LES PETITS COUTEAUX

ficusginseng

Je me souviens surtout de son accent, de son magnifique sourire blanc et de sa démarche. Il me faisait rire. S'il m'avait dit dès le début de notre liaison qu'il mangeait de l'homme, ça ne m'aurait pas dérangée. J'étais prête à tout vivre avec lui.

Par contre je n'ai jamais eu le courage de lui dire que j'étais enceinte.

De Lui.

Une nouvelle vie probable, ça ne se disait pas, elle devait se taire avant même d'avoir ouvert le bouche, avant même d'avoir eu des dents pour pouvoir mordre. Elle était tout simplement déjà morte. J'aurais pu lui dire que je voulais accoucher, que la maternité était dans mon fort intérieur une nécessité. Qu'enfanter était une obligation. Que je ne me voyais pas passer mes vieux jours sans progéniture. Qu'il ne l'aurait pas senti, ni même consenti. Je l'ai donc tué. 

J'en ai tué plein d'autres, par la suite, ça a assouvi mes besoins. Treize IVG au total, dont cinq en anesthésie générale, quelques quatre autres en locale, et le reste dans les toilettes, dans la poubelle, peut-être même en enfer. Avec le temps, le rituel devint obligatoire. Il était systématique, mathématique, et on aurait dit que je prenais possession de mon corps. Un cachet de Myphégyne, beaucoup de mal bouffe et de la tronçonneuse, le tour était joué, le corp étranger parti, et le vagin libre.

A force, je ne pouvais aimer cet homme que de pire en pire. Une spirale amoureuse, un gouffre de passion. On était sacrément productifs, le fait est là.

Puis il eu soudain ces drôles de rêves. Il rêvait qu'il conduisait des voitures, parfois il rêvait de moi, mais souvent, il rêvait de meurtre.

- C'était une délivrance, tu comprends? Je m'y vois encore très clairement, dans cet appartement perché, au sommet d'une tour. Un appartement presque vide. Je me tiens à la rembarde du balcon, la vue est belle, avec cette femme qui te ressemble, dans un lit sans draps. Et je vois soudain apparaître une personne dans le couloir. Comme une ombre. Je l'interpelle, il se retourne, et c'est moi.Je me reconnais. mon double, ou mon alter ego. Mais sans me reconnaitre, tu vois?

C'est à ce moment là que tu commences à devenir gênante, et que je me mets en tête qu'il faut que je te tue. Alors mon autre moi me ramène les ustensiles nécessaires. Ce sont de tous petits couteaux, minuscules et brillants, très fins, comme des scalpels. Enroulés dans une serviette. On s'allonge tous les trois dans le grand lit blanc, l'air de rien, et là, d'un coup, on te transperce simultanément, petit à petit, patiemment, jusqu'à ce que tu meurs et que tu te vides. Après vint le réveil...

- C'est ce que tu fais en réalité, me vider, lui dis-je.

Une vérité non dite, une omission ou une révélation. Ces quelques mots lancés dans le vide m'ont fait redécouvrir notre complicité. Une communion secrète se créait en quelque sorte. On était à nouveau sur la même longueur d'onde, on se comprenait, mais surtout, il était d'accord au sujet de ces éliminations.

Les jours qui suivirent ont été pleins de baise. De celles qui sont sans lendemain, et sans protection. Des complètement nues.

On a fait beaucoup de bébés. Ils sont tous morts avant d'avoir respiré.

Puis vint cette période d'habitude, le quotidien s'était installé. Faire l'amour était devenu un peu comme une obligation. D'ailleurs je ne tombais plus aussi facilement enceinte. Il ne l'a pas supporté, alors un matin, il me quitta.

- T'es trop matérialiste, je peux plus te sentir.

C'était une explication.

Je savais qu'il avait raison, dans le fond.


C.G.

Signaler ce texte