Le jour de la moto

Catherine Pessin

             Le jour de la moto

    Comme tous les matins, elle fut surprise par un bruit de la vie.

Ce matin-là, ce fut celui de la moto.

Une franche pétarade déchira le petit matin, puis en deux minutes s’estompa vers le lointain. Ces quelques instants suffirent à lui réveiller les sens.

Elle ouvrit timidement les yeux et s’étira de façon anarchique, passa sa main dans les cheveux et se rendit à l’évidence : elle était bel et bien hors du sommeil. Elle respira l’air frais du matin par la porte-fenêtre restée entrouverte.

D’un geste automatique, elle ramena le drap sur ses épaules, se retourna et referma les yeux. Elle se força à croire que la nuit n’était pas finie, tout du moins pour elle. Un bref regard au poignet la conforta dans son élan. Ce jour de vacances n’allait pas commencer si tôt !

Pourtant ses pensées, plus agiles que ses muscles, la tinrent en état de somnolence inévitable. Le sommeil n’était plus possible mais le réveil encore trop loin pour l’action.

Machinalement, elle composa dans sa tête son début de journée de façon idéale – l’idéale s’entend pas l’absence de toute contrainte et tendant obstinément  vers le maximum de plaisirs.

Chaque moment de sa vie, du lever au coucher, devait se vivre en harmonie. Harmonie avec le temps, l’humeur, l’environnement.

Se tournant et se retournant dans son lit, elle décida soudain de ne plus faire de plan sur la comète. Les planètes sont toujours trop loin à atteindre !

Résignée, elle pensa déjà à son premier plaisir du matin : ouvrir les volets et respirer le bleu du ciel en cadeau du jour. Là, elle ne pouvait pas se tromper

A peine vêtue – la chaleur n’avait pas quitté la nuit- elle se leva, referma négligemment son léger peignoir et se dirigea vers la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. Il fallait ouvrir les volets. Tout ce système de sécurité vieillot ne lui fit pas défaut. Elle le connaissait par cœur, à force de venir seule dans la grande maison. Dévisser, tirer, lever, soulever, pousser, ouvrir enfin !

Les deux grands volets de bois découvrirent un décor presque familier : le jardin aux mille plantes méditerranéennes sur fond de ciel inlassablement azur.

Rassurée, elle avança pieds nus sur la terrasse, un peu timidement pour ne pas surprendre quelque rare voisin de son allure négligée.

Ce fut une surprise qui la prit de plain fouet.

Un bruit de moto déchira le tableau d’un coup de marteau-piqueur.

Une énième Harley finit sa course, pile devant elle, lui laissant à peine le temps de retoucher terre, soulevée de stupeur.

Le cavalier de la Harley posa pied à terre et coupa le moteur.

A travers la visière, son regard la fixait.

Hypnotisée, elle n’avait pas bougé d’un pouce. Un léger vent effleura son peignoir et découvrit ses jambes. Un volet mal amarré se mit à battre un coup violent, son cœur sauta et resta suspendu dans sa poitrine.

La Harley agonisait dans ses vapeurs rauques et se tut.

Le cavalier de la Harley n’avait pas quitté son  casque. D’une voix lointaine et déterminée, il lui dit :

- Tu viens ?

Titubant de déséquilibre, elle fit un pas, puis deux et avança telle une somnambule vers La Créature. En un instant, elle avait oublié son programme banal.

La Harley se mit à ronronner doucement, patiemment. Elle avait touché le guidon et frôlé un gant.

Muette, elle caressa le blouson, prolongea la main de cuir et s’agrippa aux replis épais pour chevaucher le flanc large de la selle.

En un mouvement leste, elle fut installée derrière le cavalier.

La Harley hennit de reconnaissance et lâcha tous ses gaz.

Elle se cramponna fermement, les bras serrés autour de la taille de son centaure. Une ruade suffit à les faire décoller.

Le demi-tour sur les graviers entama une longue série de sensations surprenantes. Son cœur s’était accroché à une ancre imprévisible. Son esprit suivit sans effort. Elle partait, larguait les amarres, pourtant si peu installées…

La vitesse avait cette vertu de ne faire penser qu’à cet instant de vie, évacuant le reste, laissant loin derrière l’immobilisme.

Elle emmenait avec elle tout ce qu’elle avait de légèreté.

Ses yeux ne s’étaient pas ouverts depuis le moment où elle avait enfourché la moto. Elle pensa très fort que c’était un rêve et se laissa portée par sa conviction.

Le soleil n’était pas encore assez haut mais assez lumineux pour l’obliger à rester les yeux fermés. L’effet de vent accentuait cette sensation d’aveuglement.

La Harley et son cavalier ne faisait qu’un, soudés par cette force mêle et terrienne qui caractérise le monde motard.

Son caractère à elle était plutôt aérien, préférant d’habitude s’évader vers d’autres lieux par la pensée. C’était moins périlleux mais très efficace.

A ce moment précis, elle prit conscience que son état était en relation avec son opposé de vie. Opposé ou complément ? Cela ne la gênait pas !

Une révélation, une chance peut-être ?

Un chevalier l’avait emportée comme une princesse

Jamais elle n’avait imaginé cette scène possible pour elle, seulement dans les histoires de petites filles. Peu importait !

Elle accepta d’être cette princesse, pour l’inconnu, pour l’ivresse, pour le plaisir.

Un soubresaut de la monture la secoua violemment, contrastant avec cet état de plénitude qui venait de l’envahir.

Elle ouvrit les yeux, serra les bras d’instinct et décolla sa tête du cuir moelleux.

La vitesse reprise la plaqua davantage contre le dos de son pilote. Le bruit la tétanisait, la rendant incapable de produire un son, pas même un cri qui eût peut-être révélé sa présence au chauffeur fou !

C’est alors qu’une cavalcade vrombissante surgit de toutes parts, encerclant la Harley. Un troupeau de motos dévala dans une course folle, la rendant encore plus unie à son motard.

Terreur, inconscience ou fatalité, plus aucune question ne vint la troubler.

Une idée autre que l’ivresse du moment n’était envisageable.

Le peignoir battait largement des ailes de chaque côté de l’engin : on eût dit un cheval ailé !

Les yeux mi-clos par la vitesse, le sourire figé, elle dégustait ce bonheur nouveau qui la happait, sans aucun contrôle d’elle-même.

Aurait-elle perdu la tête, les sens, le sens de la raison ?

On ne lui avait pas demandé sn avis.

Il ne lui avait rien demandé. Ou plutôt si ! Une question simple à laquelle elle avait répondu par un silence entendu. Peut-être la question qu’elle attendait ?

Alors il fallait vivre cette aventure jusqu’au bout !

Elle tourna la tête et s’efforça d’observer autour d’elle.

La vitesse identique de la moto voisine lui permit d’identifier ses passagers.

Elle crut voir son image comme dans un miroir : un miroir de motard de cuir noir soudé à une femme en peignoir, les bras refermés sur son pilote.

Mais le peignoir était bleu. Le sien était blanc !

Elle tourna la tête de l’autre côté et vit me mêle spectacle mais le peignoir était noir. Derrière elle, des ailes jaune, rose, rouges et vertes battaient l’air dans un claquement joyeux. C’était hallucinant !

Un véritable ballet coloré évoluait. Elle en était l’étoile !

Décidemment, ce rêve lui plaisait énormément.

Son rire éclatant raviva la course. A l’unisson, l’ensemble des motards accéléra de plus belle dans une échappée palpitante.

La Harley se mit à décoller de la route, entraînant le troupeau sur sa lancée.

La prise au vent l’obligea à se cramponner plus fermement au corps qui l’emportait. Non sans plaisir !

Curieusement, l’altitude étouffait le bruit des moteurs. Un léger ronronnement enveloppait l’atmosphère. Le soleil s’était levé, prêt à les accueillir.

Les montures s’étaient métamorphosées.

En s’élevant, les chromes étincelants saupoudraient le ciel de paillettes. Les rivets des sacoches éclatèrent en une poudre d’étoiles, venant se fixer sur les peignoirs des femmes. Les guidons-lyres s’accordèrent pour un concert peu banal : elle donna le « la ».

Une symphonie s’éleva, suivit du chœur puissant des motards.

Les pots d’échappement scandaient les basses soutenues. Lentement, les voix des femmes se firent entendre. De filets en rubans, elles tissèrent leurs tessitures, entremêlant leur chorale pour un somptueux concert.

Les gaz se turent et s’évaporèrent.

Les roues tournèrent  dans le vise laissant s’échapper un léger sifflement.

Ce ballait astral réunissait tout ce qu’elle aimait. La démesure battait la mesure.

Le swing des motos l’enchanta, elle osa une folie.

Elle lâcha prise de son cavalier et, vacillante, se mit debout sur la selle, faisant fi du vertige er de l’instabilité.

Telle une cavalière de cirque, elle ouvrit les bras comme pour embrasser le public. Et c’est en chef d’orchestre qu’elle dirigea ses chevaux musiciens.

Elle tournait et tournoyait sur la selle, envoutée par le rythme et la vitesse.

Elle se mit à chanter encore plus haut, son corps se pliait, flexible au vent comme un roseau. Une sorte de transe bienfaisante l’envahit.

Ses pieds tapaient la selle, sautaient, décollaient.

Dans sa danse, elle ne sentit pas son corps se détacher de la Harley, perdre contact.

Elle plongea dans l’espace, ne cherchant pas à retenir le troupeau.

Après la chevauchée fantastique, le saut de l’ange !

Décidemment, elle ne regrattait pas ce rêve inattendu !

Sur les graviers du jardin, le motard était assis à côté d’elle.

Lui avait-il fait peur en arrivant si vite ?

Sa somnolence l’avait-elle fait trébucher ?

- ça va mieux ?lui demanda-t-il doucement alors qu’elle ouvrait les yeux.

Son peignoir blanc brillait de mille éclats sous le soleil du matin.

- Je vous ai fait peur à ce point ?

Elle dit non de la tête et, se redressant lentement, elle prit le casque posé sur la moto puis l’enfila.

Plantée devant lui, d’une voix lointaine et déterminée, elle lui dit alors :

- Tu viens ?

  • Ce ballet poétique m'a vraiment fait planer. Un voyage grisant de liberté, affranchi de la pesanteur triste de notre quotidien. Merci et bravo !

    · Il y a environ 13 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

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