Les Mêmes
aeden
Je n'ai jamais pu oublier ce qu'il m'a dit lors de notre premier entretien. Vendredi vingt-deux, un froid très sec s'était emparé des rues avoisinant la Santé et je me retrouvai dans ce parloir à l'attendre sans savoir s'il allait seulement accepter de me rencontrer. J'étais venu. Il y avait ce que j'avais pu réunir dans les différents dossiers, les photographies, les procès-verbaux, je savais que cette pièce démontrait du mode opératoire, que celle-là illustrait la brutalité particulière des différents meurtres. Je m'étais déjà constitué de solides images que je revoyais sans arrêt. C'était quasi frénétique, je crois que j'ai fini par tout savoir par cœur. Et puis il y avait lui. Flanqué dans sa tenue pénitentiaire, la cinquantaine passée, l'air presque inoffensif : la prison semblait avoir dévoré toute son agressivité. C'était le genre de type à porter sa croix, le corps usé par les années – c'est vrai, j'ai d'abord été déçu. Androv l'homme qu'on avait surnommé Le Faucheur dans les journaux, voyait sa gloire à l'agonie. Il a fini par demander ce que je lui voulais.
- Je viens de la part du cabinet.
J'ai ensuite remarqué son regard, son œil vif comme resté jeune, nerveux, me détaillait méthodiquement. Je crois qu'il s'adaptait ; il m'a demandé mon âge, si j'étais avocat. J'ai secoué la tête vaguement parce que je n'avais pas d'explication. Mon impulsivité m'avait conduit jusqu'à lui, un simple coup de sang qui renverse un choix au changement d'une ligne de métro. Androv aurait pu me renvoyer. il y avait toutes les chances pour qu'il désapprouve ma démarche, venir ici dans le but avoué de lui faire parler de ce qu'il avait fait. Je crois que j'y suis allé à l'audace.
- En réalité je...
Il m'a interrompu, m'a demandé une cigarette et j'ai sorti un vieux paquet de Phillip Morris qui traînait dans la poche intérieure de ma veste. Il m'a jaugé comme un gamin qu'on choppe en train de fumer, je crois que c'est là qu'il a compris qu'il n'avait rien à craindre de moi.
- En réalité, je prête serment dans quelques mois.
C'est sur son narcissisme que j'ai compté et très rapidement, j'ai su que je ne m'étais pas trompé. Malgré son masque d'homme brisé par l'institution, on discernait encore derrière la façade polie par les années le regard de la bête enchaînée. L'expression de la fierté – ce mépris subtil. Il s'est contenté de rire et derrière la fumée de la cigarette qui stagnait dans la pièce exigüe, il m'a dit :
- Vous êtes quoi au juste ? Un fan ?
Et il a continué de rire. C'est de son rire et de ces mots-là que je me souviens le mieux et c'est ce qui m'a donné envie de revenir. Je ne crois pas qu'on puisse dire que le Faucheur est un type sympathique mais il avait sa façon de faire. Ma version de l'histoire était simple : je venais discuter des meurtres et voulais revoir quelques éléments du dossier avec lui. Seulement, il n'a pas eu l'air de s'en préoccuper, peut-être parce que je ne le trompais pas une seule seconde. Il s'est penché vers moi, la braise de la Phillip Morris touchait presque ma peau.
- Vous savez, il m'a dit. Si je vous dis ça, c'est qu'au fond je peux sentir que ça vous fascine. Mon avis ? Ce qui intéresse les gens, c'est le point de rupture, le mécanisme de destruction par lequel, en une seule seconde, tout s'effondre. Moi, je pourrais vous raconter des horreurs. Je pourrais vous décrire les pires boucheries, l'odeur du sang et la couleur de la cervelle. Mais si je le faisais, il faudrait que vous vous rappeliez que je vous ai prévenu : on est tous les mêmes, vous, moi, votre société et ma prétendue psychose. On est tous les mêmes.
c'est tres prenant!
· Il y a presque 11 ans ·jasy-santo
Welcome back Mister :)
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha
Merci Ahqeph, j'suis perdu au Chili actuellement, c'est un peu dur de me tenir à jour sur WeLoveWords mais je garde un oeil attentif sur ce qui s'y passe ;)
· Il y a presque 11 ans ·aeden
"Perdu au Chili"? J'espère que tu vas très bien en tout cas, et que tu reviendras inspiré et en forme!
· Il y a presque 11 ans ·ahqepha