La mousson sans le pont

petisaintleu

Suite de Le brahmane du serf : où la confrontation finale ne sera pas pour cette fois

Les incantations ont un effet similaire à l'entrée en résonance d'un pont, liée au cadencement d'un régiment qui le traverse. Je touchais le cœur de ses croyances. J'avais été bien inspiré de taire jusque-là mon polyglottisme. Je m'exprimai en marathi, ce qui prouvait que l'ancien bagnard étendait son influence bien au-delà du Jharkhand.

 

Je parlais avec calme, comme un charmeur de serpents qui subjugue l'animal. Je craignais que la montée d'une octave ne rompe l'équilibre. Je ne doutais pas qu'une force analogue soit en œuvre chez la partie adverse. Avec un sourire, mi-modeste, mi-suppliant, je lui demandai de me libérer. Aussitôt fait, mon premier objectif fut de rejoindre mes compagnons. J'avais donc encore le souci de retrouver le cottage. Avec mon nouvel ami, je ne m'inquiétai pas. En effet, dès que j'en fis la demande, il m'y conduisit. Prétextant que le Maître avait besoin de Vidocq, je lui demandai de se glisser discrètement dans la demeure pour l'informer de ma présence. Dix minutes plus tard, le policier apparut, suivi rapidement de mes parents. À l'évidence, ils étaient heureux de me retrouver. Arthur, certainement par une erreur d'homonymie, poussait des cris de Sioux. À ces ronds de jambes démonstratifs, j'eus préféré des ronds de fumée, plus discrets pour éviter que nous ne soyons rapidement tracés. Je ne lui fis pas la remarque. Il m'avait assez fulminé de lui avoir cassé sa pipe, lui, le survivant, quelques heures avant notre départ. Je lui prêtai ma cigarette électronique qu'il abandonna, faute de s'adonner à sa grande passion, les volutes.

 

Comme de bien entendu, sans que je n'aie eu besoin de lui demander, Vidocq nous invita à nous mettre en route sans tarder, pour rejoindre son compagnon de galère. De mon côté, j'avais également pris mes précautions. J'avais en quelque sorte fait jouer le rôle de fakir à mon geôlier. Je lui avais sorti les vers du nez pour qu'il m'informe du lieu possible pour rencontrer Ravi Même Sankarabeu – le nom d'artiste céleste que s'était donné l'ancien taulard. On ne pouvait pas mieux tomber. Des milliers de fidèles s'étaient donné rendez-vous pour écouter la voix de leur maître. Et surtout l'entendre jouer du sitar dont il était un virtuose. Petit clin d'œil à notre histoire, j'appris par la suite que Ravi Shankar, le vrai, se produisit dans les années soixante-dix dans une discothèque de Dreux dénommée … Le Vidocq. J'avais hâte de rejoindre ce Woodstock indien, fatigué, heureux de me rendre à Pune, le lieu de ralliement, même à pied. Je priai mes amis de prendre aussitôt la route.

Nous mîmes cinq jours pour franchir les cent cinquante kilomètres. En arrivant, nous nous rendîmes à l'évidence que, avec nos yeux d'Européens, les Indiens étaient des gens originaux. Cela explique sans doute qu'ils furent sujets britanniques, car ils les battaient haut la main en termes d'excentricités. Nous tombâmes sur un bestiaire d'originaux. Aux corps recouverts de bouse se succédaient des pénis transpercés d'aiguilles. En me rapprochant d'un bûcher, dont l'odeur de cochon grillé me mettait l'eau à la bouche, on m'informa, avec le sourire, qu'il s'agissait d'une crémation. Les plus croyants avaient jugé utile de ramener leurs cadavres, certains que leur combustion au plus près du maître faciliterait leur réincarnation.

 

Ravi, Jacques Chagrin de son vrai nom, nous le repérâmes de suite. L'inverse fut également vrai. Il professait au milieu d'une foule assise en tailleur. C'est peut-être un détail pour vous. Pour moi c'en était trop. La souplesse n'est pas mon fort et je pense que mes acolytes, perclus d'arthrose, n'étaient guère enclins à jouer les contorsionnistes. Alors que ses yeux, révulsés par l'hystérie de son discours, se tournaient vers nous, il reconnut Vidocq. Il lui sourit, découvrant une mâchoire dépourvue de dentition. Je suppose que pour ces disciples, munis de crocs dont la blancheur ferait rougir Jairo, c'était un signe de sagesse. Sans perdre un instant, il délaissa son auditoire pour se frayer une route à coups de pied, n'hésitant pas à piétiner quelques culs-de-jatte au passage. Ces francs-maçons du crime se saluèrent par des simagrées que l'on rencontre chez les Zoulous des jungles périphériques.

Arthur se sentait décontenancé. Chez lui, les retrouvailles se faisaient à l'estaminet, à écluser jusqu'au petit matin, pour se remémorer les plus grosses cuites. Nous n'eûmes droit qu'à un thé tiède, – John pâlit – une sorte de bouillon de culture que maudiraient mes intestins jusqu'à la septième génération.

Vidocq ne prit pas la peine de résumer notre histoire. C'était inutile. Il existait des codes aux bagnes comme pour la légion étrangère. C'était à la vie à la mort. Ils s'isolèrent pour un conciliabule. Je supposai qu'une négociation devait se dérouler au sujet d'un magot caché. À moins qu'il ne s'agisse de la négociation d'une amnistie. Je pensai que même le pire des assassins connaît la nostalgie. Jacques devait avoir près de soixante ans et il n'avait pas foulé le sol de France depuis quarante ans. Que lui importait d'être le roi de ces laissés-pour-compte ? Tous les soirs, quand, enfin, il terminait sa journée, riche d'avoir soigné le cœur de ces pauvres gens, il pleurait aux souvenirs de son enfance à Auriat dans la Creuse. Il aurait pu être un homme de peu, creusant les sillons des saisons. Il aurait pu être un homme de bien ; un oncle fut jésuite. À y réfléchir, il fut un homme de rien, fuyant tout le monde, tout le temps, partout. Dorénavant, il était fatigué de papillonner. Il pouvait bien donner un coup de pouce à ces étrangers pour revoir enfin ces vallées boisées, ressentir le froid humide transpercer ses os et finir par se réchauffer au coin du feu.

Sa décision était prise. Il lui suffisait de lever le petit doigt pour que les foules lui obéissent. Suite à sa harangue, le compte était bon. Nous étions cinq et par un prompt effort, nous nous vîmes une myriade dans ce havre. Il nous permettait de nous projeter non plus dans la fuite, mais, enfin, dans la confrontation. Henri et Arthur l'avaient bien compris. Mes tâcherons des champs de bataille piaffaient déjà de se jeter à l'eau pour repousser des montagnes charnelles vers le Gange. Il ne jouerait pas le puritain depuis qu'il charriait des cadavres. Sans destruction, il ne saurait y avoir de création.

 

Si Henri, en tout bon napoléonien, pensait que notre meilleure défense était l'attaque, je me sentais d'une nature moins guerrière. Je ne voyais pas comment nous pouvions êtes mis en danger au milieu de cette masse compacte.

Le danger vient souvent d'où on ne l'attend pas. Nous étions en mai, qui ne correspond pas encore à la période de la mousson. À peine trois heures après notre arrivée, le déluge s'abattit, transformant la plaine en un vaste marécage. Un reste de bûcher, arche improvisée pour des morceaux de chair calcinés et noce de Cana pour des rats qui festoyaient des restes, passa devant nous. « C'est une Berezina tropicale » déclara John avec flegme. « Bollocks » lui répondit Henri qui, à l'évidence, maîtrisait avec plus de nuances la langue de Shakespeare que Cambronne.

Bref, cet épisode rajoutait de l'eau au moulin de nos déconvenues. En moins qu'il n'en faut pour qu'une baignoire ne se vide, nous étions seuls.

 

Il ne nous restait plus qu'à retourner sur Paris. En débiquitant, jeu de mot trouvé par Arthur, que n'aurait pas renié Maître Capello, je m'inquiétais pour le gîte tout autant que pour mes finances. Pour alimenter cette troupe, j'avais bien pensé à me rendre du côté du Palais Brongniart où fleurissent les numismates. Je craignais de déclencher la suspicion en proposant d'échanger des livres de l'époque victorienne et des francs Germinal.

C'est Vidocq qui apporta la solution. Alors que je revenais du supermarché, mon sac rempli d'œufs et de jambon premier prix, histoire de faire mouillette pour nous remettre de ces inondations d'émotions, la table dégueulait de victuailles. Le policier s'était plongé avec grand intérêt dans les natures mortes présentes dans mon ouvrage de peinture. Il était allé se servir à la source, chez les meilleurs auteurs de natures mortes de gibier et de fruits. Arthur se mit aux fourneaux. Il fit des miracles avec les plaques chauffantes et le micro-onde. Il nous prépara des pâtés en croûte suivis d'un lièvre à la sauce moutarde. Ils rirent aux éclats, se délectant d'un vin de Madère, quand, aux informations, un spécialiste tenta d'expliquer la disparition inexplicable de toute la face droite d'un Arcimboldo. « À la santé des gueules cassées » s'esclaffa Arthur.

 

Je n'étais pas d'humeur à me fendre la poire. Je ne sais pas si j'étais rouge comme une tomate. Je n'avais pas la pêche et ça me courait le haricot de sans cesse faire le poireau devant une expectative qui m'angoissait.

J'avais besoin de me retrouver seul. Après avoir appris à mes camarades la bataille navale, John évoquant déjà un coup de Trafalgar pour énerver Henri, je les suppliai de rester calmer pendant mon absence et, surtout, de n'ouvrir à personne sous quelque prétexte que ce soit.

Je retournai au Louvre. J'évitai scrupuleusement le département des peintures flamandes pour musarder du côté de la Grande Galerie de l'aile Denon. Cette fois, je recherchais la compagnie des touristes qui se faisaient plus rare en ce milieu de septembre. Oui, j'avais peur d'être pourchassé par un illuminé hollandais qui m'aurait trucidé d'un coup de dague.

 

En relevant les yeux, il me regardait. Je vous assure, c'est moi qu'il regardait.

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