Les mémoires plus ou moins vrais de Maitre Scarabée le plus grand des faussaires, ou le sucide par la justice. 24eme partie

Remi Campana

24. L’ECOLE.

Finalement, en quelques mois, j’avais bien réussi à m’acclimater à ces Nordiques. Je m’étais fait de nouveaux repères, rien de bien transcendant en soi mais je menais une petite existence paisible de bourgeois. J’avais finalement passé ce concours de « binettes » pour devenir étudiant à l’école d’art de cette colonie française du bout du  monde. Quant à Ratichon je ne le voyais plus guère. Il faut dire qu’il avait trouvé femme et comme souvent en pareil cas, les hommes se suicident, par peur de la solitude. Que voulez-vous dire à la logique de l’évolution ! Mais avant de reprendre mon récit, qu’avez-vous pensé de mon petit cours d’histoire biblique, ça vous a bien amusés ? Voici, comment à partir d’éléments historiques, on crée une fable de fous. Et pourtant, tout ce que j’ai écrit est parfaitement véridique et vérifiable. Avouez que vous n’avez rien compris ! Assez ri, continuons ce monologue sur mon intégration à la vie sociale : pour réussir cet exploit, je fus même obligé de m’inventer un diplôme de bachelier pour la circonstance puisque que c’était obligatoire, le mien valant bien celui des autres. D’autant plus, qu’on se doute de l’inutilité d’un tel bout de papier pour apprendre les arts ! Je réussis là où j’aurais dû échouer. Ma foi, ce n’était pas désagréable, j’étais même boursier et avais droit à six mille francs par trimestre. Alors pourquoi se plaindre : quand on vous achète, vous faites comme tout le monde en retournant votre veste. On était en mille neuf cent quatre vingt quatorze, j’avais vingt trois ans, avais-je encore quelque-chose à dire, après une vie aussi bien remplie ? 

Les études étaient loin de me convenir. Les professeurs étant eux-mêmes plus « patachons » que leurs étudiants, ils vous demandaient de travailler en « self-made-man ». L’expression était déjà sournoise en soi et je n’étais ni un  cow-boy  ni un vassal des Saxons-anglicans  pour apprécier que l’on me traitât de cette manière. En plus du ridicule de la situation, je me demandais pourquoi faire une école si on  attendait de vous une conduite d’autodidacte ? Mais allons-y, comme j’étais payé pour ne rien faire, je n’allais pas commencer à me plaindre. J’avais même un avantage c’était de retrouver une seconde jeunesse au contact des petits biquets qui s’avéraient charmants. Je rigolais bien à les embêter, moi qui était leur aîné.

Etant faussement casanier, je me devais bien  chaque matin, en arrivant à l’avance, d’entretenir mes petites monomanies. Les cours ne commençaient jamais avant dix heures (quand ils commençaient). Aux environs de huit heures trente, je m’installais devant mon quotidien et mes croissants, bien qu’il n’y eût jamais personne à part la femme de ménage à qui je payais un café pour m’accompagner. Dans mes excès, il fallait me voir : j’y allais avec grandeur, à tripatouiller et plonger ces viennoiseries dans mon chocolat chaud. Je les saignais, mes barbares, maculant ma barbe et la table du réfectoire, de leur sang noirâtre. Une fois ma gargantuesque bataille gagnée, rassasié, j’essuyais mes mains poisseuses d’un dernier coup de langue sur le bout de mes doigts, je récupérais et mastiquais les quelques miettes qui restaient en sursis de mon carnage.

Desserrant d’un cran ma ceinture, je préludais à la tâche de la journée, mon idiote lecture. A moitié somnolent, je faisais un suprême effort de concentration pour en lire un minimum. J’étais atterré par tout ce qu’on pouvait trouver dans ces pages. En y regardant de plus près,  la seule chose en somme qui manquait, c’était  de l’information. Refermons donc ce torche-cul insignifiant, pour vous expliquer dans les détails comment j’avais intégré cet asile de fou.  Après tant d’années perdues, je décidais de me soumettre à ma paresse naturelle en  retrouvant mes quinze ans, à l’âge ou les gens normaux partent au travail. Quoi de mieux pour réussir dans le domaine que de faire l’éloge de la désobéissance par l’apprentissage des Arts ? Mon faux en écriture, comme je l’ai écrit plus haut, faisait de moi un bachelier de première qualité : il ne me restait plus qu’à arriver le jour du concours.

Ainsi fait, ma bedaine en avant, sifflotant gaiment d’un pas alerte, je me rendais chez les secrétaires faire acte de présence. Elles étaient trois, payées à « feignasser », chose normale dans l’administration. Ne s’usant guère les pouces sur leurs machines à écrire, elles passaient leur temps à comploter les unes contre les autres au travers d’alliances improbables. On y retrouvait la chef autoproclamée, une acariâtre divorcée qui trainait depuis plus de vingt cinq ans ses guêtres dans l’endroit. Elle m’avait pris en grippe dès le premier regard et il faut savoir que son mari à qui je ressemblais (d’après ses dires), avait pris la poudre d’escampette pour rejoindre une souriante de trente ans sa cadette. Croyez-moi, il n’avait pas perdu au change !  A côté se trouvait une « laïquo-musulmane »  c’est à dire musulmane à jeun, laïque une fois imbibée de whisky. Comme Docteur Jekyll et Mister Hyde, le caractère de la jouvencelle allait lui aussi dans les deux sens. Quant à l’ultime demoiselle, « une Madame » qui se croyait de la  « Haute », elle s’occupait du Dnat (diplôme national d’arts et techniques) alors que ses consœurs étaient plus généralistes. On imagine l’assomption sociale de « ce cul plus haut que le nombril » : pour preuve elle avait droit à un traitement de faveur, un placard à balais plus grand que celui de ses deux camarades. Après le cérémonial de la paperasse, je devais attendre comme tout le monde l’heure de passage des épreuves. Au lieu de rester debout à angoisser avec les gueules de déterrés,  pour la première fois je me rendis à la cafétéria.  L’endroit semblait charmant avec ses grandes baies vitrées qui tamisaient la pièce d’une jolie couleur d’ambre. Comme toujours, ces pendables étudiants avaient laissé leurs traces : gobelets, crachats, café renversé décoraient le réfectoire. Maître, nerveux en pareil cas me tapote l’épaule pour reprendre sa place ; je la lui concède volontiers et vous narre la suite de l’histoire en sa personne.

Posant un journal sur un siège,  Scarabée  y déposa ses grosses fesses et fit cosette sagement. L’allégresse de la parole déliant les langues, il discutait de choses et d’autres, sans doute bien banales, avec des camarades, quand ne voyez-vous pas qu’une donzelle du nom de Annette De Nounouille (oui je sais, ça peut paraître sournois comme patronyme, mais à chacun sa croix) vint lui faire la bise tout en se greffant à sa table. Sans attendre, l’importune femelle s’imposa dans la conversation.

 –«  C’est quoi ces manières de va-nus pieds…! »

 cria Maître. Je suis désolé mais chez ce dernier on a des principes, on ne pratique pas  la familiarité avec le sexe opposé. Surtout qu’en terre de Provence, on les laisse en bout de table, se débrouiller entre demoiselles. Cette nouvelle traîtrise lui prouva une fois de plus qu’il se trouvait indubitablement chez des barbares. Mais le pire, hélas, n’était pas encore arrivé ! Un grand escogriffe « mal noirci » entra, cigarette roulée et sandalettes aux pieds. On comprend de suite avec une telle vision de cauchemar, à qui on a à faire. Voici que lui aussi veut lui faire l’accolade, en criant dans le tympan de Maître « Hello man, pray ye Jah » (Prions Jah). Mon Dieu, un hérétique  rastafari ! C’est qu’il insistait, avec ses penchants à l’embrassade. C’est bien simple avec un tel comportement, soit cet homme était de la « serinette», soit c’était un ancien de la « diligence » (ou les deux à la fois, après un séjour plus ou moins long derrière les barreaux d’une prison). Cerise sans le noyau,  d’autres arrivaient encore. Harponné, tutoyé par ces olibrius, pris de frayeur, Scarabée comprit qu’il se trouvait dans un repère de « gauchistes » fanatiques. Décidé à prendre la fuite, il se leva brusquement, mais fut arrêté dans son élan par  un groupe de professeurs qui obstruaient le chemin. Pris au piège, cerné de partout, le postérieur plaqué contre le mur, il était perdu. L’accusation publique tomba comme le tranchant d’une Guillotine. Résigné, il voyait l’heure du concours approcher. Bien qu’incommodé par les goûts antiphysiques de ses camarades, ce fut naturellement qu’il comprit que dorénavant il faisait partie de la sérénade.

« Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra. »Le drame dans la critique c’est qu’elle arrive toujours trop tard pour vous être utile. L’intelligence serait de la faire avant que les individus aient la prétention d’entamer quoi que se soit. Ainsi  prévenus ils auraient le temps de se corriger, en évitant de se ridiculiser. En définitive, je vous le signale pour pas grand-chose, si le ciboulot de notre ami avait mieux fait son devoir, il serait encore à son avantage et non dans une  telle panade.

Péniblement, il monta d’un étage, traversant un long corridor blanc. Le rythme de ses pas faisait un tintamarre, se confondant avec son métronome cardiaque. Les murs peints grossièrement à la chaux blanche avaient perdu de leur superbe depuis fort longtemps. Des clous, en rouillant à l’intérieur des boulins, avait fini d’éclater le maquillage du plâtrage. Détournés de leur fonction primaire, ils faisaient office de porte-manteau. Leurs trous étaient mal rebouchés, calés avec des allumettes. Le sol n’était pas mieux. Crasseux et poisseux, il vous retenait prisonnier, laissant une drôle d’impression désagréable le long de vos jambes. L’aménagement n’était guère plus réussi : les bureaux étaient posés à la hâte, accompagnés de chaises en formica à moitié déglinguées. Quant à l’odeur, mélange savant de transpiration et de térébenthine, elle marquait cette pièce, prouvant qu’elle ne devait jamais être aérée. Pour finir, l’harmonie imparfaite ainsi décrite de l’endroit tranchait avec toute notion d’art.

Docilement Scarabée s’assit, sortant de son cartable son matériel pour les épreuves de la matinée. La première consistait en l’analyse de deux œuvres : une gravure de Francisco José de Goya, de la série « les horreurs de la guerre » et un photomontage de l’artiste allemand John Heartfield, s’intitulant « Väter und Söhne (pères et fils)». Commencer par une leçon de propagande anti-française, voila qui marquait le début des hostilités. Tout d’un coup, un fracas assaillit la pièce : le directeur, monsieur Jean-Louis Riche-Cœur, la « bibine » encore fraîche de ses sirops du matin, en titubant et zigzagant, se fraya un passage entre les tables pour arriver à l’estrade. Se raclant la gorge tout en évacuant un gros rot, il  fit ce qu’on devait faire en pareil cas : zozotant des niaiserais sur les bienfaits de son établissement, tout en oubliant le trois quart des mots, il revenait, réfléchissait, s’emmêlait, ricanait, râlait et repartait, laissant au hasard d’une phrase mal articulée, un filet de bave. Scarabée avait trop souvent entendu de telles sornettes pour perdre son temps sur de tels commentaires. Son baladeur sur les oreilles, pour se concentrer, il écouta une œuvre de circonstance « l’Orphée » de l’admirable Luigi Rossi. Lénifié par la musique, il décida de prendre de l’avance en commençant sans attendre son exercice. C’était presque une insulte au bon goût, tellement  c’était facile. Un simple regard sur la photo et la gravure suffisait à les replacer dans leur contextes historique ; même un nigaud aurait comprit qu’il s’agissait d’un outil de diffusion à grande échelle pour l’époque. Quand soudain patatra, que voila une belle chute ! Notre ami sursauta sur sa chaise : la vision raccourcie du bon directeur l’avait fait chuter de sa hauteur. Aidé par deux confrères qui avaient du mal à le relever, une fois sur pied, il ricana des pitreries dues aux vapeurs angéliques de son alcoolémie ; souhaitant bonne chance à l’assemblée avec un hoquet, il s’apprêta à prendre la porte. Maître malgré quelques anicroches aux règles de bienséance,  restait un traditionaliste et il le prouva encore une fois en se levant par respect de l’autorité.  Cet exercice de pudicité appris dans son jeune âge se trouva caduc au travers du  regard grivois de ses petits camarades. Les professeurs semblèrent tout aussi étonnés, lui proposant de se rasseoir. Pris au piège, honteux,  il se ressaisit et ce rassit, grommelant dans sa barbe quelques injures imperceptibles. Par ce simple détail niant les principes rudimentaires de la vie collective, il avait la preuve que c’était la fin de son occident chéri.

Reprenant son écriture, pour évacuer sa maussaderie, il se fit lyrique en décidant de faire un cours d’histoire. D’une belle plume, il commença par  parler de Guillaume le Kaiser au petit bras, mélangea les batailles, passant de celle de 14-18 à Waterloo et termina par le mot d’exil de ce dernier en demandant une tasse de thé.  La première séance se terminait : il avait deux heures de liberté.

Dans le fond de la cour, caché par un passage rétréci,  il avait repéré un petit cabanon isolé idéal pour une petite sieste ; ses yeux se fermèrent avant même d’avoir pensé à le faire.  Un songe, reliquat de la première épreuve, l’amena à continuer sur sa lancée et poussa l’art du paroxysme au niveau de la schizophrénie. A tire d’aile, la fortune ruinée de la France lui fit revivre la chute de Sedan, en dix-huit-cent-soixante-dix, le « bel » Empire était mort, l’abeille s’était tue. Les syrphes prirent leur revanche : ne partent plus pour la Syrie, elles choisirent la fuite du pays, laissant à l’imposante Germania, les clés du Paradis. Sous le bruit des tambours, évitant les mouchards et les gendarmes, orphelins et vieillards errent dans les rues. Le regard égaré, l’âme en berne, ils cherchent pères, mères et enfants, pendant que les armées collaboratrices, baïonnettes aux poings, chargent les foules au nom des dirigeants qui refusaient l’ébranlement des idées imposées. Scarabée, les ailes amputées, se transforme en défenseur de sa capitale : il empale du traitre bourgeois. La paix dans le sang et les pieds dans la merde, Maître ne s’était pas imposé. Comme tout perdant, il prit le chemin des galères pour rejoindre une colonie de l’exil d’Afrique. Mais soudain, les cloches tintèrent et sauvé, il revint à la réalité.

Sortant de sa souricière, son discrétionnaire arbitrage en tête, d’un pas mou il avançait pour reprendre les épreuves de son calvaire. Mal lui en prit car le passage où il s’était glissé pour découvrir ce petit coin de paradis était cadenassé. Dans cet exigu  labyrinthe, tournant sur lui-même, l’adrénaline lui montait au nez, il paniquait  quand il vit une porte décrépit  au milieu de laquelle s’ouvrait un guichet grillagé. Au premier coup de sonnette, personne ne répondit ; il sonna, s’excita, appuyant encore et encore, à son rompre les doigts sur le bouton de bakélite. Au bout de cinq bonnes minutes, le guichet s’ouvrit et une voix un peu cassée demanda :

             - Dites donc, c’est vous qui faites tout ce tintamarre ? Ici on égorge les gens en                         silence, pourquoi vous me sonnez ? »

             -Excusez-moi mon brave, je cherchais un petit coin tranquille, où je me suis assoupi et à mon réveil quelle ne fut pas ma surprise de voir que j’étais bloqué ici.

             -Normal c’est moi qui ait fermé les trappes ; l’administration c’est l’administration, elle impose de la discipline. Moi monsieur, je suis le garant du règlement, étant le gardien des lieux et en tant que tel, j’espionne, je racle, je déniche la faille. A vous voir fouiner dans tous les recoins, on devine que vous avez l’attitude suspecte et donc on se méfie. Hop, ni une ni deux j’ai cloisonné toute les portes. Si vous désirez sortir, mot de passe ?

 Le reproche étant fait, Scarabée ne savait rien de son foutu mot de passe. Que pouvait donc vouloir cet « administratif-personnage » ? Réfléchissant aux désirs du « mouchetron », il était difficile dans des draps aussi sales de dire quelque-chose de sensé… !!!

          -« Maréchal des gardiens, nous voilà ! Devant toi, le sauveur de la France La Patrie renaîtra ! Pour cela je collabore à tes idées, car vous êtes le plus beau et vive l’administration française. »

La réponse devait lui convenir car le pêne claqua  dans la gorge de la serrure. Taratata, taratata…, à la sonnerie d’un clairon, un horrible bonhomme, béret sur la tête, couvert de tatouages et de poils gras, lui ouvrit le passage. D’un courtois salut militaire, Maître lui rendit la politesse. Montant quatre à quatre les marches de l’étage, en retard, comme Hercule il attendit la suite du combat. Mais nous sommes ici dans une autre histoire.

Pour être honnête, je suis épuisé de vous avoir raconté toute cette tragédie écrite à la manière d’un petit Sophocle. L’appétit a ré-ouvert une brèche dans mon moral : comme tout bon caractériel,  je vais me goinfrer. Étant prévoyant, j’ai toujours avec moi un deuxième sac de viennoiserie pour angoisser ma glycémie. Accordez- moi pour la circonstance une petite pause : notre trublion personnage peut attendre  le chapitre suivant. Souhaitez- moi un bon diner. (A suivre)

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