Les petits élans

adrien--2

Emma s’est levée à 6 heures.

La sonnerie de son réveil m’a extirpé de mon sommeil. Je n’ai pas esquissé le moindre geste pour la retenir. Auparavant, il y aurait eu une caresse ou un baiser. Plus maintenant. Le poids de l’habitude. La routine des couples rassasiés.

Propulsée par je ne sais quel mécanisme, Emma a jailli hors du lit. Je suis resté immobile, un bras sur l’oreiller, l’autre sur le ventre, feignant de dormir jusqu’à ce qu’elle ait gagné la salle de bain. Lorsque la porte s’est refermée, je me suis retourné pour m’approprier le reste du drap et envahir l’espace encore chaud qu’elle venait d’abandonner.

Emma n’aime pas les matins. Elle ne s’est jamais laissé gagner par les promesses de l’aube. Tout est encore possible dans la naissance du jour tandis que l’on s’arrache à regret du sein réconfortant de la nuit pour s’avancer dans les pénombres lumineuses.

Les matins d’Emma répondent à un ordre établi. Mon épouse est une femme organisée. Un monstre de rigueur et de discipline. Je l’aime. Oui, j’aime ma femme, ça ne fait aucun doute, mais je suis las de sa tyrannie silencieuse et de son hyperactivité. Je ne supporte plus son agitation permanente, cette existence millimétrée et frénétique qui bannit les improvisations. Je ne supporte plus sa perpétuelle soif d’action.

Je l’aime. Je m’apprête à la quitter.

Comme tous les matins, Emma s’est douchée en fredonnant un air à la mode. Après s’être séchée, un carré de peau après l’autre, elle s’est couverte de crème hydratante. Elle s’est ensuite installée nue devant le grand miroir de notre salle de bain pour dompter ses boucles noires et se maquiller. Sans excès. Le plus souvent, elle se contente de surligner l’intensité de son regard avec du mascara. Lorsqu’il lui faut convaincre, elle relève ses lèvres d’un rouge vermillon qui transcende ses origines méditerranéennes et le poids de ses mots.

Emma a ensuite allumé la radio. Après quelques grésillements, elle a calé la molette de la FM sur les ondes de France Infos. La matinale. Autant pour les dépêches que pour la météo de Joël Collado. Elle ne peut s’empêcher de tendre une oreille attentive aux dernières prévisions. Et si le ciel s’est drapé de nuages ou si l’ondée annoncée s’est dissipée, elle abrège l’étape maquillage pour ajuster sa tenue du jour. Emma est une femme prévoyante. Prévisible aussi. Je ne le supporte plus.

Dans la cuisine, elle s’est préparé un café noir. Sans sucre. Elle n’y déroge jamais. Elle a ensuite englouti un pamplemousse, toujours sans sucre, et un yaourt nature, avant de s’accorder quinze minutes pour consulter ses mails et vérifier le timing de sa journée. Il est sept heures. Elle fume sa première cigarette. Des Rothmans. Paquet bleu. Il y en aura d’autres. Elle inspire à peine, effleurant le filtre du bout des lèvres. En fond, la radio diffuse sa monotone mélopée. Des faits divers pour l’essentiel. Des drames et quelques scandales. Elle n’y porte pas vraiment attention.

Emma est journaliste dans un magazine féminin, ou plutôt elle l’était. Depuis un an, elle a été promue responsable du service Culture, assurant de fait le bouclage hebdomadaire d’une dizaine de pages dédiées au cinéma, à la littérature et aux dernières tendances musicales. Nomination méritée au vue de son investissement. En digne prêtresse du bon goût elle ne rate rien et rien ne lui échappe. Mon épouse est une authentique passionnée. Une lectrice assidue, avide de répétitions, de générales et de premières. Une femme cultivée qui a fait de sa réussite professionnelle le moteur de son existence.

Une fois chaussée et apprêtée, Emma s’est glissée dans la chambre de Félix et Gaspard pour les embrasser. Comme tous les matins, elle s’éclipse alors qu’ils dorment. Elle ne les voit pas souvent, mais elle se rattrapera. Plus tard. C’est ce qu’elle dit. Pour l’heure, la rubrique n’attend pas. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que plus tard il sera trop tard.

Dans le couloir de l’entrée, elle a enfilé un imper coloré avant de m’embrasser avec délicatesse pour ne pas écraser son rouge à lèvres. Je l’ai regardé quelques secondes. Un peu plus qu’à l’accoutumée. Elle est sublime. Les années passent, mais Emma est toujours aussi séduisante. Après presque vingt ans de vie commune, je suis toujours fasciné par la finesse de ses traits, ses yeux en amande dont les extrémités semblent s’échapper, le noir charbon de ses iris, sa sombre chevelure, la rudesse de son regard que contrebalancent la finesse de son nez et la sensualité d’une bouche qu’elle exhibe voluptueusement. Plus que tout, je demeure subjugué par ce grain de beauté que la nature semble avoir déposé au-dessus de ses lèvres dans une vaine tentative de dyssimétrie.

Figé dans l'entrée de notre appartement, je l'ai laissé s’éclipser sans prononcer la moindre phrase. Je me suis contenté de saisir sa main alors qu’elle s’apprêtait à disparaître pour y déposer un baiser. Ultime hommage en guise d'adieu. Et lorsqu'elle a refermé la porte de l’appartement, je suis resté silencieux, attentif au son déclinant de ses talons. Elle s’évapore. Avec elle, je disparais. J’aurais voulu la retenir plus longtemps, l’enlacer une dernière fois, m’imprégner du parfum de sa peau, mais je sais qu’elle est pressée. Rien ne pourrait interrompre sa folle cavalcade.

Aujourd’hui, elle a rendez-vous avec un auteur à succès. La rencontre est fixée dans un hôtel parisien. Un palace réputé. Emma a convoqué ses assistantes ainsi qu’un photographe une heure avant l’entretien. Elle veut toujours que tout soit parfait. Déformation professionnelle, dit-elle. Déformation caractérielle selon moi.

Même quand on baise, il faut que cela soit exemplaire. Il y a d’abord les préliminaires, ma bouche sur son sexe puis le mien dans sa bouche, et la pénétration. Au début, elle m’incite à la douceur, mais très vite elle s’abandonne, imprimant de ses reins le rythme qui la conduira au plaisir. Emma veut tout contrôler. Sa rubrique, sa famille, ses amis, son mari et ses orgasmes. Je ne suis pas à la hauteur. Je subis, le plus souvent. Le reste du temps, j’attends.

SYNOPSIS

I – Paris

Claude Maresq a 40 ans, une épouse surbookée, Emma, responsable du service culturel d’un magazine féminin, deux enfants en bas âges, Félix et Gaspard, un boulot dans la communication d’entreprises qui ne l’intéresse plus et pas grand-chose d’autre dans la tête. Rien si ce n’est un mal-être persistant et le deuil d’un père dont il ne parvient à se défaire. Un père ouvrier, dans l’ombre duquel il aura grandi avec passion. Un père frustré, détruit par l’alcool et une vie de labeur à trimer sur des chaînes de montage. Claude Maresq a 40 ans et il décide de disparaître un matin de juin, sans laisser de trace. Disparaître pour renaître et survivre à ses désillusions de fils et de père, à ce qu’il ne sera jamais et ce qu’il n’est déjà plus.

II – Winnipeg

Après quatorze heures de voyage, Claude atterrit à Winnipeg, la « capitale de l’ennui » dans l’Etat du Manitoba, avec la seule ambition de diluer sa culpabilité dans les immensités du Grand Nord canadien. L’appel de l’inconnu, s’évanouir dans la nature sauvage, hostile, comme une mort annoncée. A l’instar de Buck, le chien-loup de Jack London, Claude n’aspire qu’à vivre de ses instincts. S’isoler au milieu du néant pour renouer avec ce qu’il était, ses racines et le souvenir diffus de ses premières aspirations. Mais on ne disparaît pas sur un coup de tête. La fuite, aussi vitale soit-elle, se programme et s’organise. Après trois journées désœuvrées dans un hôtel miteux du centre-ville, Claude sollicite l’hospitalité d’un ancien collègue parisien, Charles. Les retrouvailles se font au prix d’un aveu terrible : la confession de la vérité. Claude est de nouveau prêt à disparaître, débordé par des sentiments contradictoires, mais Charles le retient. Il finira par l’aider, au nom de leur amitié.

III – Transition

Les premiers pas dans la nature, au cœur de la forêt boréale. Quatre jours de marche puis une nuit à Fairford, patelin isolé sur les rives du Lac Winnipeg, pour se procurer un canoë. Le doute n’est plus permis, Claude renoue avec des certitudes. Celle, d’abord, qu’il peut mener à terme son entreprise et vaincre l’hiver canadien, et celle, ensuite, qu’il n’y a pas d’échappatoire. La vie sur un coup de dés : ça passe ou ça casse. Mais les étendues désertiques du Grand Nord sont insidieuses et Claude a tôt fait de se retrouver plongé dans une immense solitude, confronté à ses fantômes et à ses limites physiques que la nature ne pardonne pas. La chute n’en sera que plus douloureuse.

IV – Helen Island

Après un mois de navigation sur les eaux tumultueuses des lacs canadiens et un nombre infini de portages, Claude découvre les berges d’Helen Island, ancienne réserve indienne où il a prévu de passer l’hiver. L’heure du triomphe à sonner, Claude jubile, heureux, d’être venu à bout de son périple et d’aborder sa retraite existentielle. Il consacre le reste de l’été à la chasse, la pêche et à la construction d’un abri et de caches de nourriture pour préserver ses réserves des milliers de bestioles qui pullulent dans les bois. Mais l’hiver surgit, froid, violent et destructeur. Écrasé par la solitude, qu’il combat en sculptant des petits élans dans du bois d’épinette, meurtri et affamé, Claude résiste jusqu’en mars. A bout de force, rongé par l’amertume et la culpabilité, il rend les armes.

V – Les petits élans

Retour à Paris. Plus d’une année s’est écoulée depuis sa disparition. Claude a retrouvé la trace d’Emma et de ses garçons, qui habitent désormais à l’ombre de la Butte Montmartre. Mais point de retrouvailles pour les âmes égarées, Claude, blessé dans sa chair, entaillé, ne sollicite aucun pardon, se contentant de les observer à distance. Et de croire, en glissant les petits élans dans la poussette familiale, que tout peut arriver, même une improbable réconciliation. On ne guérit jamais vraiment, mais toutes les blessures finissent par cicatriser.

Signaler ce texte