Les Justicières

tarick

En juin de l’année dernière, un jeune auteur de la banlieue parisienne rencontrait une fille sur un forum d’écriture en ligne. Elle y avait écrit, à la première personne, une histoire gore sur sa prétendue famille dont le père, le frère, et la mère auraient disparu les uns après les autres.

L’histoire plut au garçon. Il apprécia le talent de la jeune fille, la devina triste et crut déceler dans les écrits de l’auteure les traces d’un profond traumatisme. Le garçon développa le complexe du sauveur. Les tourtereaux communiquèrent par courriel puis au téléphone et se promirent une rencontre, un tendre enlacement, et de doux baisers.

Le garçon s’en exalta malgré une gêne grandissante au fil des semaines : sa dulcinée était mineure et sa cadette d’une dizaine d’années. Il garda donc pour lui sa rencontre sur le web.

Au fil du temps, l’écrivain en arriva à considérer la dulcinée comme une muse et une étoile d’inspiration. Elle s’appelait Esther. C’était son Esther.

Devant l’exaltation du poète, la muse proposa à son dom Juan virtuel de la rejoindre dans le sud de la France pour son 18e anniversaire. Anniversaire qui allait avoir lieu le 31 octobre de l’année dernière, soit le soir d’Halloween, pour une soirée déguisée avec des amies d’Esther.

Le poète réserva dès lors son billet de train pour Nîmes et prit ses dispositions afin de rejoindre le bourg situé au nord de la ville d’arrivée.

À ses proches, le jeune homme affirma devoir assister à un événement littéraire, comme il en avait l’habitude. Toutefois, il leur mentit sur sa ville de destination.

Le jeune homme commanda sur le net un costume de comte médiéval. Souffrant d’un problème pulmonaire lui occasionnant des suffocations, il était rétif à l’idée de porter un masque.

La muse promit au poète que son déguisement à elle allait être digne de l’occasion si spéciale. En effet, Esther s’apprêtait à fêter le même soir son anniversaire, sa majorité, Halloween, et sa rencontre avec lui.

Les belles intentions de sa dulcinée ravirent le prétendant.  Il avait hâte d’arriver au jour J et de découvrir en chair et en os cette Belle dont il avait déjà entrevu des photos sur les réseaux sociaux.

Esther possédait de longs et soyeux cheveux bruns sur une peau très blanche et angélique. Elle respirait l’innocence et ne réprimait jamais son sourire sur les photos.

Elle ne le réprimait jamais sauf celle du forum littéraire. Sur celle-là, son visage était fade et triste. On l’aurait cru vieille, cancéreuse, et à deux doigts de l’agonie.

Dans le train, le jeune parcourut une revue littéraire, bien que distrait à l’approche de sa rencontre avec la Muse. Muse qui, dans sa dernière conversation avec le poète, lui avait fait part de ses envies de chocolat.

Cette envie excitait autant qu’elle angoissait le jeune homme. Ses problèmes pulmonaires l’avaient toujours mis mal à l’aise avec les filles. Et sa muse lui promettait la lune. Allait-il être à la hauteur ? Surtout, son asthme le laisserait-il tranquille ou son cœur allait-il accélérer comme la dernière fois ?

Le poète avait tiré un trait sur l’amour, ne voulant plus décevoir et être déçu. Or, cette fois, il s’agissait de sa Muse. La Muse pour une vie d’écrivain.

Cette pensée lui fit reprendre courage. Il se montrerait à la hauteur. Tant pis pour les dix ans d’âge les séparant tant leur amour était partagé et sincère.

Dans le train, le poète baissa les paupières et se projeta pour la énième fois en esprit l’image qu’il se faisait de sa future rencontre avec Esther.

Mal réveillé après son somme de plus d’une heure, le poète arriva bientôt à destination. Là, une connaissance nouée lors de sa carrière d’agent immobilier l’attendait afin de le conduire dans le bourg où le rendez-vous était fixé avec la Muse.

L’ancien collègue du réseau immobilier profita du trajet pour prendre des nouvelles du poète et l’encourager dans sa difficile reconversion littéraire. Par ailleurs, il tenta de glaner des infos sur cette improbable virée nocturne. Le poète répondit qu’il allait fêter Halloween en famille. L’explication ne convainquit pas l’agent immobilier. En effet, le poète ne lui avait jamais parlé de famille habitant le sud de la France. Et, s’il s’agissait d’une visite familiale, pourquoi le poète n’avait-il pas fait appel à l’un des proches à qui il rendait visite plutôt qu’à un ancien collègue ?

Le trajet de 25 km dura près de vingt minutes via une route départementale. En traversant le pont du Gard, le poète remarqua que le bourg renfermait diverses constructions médiévales, dont un pont, une tour, et un château.

Une fois seul, le poète attendit devant l’ancienne gare surmontée d’une horloge. Le vent se leva et fit bruisser les feuilles. Puis, un bruit de lourde porte qui s’ouvre résonna en écho. Le poète se tourna vers la gare, mais le bruit ne venait pas de là. Il consulta son portable, et découvrit qu’il n’avait pas de réseau. Autour de lui, pas un chat ne rôdait.

Des bruits de pas se mêlèrent aux crépitements accompagnant le souffle du vent. Puis une voix féminine se distingua :

-          Ne te tourne pas pour l’instant, Poète. Il faut que la surprise soit complète.

La même voix :

-          Ferme les yeux !

Le poète s’accomplit.

Le vent s’intensifiait. Le poète tressaillit. Il eut soudain froid dans le dos. Il voulait se retourner, mais ne se risqua pas à décevoir la Muse qu’il était impatient de découvrir.

-          C’est bon, dit la voix qui devait appartenir à sa dulcinée.

Le poète se retrouva entouré par quatre jeunes femmes déguisées. Celle ressemblant le plus à Esther était affublée d’un chapeau de sorcière, d’une robe de juge, et arborait un sourire de Joker. Un sourire à en donner des frissons.

Le second déguisement incarnait la Justice. Une blonde aux cheveux mi-longs portait une toge en travers et un bandeau troué sur les yeux. Sa main gauche soulevait une balance miniature et sa main droite brandissait une épée. Des larmes noires étaient dessinées sous le bandeau troué. La Justice était belle, quoiqu’effrayante. Bien plus belle qu’Esther, se dit le poète, surpris par le spectacle qui s’offrait à ses yeux.

La troisième du lot était déguisée en Fantômas.

La dernière des quatre bravait le froid. Elle portait un bustier et une jupe gris argenté ainsi que de longues ailes blanches ; tous souillés par le sang.

Le poète s’efforça de garder son calme, se persuadant qu’il ne s’agissait que de déguisements réussis. Il osa même un :

-          Vous faites vraiment flipper !

-          Ah bon ? lui répondirent-elles en chœur.

-          Oui, vos déguisements sont vraiment réussis.

-          Ce ne sont pas des déguisements, lui répondit Esther.

-          Nous sommes la Justice, et nous allons te punir, dit celle exhibant une balance.

-          Me punir ? fit le poète dans un rire forcé qu’accompagnaient le vent ainsi qu’une fine averse.

Après un silence d’une minute où l’on pouvait entendre battre le cœur du poète, Esther partit en fou rire :

-          Mais non, gros bêta, c’est jute une blague ! Elle est réussie, non ?

-          Ah bon, dit le poète en se forçant à paraitre rassuré. La blague est réussie, si c’en est une.

-          Bien sûr que c’en est une. On peut s’embrasser maintenant, dit Esther en s’approchant du poète.

En l’enlaçant, Esther le piqua à l’aide d’une seringue.

Le prétendu poète, prétendant à la muse, se réveilla dans une large pièce circulaire au sommet de la tour Fenestrelle qui surplombait la cathédrale voisine. Il était nu, à la merci des courants d’air, et allongé sur une roue de torture. Ses quatre bourreaux l’entouraient.

-          J’ai oublié de te présenter mes amies, lui dit Esther.

-          Je suis Thémis, dit la jolie blonde portant la balance.

-          Je suis Fantômas, dit une seconde. On m’appelle aussi l’Énéide.

-          Je suis Némésis, dit celle légèrement vêtue.

Bâillonné, le poète leur répondit par des gémissements. Les filles en ricanèrent et firent tourner la roue où leur victime était ligotée.

Thémis prit la parole :

-          Il y a un an, jour pour jour, une amie à nous est morte, victime d’un prédateur sexuel. Elle était l’adorable cinquième élément de notre bande de copines. Pour l’anniversaire de sa mort, nous avons décidé de la venger.

Le poète geignit. Son cœur voulait s’arracher de sa poitrine. Il en arriva à tourner la tête sur un côté. Son regard se figea.

Sur une table, qui ressemblait à celle des blocs opératoires, étaient disposés un scalpel, une bouteille d’acide, une hache, et des gants.

Deux des filles rapprochèrent un thermos géant.

-          Tu voulais du chocolat, tu vas être servi, lui balança Esther.

Les geôlières versèrent l’épais liquide brûlant sur le corps nu du poète. Puis, les quatre justicières léchèrent la fondue de chocolat sur certaines parties de son corps.

-          Voilà. Chose promise, chose due, lui dit l’Esther qui s’en léchait les babines.

-          Passons maintenant aux choses sérieuses, ajouta Fantômas.

-          Nous allons t’arracher les yeux, le sexe, et les mains.

-          À chaque fois dans un lieu différent, pour que tu puisses visiter la ville.

-          Et, le clou du spectacle, puisque tu veux devenir auteur, c’est que l'on va t’arracher la main droite dans une demeure ayant abrité Jean Racine.

Une violente convulsion agita le corps du poète.

Les quatre juges se consultèrent. Leur victime ne devait pas mourir sans avoir subi l’ensemble du châtiment. Elles décidèrent de le débâillonner.

Toutefois, Némésis n’eut pas le temps d’enlever au poète son bâillon qu’une voix empreinte d’excitation se fit entendre :

-          Il s’amuse avec quatre petites cochonnes et il ose me dire qu’il va voir de la famille. Comme si je n’avais pas grillé son manège. Le coquin !

L’accompagnateur et ancien collègue du poète venait d’apparaitre sur le seuil de l’immense pièce centrale de l’ancienne gare. D’abord surprise comme ses collègues punisseuses, Esther ôta son chapeau pour l’accueillir :

-          Plus on est de fous, plus on rit. N’est-ce pas ?

-          Tu es seul ? lui demanda Thémis.

-          Ben oui, je suis pas une balance, fit l’agent immobilier dans un clin d’œil.

-          Très bien, lui dit Fantômas, on va bien s’occuper de toi.

-          Moi aussi, je vais avoir droit aux suçons chocolat ?

-          Et comment ! lui répondit Némésis.

En s’approchant de la table des tortures, le nouveau venu aperçut les outils préparés pour la torture du poète.

-          C’est quoi ça ? demanda-t-il d’une voix moins affirmée.

-          Ça ? dit Fantômas en s’emparant de la hache.

Et les quatre justicières se ruèrent sur leur nouvelle victime.

Les deux corps furent transportés dans une fourgonnette de location. Avant de les conduire dans un nouveau lieu, les quatre complices s’assurèrent de n’avoir laissé aucune trace, puis s’emparèrent des clés du véhicule avec lequel l’agent immobilier était arrivé.

C’est Esther qui conduisit la voiture de société.

Les deux véhicules prirent la direction du Duché. En se réveillant dans la forteresse médiévale, le poète se rendit compte que son ami était pendu. Il lui manquait les yeux et le sexe. Cette vision terrifia le poète, qui s'évanouit. Quant aux justicières, un second débat les opposa. Némésis et Thémis avaient été contre la torture de l’intrus. Tandis qu’Esther et Fantômas jugeaient qu’un homme les considérant comme des cochonnes amatrices de chocolat ne méritait pas le pardon. Surtout, elles ne pouvaient se permettre de laisser vivre un témoin de leurs agissements.

À son tour, le poète allait se voir infliger son sort. On le débâillonna puis le ranima. Il devait souffrir en étant conscient de sa peine.

Encore sous le choc, ce dernier n’émit pas le moindre son. Ses bourreaux lui rappelèrent son tort : il avait consciemment dragué une mineure sur le net dans le but d’obtenir ses faveurs.

-          Mais, mais… commença le poète sans avoir la force pour achever sa phrase.

-          Il n’y a pas de Mais ! Tu es un pervers qui ne mérite pas de vivre.

-          Je... Aimer… Esther, souffla le poète.

-          Comment peux-tu aimer une personne que tu ne connais pas, une personne qui est de 10 ans ta cadette, une personne qui pourrait être fragilisée par une situation émotionnelle et familiale dont tu n’as pas idée ?

-          Crois-tu que cette personne n’a pas de proches qui s’inquiètent pour elle et qui verraient d'un mauvais œil votre idylle ?

-          Tu penses pouvoir venir et profiter d’elle sans qu’aucun obstacle n’obstrue ta quête ?

-          Nous allons te corriger, conclut Esther en se saisissant du scalpel.

Le poète suffoquait. Il finit par tomber dans les vapes.

Quand il reprit connaissance, le décor avait changé et le corps de son ami agent immobilier n’y figurait plus. Les geôlières expliquèrent à leur détenu que dans cette demeure avait un temps trouvé Racine l’écrivain du XVIIe siècle. Le poète leva les yeux sur Némésis. Elle fit goutter la solution d’acide qu’elle tenait au-dessus des globes oculaires du captif. Le poète hurla. Il venait de perdre la vue de l’œil gauche. Némésis en rit. Esther porta le scalpel sur la joue droite du poète et y pratiqua une incision. Fantômas s’empara de la hache et sollicita ses complices dans l’accomplissement de sa tâche. Malgré son état de choc, le condamné à l’amputation réussit à formuler une phrase complète en direction d’Esther :

-          Je suis venu que parce que j’ai cru que tu m’aimais. Je n’ai jamais voulu abuser de toi ni de personne.

-          C’est ça ! lui répondirent les amies de l’intéressée.

-          Relis les mails que tu m’as envoyés. N’importe quel poète en aurait été exalté. Je te voyais comme une étoile.

Esther interrompit le mouvement de Fantômas au moment où celle-ci s’apprêtait à abattre la hache sur l’avant-bras du poète.

Une nouvelle discussion occupa les geôlières. Pouvait-on encore épargner le poète ? Ou alors, fallait-il poursuivre la vengeance ?

Le poète récita un des messages que lui avait adressés Esther : « Tu n'es pas un poète parmi des milliers. Tu es mon poète, mais aussi mon expiation ». Et il ajouta :

-          Comprends que je puisse avoir été attiré par ces belles paroles. Je me suis cru chanceux d’avoir découvert le trésor que tu renfermais, sans savoir qu’il présageait mon malheur.

Esther se retourna vers ses complices : le poète devait vivre. Les mutilations qu’il avait subies constituaient déjà un lourd tribut pour un crime qu’il n’avait pas l’intention de commettre.

Esther se confronta au refus de deux de ses amies : Fantômas et Némésis. Thémis soutint Esther. Chacune des quatre empoigna son arme. Esther poignarda Fantômas qui s’apprêtait à lui fendre le crâne. Thémis jeta sa balance au visage de Némésis, qui réagit en balançant à sa rivale la solution acide.

Le cœur du poète refit des siennes, jusqu’à lui provoquer un arrêt cardiaque. Esther accourut pour pratiquer un massage cardiaque à sa victime, suivi d’un bouche-à-bouche de la dernière chance.

On ne sait toujours pas qui a prévenu les secours. Car, si le poète a été retrouvé à temps pour que son état puisse être stabilisé, nul ne sait qui étaient ces filles ni ce qu’il en est advenu.

Les photos postées sur les réseaux sociaux étaient bien celles d’une Esther retrouvée morte après avoir été victime d’un prédateur sexuel. Pourtant, personne dans son entourage ne correspondait aux profils de Némésis, Fantômas, Thémis, ni de l’Esther qui réclamait vengeance.

L’enquête est toujours en cours.

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