Les nuits d'avant

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#1

Jacques m'a écrit.

Un bref message. Sans point, sans majuscule, sans ponctuation aucune, les mots collés même, défigurés à certains endroits par un clavier sournois, un bégaiement. Des mots crachés du bout des doigts dans une forme qui m'est inconnue de Jaques. Mots de rien à la distance du temps et à la force des choses vécues. Mais étonnants et inattendus, comme le sont les mots qui vous balayent d'un coup trois ans de silence.

Il a écrit :

« Voilà un mois que je passe sous tes fenêtres, un mois de jeudis soirs comme depuis trois ans, un mois de volets fermés, un mois de longues soirées d'août étouffantes. Quinze jours oui, mais un mois… Je me suis dit que tu étais peut-être partie pour un long voyage, de grandes belles vacances, même si ça ne te ressemble pas. J'ai continué de passer tous les jeudis, comme ça, par habitude, et à la force de l'habitude sans doute par besoin.  Et puis hier soir, j'ai vu les volets ouverts, la fenêtre ouverte et de nouveaux rideaux accrochés-là : des voilages rouges bordés de dorures.

Je ne t'ai jamais vue accrocher rien d'autre que des voilages blancs. Tes fenêtres n'ont jamais rien été  que des voiles hissées vers le vent. Je crois même que ce sont tes mots. Que tu as du me dire ça un jour. Un vieux jour connu de nous seuls.

Enfin, au bout d'une minute, mais peut-être était-ce une heure, une femme est apparue. Elle a secoué une nappe.

Cette femme ce n'était pas toi. Où es-tu ? Que vont devenir mes jeudis soirs ?»

J'ai recopié patiemment, les mots affichés sur l'écran, au crayon gris sur un petit morceau de papier. J'y ai collé des points, des majuscules, et puis le reste. J'ai aussi laissé des espaces pour que les mots puissent respirer entre eux.

J'ai glissé le papier dans ma poche, effacé le message de l'écran.

Je n'ai pas répondu. Mais dans cette formule aucune forme définitive à ce que je sache. De toute façon je ne sais rien.

Je n'ai rien dit, rien pensé. Rien de définitif là non plus.

Le moment était blanc, fidèle à nos nuits d'avant. En apnée. Sans souffle, voilà. Déconnecté de toute réalité.

J'ai regardé le ciel une minute, mais peut-être était-ce une heure, jusqu'à ce qu'un avion déchire le bleu. Je me suis noyée dans le tracé blanc, ai suivi la longue ligne des espaces scindés, puis le bleu a repris entièrement la place.

Les dernières locations se vident peu à peu.

Je suis rentrée dans le petit bureau avec à mes pieds le panier des oubliés, où l'on garde comme des trésors les objets hétéroclites égarés des vacanciers, même si jamais plus ils ne viennent les réclamer. Dans le local technique, il y a vint cartons comme celui-ci, parfois me caresse l'idée de les sauver de cet oubli, parfois oui. Je n'en fais rien. Dans celui-ci, il y avait un polaroid tout neuf, qui n'avait peut-être même jamais pris de photo, parmi d'autres oublis plus classiques, moins précieux, des jeux de raquettes aux lampes de poches.

La sonnerie du téléphone m'a arrachée les yeux du carton. C'était le patron qui me donnait la liste des locations vidées du jour, les heures d'inventaire et de départ.

Les journées sont encore chargées, différentes, avec leur parfum de fin d'été, mais actives. L'activité à cette vertu de s'empêcher de penser en rond, de penser de trop. Je me suis dit ça, comme pour me motiver quand il n'y a rien de motivant à ramasser les poussières des autres, à effacer leur passage et refaire les lits de mille corps, débarrasser les tables de mille miettes. Tous ce parfum de fin, de mort d'été, à couler sous une lavande que je ne peux même plus sentir.

Je n'ai retrouvé le carton que le soir. Toute la journée me trottait l'idée d'emprunter l'appareil. Chose que j'ai faite en laissant un mot griffonné au cas où quelqu'un vienne à le réclamer.

D'abord j'ai voulu relire les mots de ma poche, mais l'activité du jour les a à moitié gommés.

J'ai dit que je n'avais rien dit, rien pensé, mais je me suis rendue compte que peu importe l'état du papier, les mots je les connaissais déjà par cœur, avec ou sans majuscules. Sans plus d'espace pour les laisser respirer, je les savais comme le flot d'un torrent, la cavalcade d'un galop, je les savais trop, je les avais déjà chevillés au corps à me rendre folle.

C'est donc ce que j'ai fait toute la journée, sans même m'en rendre compte : réciter, égrener des mots venus après un silence de trois ans.

A dix-neuf heures, j'ai fermé le petit bureau. J'ai marché jusqu'au port, l'image de la mer était une image trop grande pour un jour comme celui-ci. J'aurais craqué devant, j'aurais rendu le sel, pareille, sans doute.

J'ai préféré m'enfoncer dans les petites ruelles, me laisser distraire par les bruits de fin de journée, les odeurs de cuisine, et le soupir de ceux éreintés qui retrouvent leur nid. J'ai photographié la première fenêtre ouverte aux voiles blanches que j'ai trouvée. Sans réfléchir, sans préméditer, du moins je ne pense pas, mais comment savoir quand j'apprends des mots par cœur sans même le décider.

J'ai eu très faim d'un coup. D'une faim à vous mettre trop de salive dans la bouche.

J'ai trouvé une petite épicerie, acheté des poivrons verts, six-cent grammes de viande hachée, des œufs, de l'ail et de la chapelure.

Toute la soirée, mais je devrais dire la nuit entière, j'ai écouté Janis Joplin, et j'ai mangé, à moi seule, les six cent grammes de viande et les trois poivrons entiers. J'ai bu la moitié d'une bouteille de je-ne-sais-quel-alcool, la moitié à moi seule encore, de quoi m'étourdir pour une semaine et pourtant quand j'ai fermé les yeux, les mots sus par cœur dansaient encore partout dans ma tête, du sol au plafond, par la fenêtre à s'échapper, incrustés dans le plancher, les mots de Jaques, inattendus. Au point que je ne savais même plus si j'avais vraiment reçu un message, ou si j'avais tout rêvé, tout inventé.

J'ai attrapé mon cahier bleu et noir, je ne sais trop comment.

J'ai écrit ma phrase du jour, je ne sais même pas laquelle.

Je ne sais plus rien.


Les mots tanguaient, encore et encore, et la musique me transperçait, et cette voix écorchée comme nulle autre j'avais l'impression que c'était la mienne.

Je crois que j'ai été malade.

Je me suis endormie sur le lit fait, vingt-quatre heures de sueur collées à ma peau. J'en ai dormis douze.

Quand j'ai ouvert les yeux, les mots dansaient encore.

J'ai décidé que j'avais tout inventé.

Je me suis rendormie.

Le téléphone sonne quelque part, ça aussi, j'ai décidé que c'était un bruit rêvé.
 

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