centre de la piste, face à face, corps contre corps, étroitement enlacées. Le frottement de leurs poitrines excita ses tétons qui durcirent et ses jambes se mirent légèrement à trembler. Quand Gwenaëlle lui demanda si elle pouvait l'embrasser, elle ferma les yeux et lui offrit sa bouche en un calice ouvert, lui dédia avec volupté sa profondeur humide et son abîme intime. Leurs cuisses dénudées s'emmêlèrent, leurs peaux devinrent jumelles, leurs langues confondues, deux morceaux de corail polis à la houle d'une fraîche et saline salive.
- Tiens, t'es là !
Une brunette, cheveux courts, œil cerné de noir et mèches rebelles platine, se tenait mains sur les hanches à deux pas d'elles. - C'est qui celle-là ? aboya la nouvelle venue, en désignant Claire d'une moue réprobatrice. La blonde prit un air gêné, desserra son étreinte puis s'écarta carrément pour bredouiller « Sacha, je te présente Claire, une fille très sympa ». Un mec ricana au bord de la piste. Fusillé du regard par la néo-punkette, il détourna la tête. L'ambiance plombée, « Claire » leva la main en signe d'apaisement et annonça sa décision d'aller se rafraîchir aux toilettes. Une fois seule, dans un lieu qui ressemblait plus à une salle de bain avec ses cabines de douche luxueuses et son double lavabo de marbre, elle se planta devant un grand miroir et posa ses mains sur son ventre encore avide de caresses. Bouleversée, elle tenta de mettre ses idées au clair, de comprendre ce qui lui arrivait. Enfermée dans des réflexions contradictoires, elle déroula le film de ses années de vie avec son compagnon, remonta au coup de foudre, au coup de plomb au cœur qui l'avait terrassée dès leur première rencontre, puis défilèrent aussi, les désillusions et les soirées mornes, plombées également. Elle remonta plus loin, explora ses années de collège et repensa à l'une de ses copines, aux moments de complicité mais également à leurs jeux pas toujours innocents, aux frôlements et cajoleries qui avaient jeté le trouble et finit par les éloigner l'une de l'autre. Elle divagua ainsi un long moment… De retour au bar, elle découvrit la piste de danse et le salon déserts, les verres abandonnés sur le comptoir. Saisie d'une bouffée d'angoisse, elle scruta la pénombre à la recherche de son compagnon. L'agitation clandestine provenant d'une alcôve devant laquelle s'étaient groupés des clients attira son attention et c'est d'une voix cassée qu'elle demanda au barman s'il savait où était passé « Christian » ? L'air blasé, il lui désigna d'un signe de tête l'entrée de la backroom. Elle se rua dans cette direction, se fraya à coups de coudes un passage dans la grappe humaine. Ce qu'elle vit à cet instant lui glaça le sang : sous une grande affiche aux couleurs criardes annonçant la soirée hétéro-gay du 22 juillet, son mec, à poil, était en train de se faire mettre par le beau brun. À l'écart, lovées sur un sofa, deux silhouettes féminines communiaient dans une étreinte chaotique. L'une tendait les reins, l'autre la maintenait ferme, la blonde ondulait, la brune la culbutait, des ongles griffaient puis une claque résonna, sèche, pas trop forte, suivi d'un gémissement qui aurait pu se terminer par des larmes… mais les larmes étaient pour elle et les paupières qui ne désenflaient plus et la rage aux entrailles et l'envie se précipiter vers la blonde pour lui prêter sa peau et la couvrir de baisers. Jalouse, oui, elle l'était.