Le champ de betteraves

Quentin Jardon

Manon attendait quelqu’un, à la lisière d’un champ de betteraves.

Manon s’impatientait…

Manon, avec ses cheveux blonds électriques, une cigarette au bec et des voltiges de fumée autour de son visage, le casque de sa moto sous le bras, ses hautes bottines lacées jusqu’aux chevilles, son laid manteau de fourrure à moitié fermé, son jean serré, bleu, défraîchi par le temps… attendait quelqu’un, alors que la nuit menaçait de tomber.

« Saloperie d’amour », jurait-elle. « Ah, quelle saloperie. » Car le visage de Manon était triste. Tout, sur ce visage, semblait éteint, détruit, ravagé par le malheur – tout sauf cette sorte de lueur qui brillait quelque part au milieu de ses yeux, une lumière inquiétante, foudroyant ce que Manon fixait du regard : les arbres, les betteraves, le sentier qui menait à la route…

Il faisait assez froid, mais Manon, dans son laid manteau de fourrure, et surtout dans sa colère, brûlait comme du bois sec. Elle répétait : « Quel horrible jour », puis utilisait ses hautes bottines pour cogner sur les feuilles des betteraves, hargneusement. « Saloperie d’amour ! Saloperie d’amour ! » Au bout d’un moment, dans un grognement, elle jeta le casque de sa moto sur le sol.

Alors que Manon déchargeait son courroux, au loin ronronnait un moteur, bruissaient des hêtres, toussait fort un homme devant son habitat, ces trois sons se superposant. Le champ de betteraves, habituellement livré au grand silence, devait accueillir soudainement, à l’heure du crépuscule, à la fois des bruits alentours et la colère de Manon, vraie diablesse enragée contre cette « saloperie d’amour ». « Ce champ de betteraves va devenir un champ de bataille », ne pouvait-elle s’empêcher de penser…

Manon lorgna le sentier où l’adversaire n’allait pas tarder à apparaître, venant de la route qui longeait la falaise. Quelle attitude adopterait-il en arrivant ? L’apitoiement, le repentir ou la résistance ? Manon leva la tête pour scruter le ciel (elle se souvint alors de ces grands films de guerre où, la veille du combat, les héros cherchaient des informations auprès des nuages). Quelques coins de ciel bleu se dégageaient, où prendraient bientôt place des étoiles.

Manon en était donc à interroger les cieux, dans sa posture d’attente, à la lisière du champ de betteraves, quand apparut sur le sentier, discrètement, un garçon à bicyclette, qui la rejoignit en quelques coups de pédale. Il posa son vélo à côté de la moto de Manon. Impénétrable, il leva les yeux vers elle, qui le fusilla d’emblée du regard. Elle dit ceci : « Tu es un beau salaud. »

Ensuite, il y eut un long moment de silence, durant lequel les deux adversaires se jaugèrent. « Tu t’imagines, reprit enfin Manon, que tu viens de nous détruire, de détruire notre pureté, notre perfection, notre beauté, tu viens de tout renverser… » (Pour Manon, le monde s’écroulait.)

Le garçon s’assit à la lisière du champ de betteraves. Manon s’approcha de lui ; de la sorte, en hauteur par rapport à l’ennemi, elle pouvait apprécier sa supériorité et le dévisager avec d’autant plus de mépris. « L’amour, c’est comme ça, fit le garçon. Ce n’est pas exclusif, et ce n’est pas rose, et ce n’est pas pur. » « Si, c’est pur », répliqua Manon. « Jamais longtemps… » « Pourquoi tu as violé la pureté de notre amour ? » (Cet aspect semblait avoir beaucoup d’importance aux yeux de Manon.) Alors le garçon prit un peu de souffle, soupira, se lança : « La pureté de l’amour, Manon, c’est une utopie. Toujours, à un moment ou à un autre, la pureté est appelée à être violée. Parfois, en douceur. Parfois, brutalement. La pureté est éphémère, comme l’est la beauté, ou le temps, ou le bonheur, elle est fragile, incertaine, précaire : voilà pourquoi elle fascine. Si j’accepte le caractère éternel de la pureté de l’amour, je refuse tout le reste… » 

Manon resta un instant muette, comme interloquée, comme saisie. Une ruse, sous forme d’interrogation, lui vint finalement à l’esprit : « Et si, moi aussi, je renonçais à notre pureté, que ferais-tu ? » Du tac au tac, le garçon répondit que, dans ce cas, il traiterait Manon de salope et sûrement qu’il la châtierait. « Mais c’est absurde ! » s’exclama Manon. Le garçon reconnut qu’il y avait là quelque chose d’absurde.

Soudain, la colère, la rancœur, la jalousie (ah ! terrible jalousie !) s’emparèrent de Manon, qui hurla : « Je te hais ! Je te hais ! Je te hais ! » Elle prit une poignée de terre qu’elle jeta à la figure du garçon : « Tiens, voilà ! »

D’abord vulnérable, le garçon finit par se redresser et s’engagea, à son tour, dans la lutte. « C’est la guerre », pensa-t-il. Tandis que Manon continuait de lui envoyer de la terre, il enfonça ses mains plus profondément encore dans le sol afin d’en extraire des betteraves, qu’il bourra dans le dos de son adversaire. Manon, qui admit vite l’efficacité de cette nouvelle arme, arracha également quelques racines pour les catapulter vers le garçon.

L’échange de tirs ne faisait que commencer. Souvent, Manon manquait sa cible. Le garçon, lui, préférait se charger les bras de betteraves, petit à petit, progressant à reculons sans perdre de vue Manon, puis fonçait vers elle et tirait comme une mitraillette. 

Ainsi, plusieurs minutes durant, de plus en plus loin dans le champ, Manon et le garçon s’envoyèrent des projectiles, offrant le triste spectacle de deux amoureux qui expriment leur immense désarroi face à l’absurdité de l’amour – une bataille sans merci au bout de laquelle ils s’embrassèrent férocement, cédant à la force de l’amour, au-delà de son absurdité.

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