Les mémoires plus ou moins vrais de Maitre Scarabée le plus grand des faussaires, ou le sucide par la justice. 21eme partie

Remi Campana

                                   -21 Le succès de DUPA

 

Dans mes songes, il y a déjà fort longtemps, je me rappelle une phrase que m’avait un jour citée Dupa-Grave, « - Tu es un  animal "bizarre" et en quelques sorte comme toute chose baroque, un "spécimen unique" en ton genre. » Il devait avoir raison sinon je ne l’aurais jamais rencontré… !!!  Arrêtons tous ces chichis sur lui. A trop me répéter ces niaiseries, je fais souffrir mon légendaire sourire aux babines. Pour l’occasion, laissons ces interrogations s’évanouir ; place à la réalité. Revenons au cœur de l’histoire et retrouvons Ratichon.

Le voyage arrivait à sa fin, dévoilant le petit patelin qui nous attendait.  Bien qu’un peu loin du centre ville, la maisonnette louée dans cette bourgade était spacieuse voire agréable à vivre. Le soir- même, pour cette première, nous avions prévu de savourer un dîner au cœur des « Angoumoisines et Angoumoisins » Le stress des dernières semaines en décida autrement  et  je m’affalais devant le feu de cheminée, ronflant comme un nouveau-né. La porte des ténèbres me fut salutaire.

 Je ne m’étais pas trompé, l’émerveillement du lendemain n’en devenait que plus grand, Angoulême s’avérait une place forte de toute beauté avec ses placettes et ses vieilles rues (vous me direz qu’après un séjour au Havre il n’est pas difficile de trouver tout remarquable). Cette façon de vivre d’une autre époque m’apaisait. Ici se retrouvait tout le contraire de l’endroit où j’avais dû m’installer. Les gens éduqués sortaient. Quant aux casquettes à l’ envers, ces petits totalitaires malodorants, ils ne gâchaient pas le paysage. Là, je réapprenais à vivre. Au détour de chaque ruelle, je me comparais à un François Ravaillac s’apprêtant à commettre une mauvaise action, longeant les masques usés des devantures du passé et me retournant brusquement, je récupérais mon âme d’enfant  sur les pavés ou je me tordais les pieds. Ces routes non goudronnées valaient les plus beaux planchers des palais souverains. Brusquement mon regard s’arrêta sur l’une des plus belles images de dévot qui me fut donné de voir. Une façade vénusienne telle une sainte méduse arrêta ma course, m’obligeant à tomber le genou pour contempler son éclat. Merveille des merveilles  la Cathédrale Saint Pierre  posait en majesté sur une esplanade libre de tout brouillage. A sa vue,  cette gourgandine redonnait de l’émoi à plus d’un bourgeois. La larme à l’ œil, je laissais le temps du sablier s’escamoter entre mes doigts : vaincu, je lui appartenais. Sa peau de dame s’avérait être une dentelle de pierre délicate et raffinée, d’un érotisme certain. Rien ne se trouvait en trop ou en moins. Les affres-mêmes de graves restaurations bâties au cours des siècles, et particulièrement au XIXème ne l’enlaidissaient en rien. La réalisation première  due à un certain  « Girard II » était singulièrement inspirée : ce diable d’homme devait aimer les jupons pour vous procurer un tel orgasme sur son patrimoine. Comme souvent en pareille circonstance, l’intérieur n’avait pas cette chance. Son aspect médiéval avait perdu de son roman d’origine et en l’agrandissant, un trop plein de cellulite avait été imposé à Dame Oiselle, le rendant insignifiant et impersonnel. Le Feuillant défroqué que j’étais, amoureux et déçu, remballa son baluchon et en sortant il ne put s’empêcher de faire quelques signes de croix en allégeance au plaisir reçu par la magie de l’endroit. Mais ne nous arrêtons pas plus longuement sur ces questions architectoniques, continuons notre chemin, vous aurez le loisir de venir la bénir un jour à votre tour.            

 

Après quelques détours pour rallonger ma course et apaiser mes insatisfactions, je fis halte au château des comtes pour chercher nos badges d’entrée  ainsi que ceux des gratte-papiers que nous attendions. A peine sorti, je dévisageais cette grosse carcasse fictivement moyenâgeuse. Cette aguicheuse d’une époque révolue,  à la Viollet-le-Duc, n’avait rien pour me déplaire et lui tournant autour, j’en remis une couche en la visitant. Enfin rassasié, les jambes flasques et en retard,  je rejoignis Ratichon au chapiteau du festival « La bulle du nouveau monde » où nous tenions l’avant-poste. D’un regard renfrogné, mon confrère me fit comprendre que l’attente avait été longue. Nous avions, il est vrai, rendez-vous  avec le fameux Christopher Gaudriole. A peine avais-je déposé un pied sous la bâche de l’entrée, qu’une poigne de fer s’empara de la mienne, la secouant comme un prunier. Un charmeur excité (c’était lui)  nous montra avec fierté l’endroit ou nous allions  exposer, à ses côtés, pendant les trois jours des festivités. Notez une chose amusante : nous nous retrouvions en face d’un éditeur que j’avais assez bien connu  à l’époque où il n’était pas grand-chose. Prudent, je compris vite que je devrais prendre mes distances, surtout qu’originaire de ma région, il connaissait certains de ces mauvais garçons qui désiraient tanner la peau du bon Scarabée depuis l’histoire Mourad Ben-Sala.

Ne désirant pas terminer les pieds dans l’eau, le tout frais Rémi Campana  n’avait aucune raison de trainer ses guêtres dans cette maison. De toute manière son travail de vilain ne justifiait pas de courtiser un poste de boutiquier, son acolyte ayant le loisir de surveiller et vendre la marchandise. Délesté de cette charge, gardant le moral, il s’en n’alla flâner dans les troquets. Il était toutefois  un peu déçu : qu’allait-il raconter à ses compagnons qui arriveraient en fin de matinée pour dédicacer ?

 

Il est vrai que j’avais oublié ce détail, reprenons un peu avant, pour éclairer les choses :  

Encore au Havre, la Charente Prisonnière avait sollicité une petite compensation pour leur accueil, rien de bien important,  juste de rajouter quelques planches inédites encastrées dans leur publication pour fêter le grand retour de Dupa-Grave. Ne supportant pas de faire les choses à moitié, Scarabée, avec la complicité de quelques gratte-papiers, avait planché dessus (ceux-là mêmes qui devaient venir à Angoulême), réalisant en  moins d’une semaine un petit supplément « Le journal de Dupa-Grave n°0». Mais comme toujours, refusant de laisser ses mauvais travers au placard, il fit tenir à son complice quelques posthumes phylactères un peu trop critiques. Ces petites élucubrations n’étaient pas pour plaire à la majorité de la rédaction qui s’inquiétait de l’émotivité de la clientèle et de ce qu’elle allait en penser.  Résultat : une fois de plus censuré ! Bien sûr, à son arrivée, Gaudriole ne lui avait pas avoué la chose de cette manière, prétextant un manque de place, mais au final ça revenait au même. En quelques mots, voici la situation telle qu’elle s’était passée. S’estimant floués, ces travailleurs ne méritaient pas une telle humiliation sachant qu’il n’aimait pas profiter des gens. Pour se détendre les nerfs, alors qu’ils les faisaient souffrir en jouant  au bilboquet devant un café, sa décision fut prise : il  ferait de son journal un minuscule objet de collection en rentrant au Havre et l’offrirait à ses camarades pour les remercier.

Puisqu’ il avait le temps,  il décida en cette veille de festival de voir quelques expositions tout en continuant ses balades, rien d’assez folichon pour les coucher sur le papier. Avançons de quelques heures pour voir étinceler la fin de la journée qui comme chaque soir se drapait d’un voile noir. Ratichon survint d’un  pas pressé : les attendus venaient de téléphoner, ils se trouvaient à la gare.  A peine les avaient-ils  rejoints que l’accolade fut magistrale,  le spectacle pouvait commencer… !!! 

 

Les oiseaux gazouillaient dans un bâillement de réveil. Scarabée, matinal comme une demoiselle, un chapeau de chef planté sur la tête, terminait de préparer les crêpes pour ses sept mercenaires. Il faut admettre que la soirée fut chargée en amitié. Les bars de la ville  furent dépouillés d’une partie de leur patrimoine, peaufinant les cirrhoses de ces pécheurs. Seul Maître échappa à la règle, son aversion pour ces  boissons décadentes le préservant, ce qui n’empêchait point son coffre de baryton de rigoler plus fort que beaucoup d’autres.  En attendant que la pâte commence à monter et les esprits à redescendre, laissez-moi vous faire le tour des présentations. En premier lieu, il y avait le Grincheux de la bande, « Angluces » suivi par notre  Simplet « Babillard ». Dans la foulée suivait  Timide  en la personne de « Baudru ». À peine commencèrent-ils à prendre leur premier repas de la journée, qu’un horrible atchoum  tinta de la chambre voisine. C’était celui de « Carline-Coloquinte » qui n’arrivait pas à guérir de son rhume attrapé la veille. N’oublions pas notre Dormeur qui refusait de se lever, « Cachemitte ». Quant aux deux retardataires enfermés dans la salle de bains, il s’agissait de notre  Joyeux   congolais   Boudou-badaboum et  le dernier, vous l’aurez compris, notre  Prof  régional « Ratichon ». A peine la ripaille engloutie, un bouton de pantalon en moins, ils prirent la porte de l’exil, pour se battre à la mémoire du grand Dupa….  

 

Quatre, trois, deux, un ;  la sonnerie tinta. Ça y est, le festival commençait, la folie pouvait déborder ! La populace entrait en masse, il fallait voir le spectacle ! Certains attendaient dans le froid depuis plus de quatre heures du matin, une grande valise à la main et le sac à dos si lourd qu’ils penchaient plus que la tour de Pise.  Fallait-il être fou pour courir pour des gribouillis !  Le temps était trop court, les files d’attente trop longues, la  liste des dédicaces interminable, il fallait donc battre de vitesse les adversaires. Tombant, se relevant, repartant, çà bousculait dans tous les sens et certains montraient les dents. Que tout cela fût jouissif à observer ! On avait l’impression de se retrouver à l’Assemblé Nationale bien qu’en moins pathétique.  Le plus comique était que ces dessinateurs les méprisaient, sachant que ces petits malins revendaient les albums  avec un bénéfice plus ou moins grand. Rien de bien méchant en réalité, s’ils trouvaient des cons pour payer cent fois le prix d’un livre normal avec un petit gribouillage en complément : ils auraient tort de ne pas en  profiter ! Il ne faut pas tout confondre : la bande dessinée est loin d’être l’œuvre d’art en majesté. Radotant à haute voix,  il fut sermonné sur le sujet par ses petits camarades, ce qui ne l’empêchait pas de camper sur sa position. Ne désirant pas les blesser davantage, il battit en retraite sur la question,  preuve pour lui que notre patrimoine intellectuel foutait le camp… De toute manière, l’heure avançait et  il devait jouer au vaguemestre sur les autres stands, certaines personnes qui avaient travaillé sur le cadavre ce trouvant ici. Son caddie débordant,  il allait partir quand surprise, un collectionneur le dévisagea :

« -Dites- moi monsieur, c’est bizarre vous ressemblez à Dupa-Grave ! »

« -Permettez du peu, jeune homme, c’est Dupa-Grave qui me ressemble, j’ai été embauché pour  jouer son rôle sur le stand de l’éditeur, mais ne trouvant pas de costume à ma taille,  je me retrouve au chômage technique, obligé par la comédie française d’être rétrogradé en facteur, pour rembourser l’avance faite. »

Sa réponse l’ayant satisfait, pendant qu’il compatissait à ses mésaventures, Scarabée déguerpit en silence pour accomplir son devoir… !!!

 

Midi arriva,  il était grand temps de faire une pause, les pieds en marmelade, usé par tout ce temps à travailler. Vous ne vous imaginez pas cette fatigue à tourner en rond dans des endroits inconnus dispersés aux quatre coins de la ville. Pour se requinquer,  il se commanda une  galette charentaise histoire de faire couleur locale. La texture riche et dorée,  moelleuse à souhait, accompagnée de cassonade et de crème fraîche, elle honorait la table, invitant  à la croquer à pleines dents. À chaque bouchée, le beurre régnait sans partage et il prenait plaisir avec un surplus de crème plus ou moins grand ou une mouillette dans son café. La dégustation du paradis sur terre touchait à sa fin, la communion des parfums aussi. Progressivement il fallait se résoudre à repartir. Apres un bref séjour au stand, il retourna  en fanfare au château des comtes d’Angoulême accompagné de deux alcooliques, pardon de deux acolytes en les personnes de Babillard et Baudru à qui il demanda de faire la dédicace buissonnière pour l’occasion. A peine passé le beffroi, quelques sympathisants-camarades de la cause Dupa étaient là  à nous attendre ; tous ensemble ils  allaient défendre la peau de leur l’album. Prenant l’escalier d’apparat, tournant dans un sens ou dans l’autre  les voila arrivés dans ce magnifique salon Napoléon III, sa décoration superbe et maniérée en imposant malgré quelques écailles dans les peintures. Malheureusement un bar moderne et sans grâce cassait  cette perspective parfaite. Plusieurs tables étaient disposées de manière anarchique pour recevoir les journalistes le temps des festivités, qui  allaient interviewer des vedettes venues du monde de la bande dessinée. Mademoiselle Baubo (vous vous souvenez, la personne à l’origine de toute cette mascarade) nous attendait.  Charmante bien que pas très grande, cette jolie brunette entre deux âges les accompagna à leur place. Elle fit les recommandations d’usage, tout en félicitant nos hommes de cet hommage nécessaire et mérité d’après elle, au plus vieux personnage de l’histoire du neuvième art.  Scarabée la remercia pour ces jolies paroles et lui offrit un beau bouquin des aventures du héros de papier. Tout le monde étant ravi, il suffisait d’attendre ; ne voyant rien venir,  très vite il comprit que la chaise musicale réussissait aux ambitieux, et s’invitant  aux tables de ces messieurs :

« -Bonjour, connaissez-vous, Dupa-Grave, Mimine ou Strepponi-Busseti, non ? Laissez-moi combler cette lacune… »  etcetera etcetera…, je passerai sur toutes les inventions plus ventrues les unes que les autres qu’il composait à chaque phrase. Le plus drôle c’est que tout le monde buvait ses paroles et à aucun moment ne les remettait en question. Petite cerise sur le gâteau, pour clôturer  la conversation, il créditait ces « élucubrationnesques » tirades de cette conclusion :

« -Pour info, je suis entré en conflit avec le grand Tanino (l’un des noms les plus célèbres du cadavre exquis). Notre ami transalpin considère que Strepponi étant né en Italie (bien que celle-ci n’existât pas à l’époque), Dupa-Grave est donc forcément italien. Étant chauvin, je ne puis admette  cet état de fait et nous sommes en brouille depuis ce moment-là. »

Voila qui terminait de rassurer nos spécialistes, en tout plus d’une  cinquantaine de convaincus et six ou sept passages à la télé française et étrangère. Pour couronner l’ensemble, un Nippon, grand historien en manga et autres spécialités de papier,  demanda la permission de faire une conférence sur Dupa-Grave à peine rentré dans son pays. Maître, à un autre maître, accorda ce privilège avec grand plaisir. Le budget accordé à ce battage fut victime de son succès, le nombre d’albums distribués une réussite surtout quand c’est gratuit. Et Scarabée qui devait remettre ça encore pendant deux jours… !!!

 

Toute cette folie arrivant à son terme, il pouvait enfin se détendre. Votre narrateur reprend le flambeau. Après avoir fustigé les conventions et attendant la clôture du festival, pour résumer l’après-midi de Ratichon et des travailleurs restés à ses côtés,  nous allions fêter notre victoire. Le temps passa vite et vers sept heures,  arriva le moment où les deux bandes firent coalition. Les explications dans un sens ou dans l’autre nous ravirent et l’appétit satisfaisant les estomacs, nous quittâmes ces lieux. Au passage de la rue Marengo, nous croisèrent  quelques jeunes visages aperçus dans la journée : il s’agissait de critiques passionnés que nous avions bernés. Sans raison d’être  rancuniers,  ils nous proposèrent de faire couleur locale en allant manger dans un restaurant Pachtoune qu’ils connaissaient.  Pourquoi pas ? Dans une ville moyenâgeuse aux mille saveurs, la chose paraissait trop peu banale pour la refuser. Tout aurait dû bien se passer mais malheureusement l’un d’eux eut  la mauvaise idée de téléphoner à un ami pour qu’il vienne nous rejoindre. Le repas s’annonçait mal : un godelureau-mirliflore se présenta la main molle et le verbe haut, prenant place à ma gauche. Et voila… !!! Il commença rapidement à me remonter le poil en sortant des  âneries plus pansues que lui. Rajoutant une couche, il prenait à partie l'assemblée, jouant, la larme à l’œil (surtout qu’il en avait un qui disait merde à l’autre), la sérénade du tiers-mondialisme, tout en engloutissant sa ripaille et sa bière. Il faut reconnaître que notre cochonnaille-de-socialiste aimait à s’entendre, rabâchant sa complainte, tout en piquant sa fourchette encore et encore. Le miséricordieux avait certainement besoin de courage pour entamer son débat sur le réchauffement climatique et les pauvres qui ne mangent pas à leur faim alors que lui le faisait pour trois. S’il y a bien une chose que Scarabée déteste le plus au monde, c’est qu’on le déconcentre de ses bouchées par une morale bon marché. Mais puisque le zouave ne pouvait s’en empêcher, il fit sensation par une réponse à contre courant : 

 « -Mon cher monsieur, je ne doute pas de vos qualités de critique en matière de Bandes Dessinées mais limitez-vous à cet  l’art, pour le reste taisez-vous !  Je préfère la peste à vos idées. Hier vos humanistes collaboraient avec les instances allemandes, aujourd’hui ils flirtent avec le tiers-monde et les droits de l’homme. Personnellement je ne vois aucune différence entre les deux, ils sont tout aussi dangereux. Par contre, au lieu de nous dégouter de nos assiettes, commencez par changer votre façon de penser : avec trois milliards d’humains en trop que voulez-vous transformer ? La vie est si courte que je n’ai rien à foutre de leurs problèmes, surtout de la façon dans vous en parlez, avec un misérabilisme endimanché qui me donne des nausées. « Il faut sauver la planète ? » Admettons ! Alors faites comme moi, bouffez gras et bien sucré pour entretenir cholestérol et diabète dans vos artères, tout en baisouillant à fusion avec un maximum d’inconnues à la manière d’une roulette russe. Je rajoute qu’il faudrait aller plus loin : faites voter une loi à l’Assemblée pour protéger notre Sécurité Sociale si malmenée depuis tant d’années, en l’obligeant à offrir dès la maternelle trois paquets de cigarettes assortis d’un vieux rhum à nos chères têtes blondes. D’un point de vue pragmatique, à quarante-cinq ans, les poumons en feu et la cirrhose à point, nos chérubins prendront dare-dare un abonnement via la fosse commune pour faire un compost bon marché, ce qui engraissera les suivants, ainsi soit-il. Vous n’aurez pas vécu vieux mais vous aurez bien rigolé toute votre vie ! Les bonnes vieilles méthodes, pour résoudre les crises mondiales, il n’y a que ça de vrai ! Exit la surpopulation, la famine, l’inquiétude de futures pensions pour nos papis grabataires. La natalité ainsi régulée, l’espoir d’un emploi stable envahira à nouveau les esprits. Les gens rayonneront de plaisir et grâce à vous l’équilibre sera rétabli par une vie courte et bien remplie. » 

Allez savoir pourquoi, ces dernières paroles avaient du mal à passer. Mon discours avait indigné le monsieur qui se leva de la table et partit. Maître avait dû mal appuyer sur certaines consonnes ou peut-être un peu trop. De toute manière, la marée montante étant redescendue, je pouvais à loisir saucer mon plat avant de songer au dessert. C’est l’âme chrétienne, avec ma bande, que  nous  trinquâmes  à la faim dans le monde et à tous ceux qui en souffraient.

 

Une journée de plus au compteur de ma vie se terminait. Les deux suivantes ressemblant comme des jumelles à celle-ci, je n’en dirai pas plus. J’aurais pu vous parler de bien d’autres anecdotes, comme la fois où quelques grands éditeurs, jaloux de notre réussite, firent en sorte que les conférences sur notre Dupa soient ajournées ; ou cet éditeur dont je tairai le nom par décence, qui voulut me racheter les droit ainsi que l’univers de mes personnages. Je ne décrirai pas non plus la soirée du Samedi où nous fûmes invités dans un hôtel prestigieux de la ville dans lequel tous les dessinateurs se retrouvèrent pour une soirée très parisienne, faite de drogue, d’alcools et de bien vilaines choses en sus : la dégénérescence humaine est déjà assez grande pour vous enlever vos ultimes rêves d’enfant.

 

Les festivités terminées, nous nous séparâmes. Une petite larme coula sur la joue de quelques-uns d’entre nous. Je retournais au Havre avec Ratichon, heureux de cette belle histoire. L’album eut un très gros succès d’estime  et un honorable à la vente. Le plus troublant est que jusqu’ à aujourd’hui, personne n’ait jamais remis en doute l’histoire bricolée de toute pièce par moi-même sur Dupa-Grave. Comme quoi, avec un savant dosage de mensonge et de vérité, on arrive à faire gober n’importe quoi à plus d’un. La peur du ridicule faisant le reste, on peut faire confiance au narcissisme de chacun, un peu comme je le fais ici  avec vous.  (A suivre)

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