Les gens de l'après-midi

olivier-f-thomas

Les gens de l’après-midi

    Les portes se ferment après le signal sonore. A travers la fenêtre, la gare est en piteux état. Mégots, graffitis, béton armé. C’est amusant : auparavant je ne faisais pas attention à ces détails. Aujourd’hui j’ai l’impression que le décor se résume aux canettes écrasées et aux plumes de pigeons morts. Le paysage commence à avancer. Le train est vide, ou presque. Je le prends tous les jours et pourtant je ne reconnais rien. Je me sens un peu perdu dans ce simulacre d’ordinaire. Qui aurait pu croire que le quotidien puisse être à ce point affecté par la position de la grande aiguille sur le cadran d’une montre ? Je ne suis pas dans le bon train. C’est pourtant le mien.

   Ma vie est un modèle de régularité. Chaque matin je quitte la maison vers sept heures et je monte dans le train de 7h11. 7h11, c’est automatique, comme une minuterie de cage d’escalier. Cette régularité pourrait en inquiéter certains, moi je la trouve rassurante. Je me lève, je me prépare, je sors de chez moi. Peu importe le temps passé à déjeuner, à m’habiller : je suis sur le quai à 7h11. Là, je prends le train, direction le travail. La vie fonctionne comme cela.

    Aujourd’hui, comme chaque jour, je suis dans le train. C’est le même wagon, le même trajet, le même décor. Il y a les mêmes publicités déchirées sur les murs des stations, les mêmes quotidiens gratuits qui jonchent le sol. Pourtant, tout me semble différent. Les fauteuils. Les contrôleurs. L’espace. Les voyageurs, surtout. Les gens. Les visages aussi. Je regarde ma montre : il est 14h27.

    À 7h11, la lutte est rude pour se trouver une place assise. Certains matins, il est même difficile d’entrer dans le train. Bousculades, prises de bec, soupirs exaspérés, tout y passe. Il y a les lycéens qui bloquent le passage avec leurs sacs, les secrétaires qui se sentent obligées de raconter leur soirée à l’ensemble du wagon, les lecteurs du « Da-Vinci Code » et les banquiers qui attaquent la journée en consultant leurs e-mails à même la banquette. Pas évident de se trouver une petite place de simple voyageur.

  Le train de l’après midi, lui, autorise toutes les fantaisies. Exposition nord, sud ? Une place au soleil, près de la fenêtre ? Mais allez-y Monsieur, installez-vous donc… Vous souhaitez allonger vos jambes ? Pas de souci : vous ne gênerez personne.

  Le wagon n’est pas vide, pourtant une impression de désolation circule d’un siège à l’autre. Je me sens ballotté sur les rails, secoué contre la vitre. Je regarde autour de moi et le décor familier m’est devenu étranger. 14h27. Rien de commun avec mon quotidien. Je distingue toutes ces choses que je ne regardais pas avant. La couleur des banquettes, le plan de la ligne, la saleté du sol. Une fois vidée de son troupeau bêlant du matin, la rame est un enclos bien maussade.

  À quelques rangées devant moi, une femme seule. Yeux rougis, joue collée contre la vitre. Elle est vêtue d’un grand imperméable et d’un chemisier défraîchi. Derrière elle, il y a

un homme, vautré, les yeux dans le vide. Il est écroulé sur la banquette, comme s’il en était le propriétaire. Je le regarde, je m’interroge… Descend-il du train, parfois ? Il n’a pas l’air sale, pourtant quelque chose dans son attitude m’incite à penser qu’il est assis là, le regard perdu dans le plafond en plastique depuis plusieurs heures. Était-il déjà là à 7h11 ? Est-il là,  chaque matin ? Est-ce que je ne le vois jamais ?

   De l’autre côté, sur la gauche, une jeune femme a ouvert un carton à dessin et trie de larges feuilles blanches cartonnées. D’où je suis, j’ai peine à distinguer le contour des croquis, je les imagine plus que je ne les vois. L’artiste semble un peu en panique. Fébrilement, elle déplace, remet de l’ordre, insère des intercalaires. Parfois, à l’aide d’un crayon de papier, elle inscrit quelques mots au dos des feuilles.

   Dans le fond du wagon, un couple de personnes âgées discute avec animation. L’homme parle avec conviction et la femme fait mine d’écouter. Lui, porte un béret, des grandes lunettes aux verres carrés. Il s’emporte dans son discours, persuadé d’avoir raison, quel que soit le sujet abordé. Elle, cheveux gris bouclés, sac à main serré contre la poitrine, paraît soucieuse, désorientée. Voyait-elle le monde différemment, quand des années auparavant, elle était dans le train de 7h11, en train de réfléchir à ce qu’elle allait faire à manger pour le soir ?

   Juste à côté de moi, une jeune maman porte son enfant sur ses genoux. Le bébé ne doit pas être vieux : deux ou trois mois qu’il doit respirer le même air que nous. Elle transporte avec elle un énorme sac, rempli à ras bord d’ustensiles divers pour subvenir aux besoins de ce petit être. Pour l'heure, il dort. La maman profite de cet instant. Elle sait par expérience qu’il ne s’agit que d’un court répit, d’un peu de calme avant d’autres tempêtes.  Elle ferme les yeux, se laisse bercer par le grincement des essieux et les changements d’aiguillage. Je la regarde et je me sens jaloux. Jaloux de son âge, jaloux de cette sérénité qu’elle dégage… Moi, je suis perdu. C’est mon train. Mon espace. Et pourtant tout m’est étranger. Il est 14h27. Ce décor n’est pas le mien. Il y a tant de différences entre les gens du matin et ceux de l’après-midi. 7h11, 14h27, l’heure à laquelle on prend son train détermine la place que l’on occupe dans la société. Comme si tout pouvait se résumer à cela. Qui sont ces gens qui se promènent à l’air libre quand tout le monde est au travail ? N’y a-t-il que les touristes pour peupler les rues de neuf heures à dix-sept heures les jours ouvrés ? Les passants défilent… Ils vont et viennent toute la journée. Qui sont ces fous qui ont le droit de marcher librement en plein jour à l’heure où l’honnête citoyen regarde par la fenêtre de son bureau ?

    Mon monde s’éloigne, les agaçantes secrétaires du 7h11 me manquent déjà. Chaque matin, je pestais sur ce train que je ne voulais pas prendre. Chaque matin j’avais envie d’être malade, d’être samedi… Comme les gosses je rêvais souvent que, dans la nuit, un météore opportuniste se soit écrasé à l’emplacement exact de mon bureau. Des choses comme ça.

   Je regarde l’heure, je suis en avance. Je ne reconnais plus rien. Je passe devant ma station, celle à laquelle je descendais, vers 7h30. Cet après-midi je continue, je ne m’arrête pas. Dépasser cette station me fait mal. Aller voir ce qu’il y a après m’effraie. Je doute, j’ai peur. La voix abrupte au téléphone m’a dit de ne pas être en retard. J’ouvre ma pochette cartonnée, je sors le papier, je vérifie une fois encore. Non, je suis dans les temps. Il y a même un petit plan d’accès, imprimé et agrafé. La réunion d’accueil des Assedic est à quinze heures.

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