les Grenouilles

Catherine Pessin

Les grenouilles

 

 

Depuis plusieurs mois, en rentrant tard le soir, elle avait remarqué cet étrange bruit de grenouilles, près du parking où elle garait sa voiture.

En pleine ville, l’idée de la présence d’un marécage lui parut incongrue.

Elle n’avait jamais eu la curiosité d’aller chercher d’où venait ce bruit. Mais quand même ! Quelque fût la saison, elle avait entendu ce coassement étrange et de posait la question à chaque fois.

Evidemment, elle entendait clairement ce bruit quand la circulation des voitures s’était tue, c'est-à-dire aux environs de onze heures, minuit.

Une nuit d’été qu’elle rentrait d’une soirée cinéma, elle se décida à percer ce mystère. Elle se sentait assez vaillante pour entamer des recherches.

Autour du petit parking qui ne pouvait contenir qu’une dizaine de voitures, des bâtiments ordinaires et gris abritaient des logements et autres locaux immobiliers, des bureaux, des commerces, bref, de quoi animer la petite ville qu’elle habitait.

Mais ici, rien ne laissait supposer la présence d’une quelconque créature sauvage.

Le lieu n’inspirait en rien la nature. Et pourtant, elles devaient bien se loger quelque part, ces grenouilles !

A gauche du parking d’où venait le bruit, un minuscule jardin triste et sombre se trouvait là, coincé entre un vieil immeuble et la pente qui menait à la mairie. Un arbre n’y aurait pu prendre racine !

D’habitude, en plein jour, elle ne regardait jamais l’état de ce coin d’herbes en friche. C’était simplement un morceau de terre inoccupée, inutile dans ce quartier morne ! La nature était inévitablement ailleurs.

Comme l’atmosphère était assez douce en ce début de nuit, elle osa s’aventurer vers le muret qui séparait le jardin du parking. Elle l’enjamba sans difficulté.

A peine le pied au sol, elle eut une désagréable sensation d’humidité. Elle ne pensait pas être si rapidement au cœur du sujet !

Comment était-ce possible ?

Non ! Il ne pouvait pas y avoir un marécage à vingt mètres de sa voiture, au niveau du macadam.

Elle retira son pied, croyant l’avoir posé sur une flaque d’eau.

Elle fit un écart et retomba sur le même fond humide : le deuxième pied confirma la première impression.

Si elle voulait trouver les grenouilles, il fallait qu’elle s’adapte à leur environnement !

Elle attacha son petit sac confortablement derrière son dos et respira profondément avant de s’engager dans l’aventure. Car cela ressemblait à une aventure !

Elle n’y voyait pas grand-chose mais sa vue encore assez bonne lui permit de discerner l’essentiel du décor. Pour l’instant elle ne vit qu’une végétation familière. Ses pieds tâtonnaient un sol toujours moelleux ; ses petites chaussures de ville avaient pris l’eau mais elle en oublia rapidement le confort et se concentra sur ce qui l’attendait.

Elle s’enfonça dans l’inconnu de cet espace sombre.

Un coassement la figea un instant sur place : elle était bel et bien au cœur du mystère.

Elle retint son souffle pour s’assurer que ce n’était pas un bourdonnement d’oreilles. Concentrée, elle s’appliqua à capter le moindre indice supplémentaire.

Les sons reprirent doucement mais cette fois avec une harmonie étrange qui ne lui déplut pas. Elle ne put s’empêcher de reconnaitre des instruments sud-américains et plus exactement des ocarinas.

C’était le même son, sourd et mélodieux à la fois, comme si les notes se répandaient d’un lieu à l’autre, se chevauchant parfois.

Pas de doute, elle était bien au cœur d’un concert insolite, mi-terrien, mi-animal.

Son pied droit glissa sur un caillou rond, elle se rattrapa à une branche souple qu’elle avait repérée devant elle. L’obscurité lui fit perdre un peu d’assurance mais pas assez pour lui faire rebrousser chemin. D’ailleurs, elle aurait été bien incapable de le retrouver ! A cet instant, elle n’en avait aucune envie.

Elle reprit équilibre et essaya de s’engager en direction des sons qui ne s’arrêtaient plus. Le sol se faisait plus sec par endroits. Elle heurta un morceau de bois qui paraissait plat et mit le pied dessus, s’assurant de sa stabilité.

A petits pas, elle continua à marcher sur ces bois, sa main sentit une corde qu’elle agrippa sans réfléchir, heureuse d’avoir trouvé une aide à son équilibre. La corde partait horizontalement et semblait accompagner le plancher de bois.

Elle coprit qu’elle était sur un pont de singe. Se souvenant de ses expériences de jeunesse avec des troupes d’éclaireuses, elle mit tout son courage et toute son intelligence pour réussir à atteindre le bout du pont. Elle trouva d’instinct la deuxième corde parallèle.

Le balancement léger ne facilitait pas l’exploit, dans le noir, les pieds glissants. Les sons des grenouilles-ocarinas rythmaient son évolution, comme si elle exécutait un numéro de cirque.

Cela l’encourageait à réussir, ne voyant ni où cela la menait, ni ce qui était sous le pont. La curiosité lui rendait la situation plus facile, avançant vers l’inconnu. Le pont n’en finissait pas ! Il faut dire qu’elle n’avançait pas vite, de peur de déraper des planches de bois en équilibre. Etait-ce un marécage sous ses pieds ou un autre milieu aquatique ? Attirée par la mélodie omniprésente, elle persévérait dans son parcours.

Brusquement, les sons se turent de façon nette, comme si un chef d’orchestre avait ordonné le silence immédiat. Dans le noir, elle ne pouvait malheureusement rien apercevoir.

Elle ne comprit pas où elle en était, ni ce qu’elle faisait là.

Elle se mit à douter de ses capacités d’aventurière mais sa détermination était plus forte que des doutes.

Elle voulut en avoir le cœur net.

Elle ne se souvenait pas d’avoir bu d’alcool ou d’avoir fumé une herbe quelconque. Sûre de sa lucidité, son esprit devait être en mesure de supporter la réalité des événements, quels qu’ils soient !

Le bout du chemin arriva enfin.

Le sol devint plus stable et plus ferme. L’humidité avait complètement disparu.

A tâtons, elle hésita quelques pas avant de lâcher les cordes.

C’est alors que la petite musique des grenouilles recommença, au moment même où une lueur bleue guida son chemin.

Un escalier de pierre se dressa devant elle.

Elle le gravit légèrement, sans inquiétude.

Arrivée sur la dernière marche, elle sentit près d’elle un souffle très doux, comme une petite musique qui l’invitait à une cérémonie particulière.

Ne distinguant pas assez nettement ce qui l’environnait, elle eut un léger mouvement de recul et s’arrêta.

Depuis le début de son parcours, c’était la première fois qu’elle hésitait. Aucune explication ne lui était donnée, elle était livrée à elle-même, seule face à ses décisions.

Bien sûr, elle n’avairt pas de lampe de poche dans son sac et ne comptait pas en trouver une sur son chemin !

Et pourtant, comme si un esprit avait entendu se requête, la lumière bleue se fit plus intense !

Au même moment, une symphonie enveloppa le décor de sons merveilleux. Elle resta immobile, envoûtée par ce spectacle irréel qui s’offrait à ses yeux : au fond d’un cratère se trouvait un étang lumineux, de couleur violette un peu fluorescente et bordé de joncs dorés. Assis en rond, une vingtaine d’hommes vêtus de ponchos colorés se balançaient au rythme des instruments qu’ils jouaient.

Elle assista, médusée, à un authentique concert de musique précolombienne.

Les musiciens portaient des chapeaux et des bonnets qui recouvraient leur visage. Ils ne firent pas attention à la présence féminine et discrète à quelques hauteurs d’eux.

Elle reconnut bien sûr les sons étranges qui l’avaient menée jusque là.

Elle était trop loin des musiciens pour identifier exactement les instruments et particulièrement les ocarinas. Mais une chose était sûre, elle était parvenue à élucider ce mystère de la nuit !

En quelques secondes, elle fut saisie par une sensation de vertige, comme si elle était envoutée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce spectacle. Sa vue devint trouble et presque faible mais l’ouïe n’avait pas faibli, au contraire ! Elle distingua nettement un autre son qui s’était superposé aux autres.

Le chant des grenouilles entrait dans le concert.

Etait-elle au bord d’une mare ou dans la Cordillère des Andes ?

Cette réflexion l’obligea à rétablir l’équilibre qu’elle était sur le point  de perdre. Elle stabilisa sa station debout, en quelques piétinements habiles et se frotta les yeux pour s’assurer que sa vue ne lui jouait pas des tours.

C’est alors qu’une main se tendit vers elle, un main unique, orpheline, comme flottant dans l’air, isolée de son corps.

La brume de la nuit ne lui faisait pas deviner son propriétaire.

C’était comme une invitation, elle ne pouvait s’y soustraire, surprise mais heureuse d’être accueillie dans ce lieu inconnu.

Sans se poser de questions, elle tendit sa propore main et se laissa conduire.

En totale confiance en son guide, elle ne fit plus attention à ses pas et se mit à marcher comme une enfant.

La main l’entraîna au cœur du décor magique.

Soudain le concert des grenouilles redoubla d’intensité et elle sentit dans sa poitrine un battement qu’elle n’avait jamais senti auparavant.

Son rythme cardiaque s’accéléra anormalement.

Ce phénomène l’intrigua, elle n’était pas en état d’activité intense et son esprit était plutôt détendu. Elle ne maitrisait pas ce battement qui s’affolait à l’intérieur de son corps, comme un mécanisme d’horloge déréglé.

En quelques secondes, elle se retrouva au bord de l’étang mauve et doré. La main la tenait toujours, avec une douce fermeté et l’invita à s’assoir parmi les musiciens. Leurs yeux souriaient en signe de bienvenue, la laissant muette d’étonnement.

Installée au sol, elle détacha son sac à dos, l’ouvrit et en sortit une petite boite ronde et plate, brodée finement et dont le fond doré apportait une touche de luxe.

A l’intérieur se trouvait un miroir.

Elle le présenta à l’homme assis à côté d’elle comme un cadeau, en signe de reconnaissance : c’est tout ce qu’elle possédait de valeur sur elle. Le musicien posa son ocarina et ouvrit le miroir.

Il dit quelques mots qu’elle ne comprit pas, la regardant dans les yeux.

Au même moment, une extraordinaire lumière illumina l’endroit, aveuglant les musiciens.

Le silence se fit, rompant l’harmonie du chant des grenouilles et des instruments. Elle se mit à avoir peur pour la première fois dans cette aventure. Puis un immense cri de joie retentit de tout l’étang :

« Viva el sol ! viva el sol ! »

Cette clameur était accompagnée d’un concert tonitruant des grenouilles qui sautaient de toutes parts au dessus de l’eau.

Les ocarinas reprirent de plus belle et les voix des hommes montèrent en chœur pour célébrer le retour du soleil.

Saoule de féérie, elle se laissa transporter comme une déesse au centre de l’étang, soulevée par des centaines de mains.

Il faisait à peine jour quand un timide rayon de soleil vint la surprendre au milieu du petit jardin en friche.

Assise dans l’herbe, elle resta quelques instants immobile, rassemblant ses esprits et essayant de comprendre ce qu’elle faisait là, à deux pas de chez elle.

Un mal de tête inhabituel la fit vaciller légèrement. Elle mit sa main à son front et sentit une bosse au niveau de la tempe droite.

Une de ses chaussures se trouvait à deux mètres du muret.

Que faisait-elle là ?

Elle se dirigea pour la récupérer et c’est en se relevant qu’elle fut aveuglée par un éclat violent, celui que lui renvoyait son miroir ouvert, certainement tombé par négligence de son sac à dos.

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