Les raccourcis

Luce Is No One

RACCOURCIS

J’ai toujours pris des raccourcis, dans ma vie. Au plus direct, au plus rapide. Mais dans les raccourcis, ça tourne toujours. Il y a toujours ce virage qui arrive à 180 km/h, un virage sans aucune visibilité. Parce que la route est escarpée, et il y a ce mur de roche qui cache le reste du chemin. La courbe sera-t-elle longue et douce, ou serrée comme le trou du cul d’une nonne ?

On ne le sait jamais. Mais on voit le virage arriver. On le voit de loin, même. À ce moment-là, quand nos yeux se posent sur la courbe de bitume qui disparait derrière ce mur colossal, on a une seconde, pour prendre une décision. Soit on pile net et on fait demi-tour, soit on continue et on accélère plus encore.

J’ai jamais pu faire demi-tour. C’est pas en moi.

« Croire en soi est bien plus difficile que de croire le premier idiot venu » ne cesse de répéter Doc.

Il a cette tendance à répéter sans cesse ces mots stéréotypés et bien d’autres. Je le hais pour ça. Comme j’ai haï mes parents pour ce qu’ils m’ont fait. Quand on n’a pas les idées claires, la colère est le plus beau refuge. Certains vous diront que c’est la drogue. C’est toujours la drogue.

Mais je sais de quoi je parle. Il y a la drogue, et puis il y a l’esprit. C’est un cercle vicieux, et plus il tourne, plus il se resserre. Mais j’y reviendrais plus tard. Commençons par ce texte décousu que Doc me fait écrire. Tiens, décousu, c’est un mot que j’avais oublié. C’est peut-être comme le vélo, ça revient tout doucement, mais très surement. J’étais sacrément malin, avant tout ça. Un de mes profs me classait parmi « les doués », comme il disait. Et il ne disait pas ça de tout le monde. Des gens ont vu mon potentiel, comme ce prof, et comme d’autre, mais je n’ai jamais su voir ce qu’il y avait dans leurs yeux. La foi. J’ai toujours été incapable de croire en moi, comme eux, ils croyaient en moi. En plus, avec tout ce qui est arrivé, c’est devenu plus compliqué d’avoir la foi. Mais c’est avant tout plus difficile de raisonner comme autrefois. Avant, j’étais vif. Maintenant, je pense à un truc, et la seconde suivante, j’ai déjà oublié, parce que je pense à autre chose. Doc me force à travailler ma concentration, mais malgré tout, je pars dans tous les sens.

Ce texte, c’est comme un journal. Un journal répertoriant mes méfaits. Mes erreurs de parcours. Et Dieu sait que j’en ai fait ! Ma mère le sait, en tout cas. Bizarrement, elle n’a jamais cessé de m’aimer. C’est peut-être ce qui va la tuer. Elle n’a jamais pensé à se préserver. Pour elle, la famille, c’est sacré. C’est mon héros. C’est bien ma première victime.

Enfin, pas tout à fait. Dans mon cœur, c’est tristement vrai. Mais dans la réalité, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. À quel moment ç’a dérapé ? Tous les gosses se rebellent. Doc m’a parlé d’un type avec un drôle de nom, quand Doc le prononce, on dirait qu’il éternue. Ce gars-là parle de trois stades de rébellion. Le chameau, le lion, et l’enfant. Le chameau endure sans se plaindre, le lion fait le contraire de ce qu’on lui demande, et l’enfant vit sa vie pour lui sans se soucier des autres. Pour résumer. Je crois que le système a eu un bug, parce qu’il est resté coincé sur Lion un sacré foutu bout de temps. Et je n’en suis pas encore sorti. Mais je sens que je m’en éloigne. Alors, la question qui se pose, c’est : le chameau, ou l’enfant ?

Je m’égare. Ça m’arrive souvent. Les séquelles, ils disent.

La vie, quand elle dérape, elle ne prévient pas. D’ailleurs, vous glissez, mais vous ne le voyez pas. Ç’a duré des années, pour moi. Ç’a commencé avec l’école. Il me semble que ça commence toujours par là. J’ai foiré. Pas une fois, pas deux ; mais trois fois. Ok, vous allez dire, faut pas être futé pour tripler la même année, mais voilà, je faisais rire les autres, et ils m’adoraient pour ça. Ma première addiction. Maintenant, je me dis que s’ils riaient, eux, au moins, ils écoutaient. Pour preuve : ils ont réussis. Mais avant l’école, il y a eu d’autres signes auxquels je n’ai pas prêté attention. Mon père l’a vu. Les cigarettes, les réponses irrespectueuses, les vols de bonbons, les bouteilles d’alcool qui m’arrachaient la gorge et que je laissais trainer parce que ça me montait à la tête. Il est peut-être bourru, à sa manière, mais il voit beaucoup de choses. Il est pas con, ça, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je ne l’ai pas vu, parce qu’il était tellement plus facile de le détester.

C’était un peu mon croque-mitaine, mon père. Pas méchant pour deux sous, même s’il a parfois eu la main lourde, mais faut dire, j’écoutais rien, et il a dû penser qu’il n’avait pas d’autre solution. À l’époque, on n’envoyait pas devant le juge ceux qui pratiquaient la fessée. Puis les juges sont comme les autres, et même surement plus rigides, ils avaient sans doute tout un bouquin qu’ils se refilaient de génération en génération. « L’administration de la fessée : La méthode officielle pour les juges. » Le livre de chevet de tout bon homme de loi qui ne voulait pas que ses gosses salissent sa réputation.

La société a changé. Moi aussi, mais pas comme il faut. J’avais cette colère en moi. Je ne savais pas d’où elle venait. Mon père était le méchant idéal. Faut dire que quand j’ai commencé à déconner, il me punissait plus souvent qu’autre chose, en m’expliquant ce que j’avais fait de mal pour que je ne recommence pas. Le message n’a jamais pénétré assez profondément dans mon cerveau, hélas. Fini les journées père-fils dans le jardin de papy pour tirer à l’arc ou rouler en mobylette. Pourquoi l’aurait-il fait ? Un gosse puni n’a pas le droit aux privilèges auxquels il aspire. Et passer du temps avec un père qui bosse de l’aube au coucher du soleil, ça, c’est du privilège ! Je le vois, maintenant, on en a beaucoup parlé avec Doc, et puis pendant les réunions de famille. Que c’est moi qui ai mal réagi. Je me disais que s’il ne passait plus de temps avec moi, c’était parce qu’il n’en avait pas envie, et donc, j’ai décidé que je n’en avais plus envie non plus. C’est là que ça a cassé. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai coupé les communications, pas seulement entre moi et mon père, mais aussi entre mon père et les autres. J’étais doué pour me faire plaindre et liguer tout le monde les uns contre les autres. Toujours des moments difficiles, les réunions de famille, mais après, dans ma cellule, j’y repense, pour me rendre compte que je me sens plus léger. Je ne me suis jamais fait mordre par un serpent, mais ça doit faire cet effet-là quand on aspire le venin de la plaie.

Suivre le fil.

Donc, Doc m’a parlé de l’environnement, il dit que c’est important, mais je crois qu’il se plante, sur ce coup-là. Ouais, parce que j’avais un bon environnement. Des parents présents pour moi, un père strict mais juste. Une mère un peu trop surprotectrice, mais avec un bon fond et toujours attentionnée. On lui donnerait le bon dieu sans confession, Moi, je le ferais. Et puis, il y avait cet agaçant petit frère. Je crois qu’ils le sont tous, à vouloir trainer avec vos potes. C’est la honte, quoi ! J’ai passé la moitié de ma vie d’enfant à l’envoyer balader. L’autre-moitié à le détester. J’ai encore du chemin à faire, de ce côté-là.

Doc dit des tas de trucs super intellectuels. Il fait ce métier depuis tellement longtemps qu’il oublie qu’il s’adresse majoritairement à des incultes. Son jargon, même un type super intelligeant aurait du mal à le saisir. Mais je vais vous l’expliquer comme je l’ai compris. Il semble que j’entretiens pour mon frère un rapport de respect-haine. Plus je le respecte, plus je le déteste. Ça n’a pas de logique, hein ? On veut le meilleur pour son petit frère, quand on est un bon grand frère. Je crois que le voir, ça me rappelle à quel point j’ai tout foiré. Au fond, c’est lui, ma première victime. Je lui ai dit des trucs pas chics, et sur un gosse fragile – tous les gosses le sont, à ce niveau-là – qui n’a pas encore la volonté de contredire et qui vous adule, c’était vraiment dégueulasse de ma part. Après tout, un enfant, ç’a besoin d’éducation, c’est comme un château de carte, si les fondations ne sont pas bonnes, il s’écroulera vite, et mes mots, c’était comme de couper un morceau d’une de ses cartes.

Enfin, mes fondations, à moi, elles étaient solides. Ça ne m’a pas empêché de tomber. Pas de haut, mais la descente aux enfers est longue. Et ce que je n’ai pas compris – j’avais plus trop les idées claires pendant cette période – ou que je n’ai pas voulu comprendre, c’est que je n’ai pas plongé tout seul. C’est bien un truc qui m’a énervé. Quoi que je décide, je ne faisais que m’enfoncer encore plus. Et c’est pas l’impression de trainer un boulet à mes pieds qui m’a tellement irrité le dessous des couilles. Nan, c’était la certitude d’être un boulet. J’étais leur boulet, et ils me trainaient.

Sauf qu’à un moment, c’est moi qui les ai trainés. Vers la mauvaise pente. Vers le désespoir. Ils essayaient de me retenir, de me ramener vers le droit chemin, et quand ils se sont aperçus que c’est moi qui les trainais, il était déjà trop tard.

J’ai ma fierté, voilà. Je savais que je partais en vrille, mais je ne voulais pas demander de l’aide ; je voulais m’en sortir par moi-même. Sauf que, là aussi, j’ai merdé. C’est bizarre, on prend de bonnes résolutions, et quelques heures plus tard, on fait une connerie. Je veux prendre des raccourcis, voilà où est le problème. La facilité, encore et toujours. Je voyais mon père trimer et galérer pour arriver à la fin du mois. J’me souviens bien de certains Noël où on n’a pas eu de cadeaux parce que les fonds n’étaient pas à ça. Mon frangin, lui, il était trop petit pour s’en souvenir ; en l’apprenant plus tard, ça ne lui posait aucun problème. Le truc, c’est que lui, il ne s’en souvient pas. Il ne se souvient pas de ses copains racontant par le menu tous les cadeaux qu’ils avaient reçus, il ne se souvient pas de tous les jouets qu’ils ramenaient à l’école, et de moi, qui n’avais rien à montrer, rien à raconter. Plutôt garder le mystère que d’avouer que j’avais rien eu. Ou mentir, mais je n’ai jamais été très doué pour ça, alors je préférais ne rien dire, et faire des blagues pour compenser. Mais ce que je ressentais, ça je m’en souviens. Mon frangin, pas.

C’est là toute la différence.

Du coup, j’ai pris des raccourcis. Au début, je me contentais de fumer des cigarettes qui font rire. On les appelait comme ça, mais on avait quoi ? Quinze ans ? Des gamins, en gros. Et gros, je l’étais. Ouais, et ça m’en a valu, des humiliations. Et je compensais en faisant rire les autres. C’est con, mais on se protège comme on peut. Ces joints, ils m’aidaient à perdre du poids, puis j’me sentais mieux dans ma tête, alors j’ai continué. L’ennui, avec ce genre de saloperie, c’est qu’on se sent mieux, mais pas longtemps. Au bout d’un moment, il en faut plus. Alors on sèche les cours pour fumer, et on loupe ses exams’ et puis… c’est l’escalade.

Personne ne savait, pour les joints. J’avais appris à bien cacher les choses, vous vous souvenez ? Du coup, j’ai bien caché mon jeu, et personne n’en a rien su. Bien sûr, il y avait les notes scolaires, la différence de mon entourage. Mais ça non plus, ils ne le savaient pas, vu que je rejoignais mes « amis » là où mes parents ne pouvaient pas les voir. Ça les contrariait. Mais même s’ils sont persuasifs, ils n’ont jamais pu me tirer les vers du nez. À ce moment-là, je glissais, mais au fond, je ne le savais pas. Où je ne voulais pas le savoir. L’esprit. Doc dit qu’il est complexe, c’est pour ça qu’il est là. Il m’aide à comprendre.

En fait, je crois que j’ai oublié de le présenter. Doc, c’est le docteur Valentin. Je l’ai beaucoup charrié pour ça, mais il est cool. Toujours super zen, sûr de lui, et il parle facilement. C’est surement ça qui m’a décoincé, parce que les autres psys que j’ai croisé, ils ressemblaient à des portes de grange. Pas génial de se confier à des cons qui bossent ici, blasés et indifférents, tout ça pour gonfler leur paie du mois et s’offrir un écran plasma ou des faux seins à leur compagne. Eux, ils distribuaient les médocs comme si c’était des Tic-Tac. Doc, lui, il préfère parler. Il est à plein temps, et y’en a pas mal qui vont le voir.

Sans déconner. Bien sûr, on n’en parle pas. On s’éclipse, et on sait que les autres le remarquent, et ils savent qu’on le remarque quand ils s’éclipsent, mais au fond, c’est pas important. On est tous là pour s’en sortir. Et même si on a notre fierté, il n’empêche que, parler avec les autres de ce qu’on vit, c’est pas facile. Je sais que je prends encore le chemin de la facilité, mais j’ai du temps devant moi pour travailler là-dessus.  Et puis, il y a Doc. Lui, il va nous aider à en parler sans honte. Il sait qu’on revient de loin. Je me demande s’il est passé par là. Parfois, j’en ai l’impression, et parfois, j’me dis qu’il connait bien son boulot, tout simplement.

Le fil.

Mes notes. J’en étais là quand j’ai dérapé. Ça devenait du n’importe quoi. J’avais atteint la majorité, mais j’en étais nulle part. Mon père m’a rebattu les oreilles sur le fait qu’à mon âge, il bossait déjà sur BXL. Il travaillait sur des chantiers parce que le garage dans lequel il avait fait son apprentissage fermait. C’est le frère de ma mère qui lui a trouvé ce boulot. Il en a fait des heures, pour payer les factures, et puis c’est là qu’il s’est pris de passion pour la soudure. Il est foutument bon pour ça. Ce qu’il veut, c’est des belles pièces. Des gros Schedule, du 12 et du 26 pouces, des trucs qui ressemblent à des défis. Il pourrait monter en grade et gagner plus, mais il aime ce qu’il fait, et il ne changerait pour rien au monde.

C’est un bosseur, alors il exigeait la même chose de moi. La pression ! Je ne dis pas que c’est de sa faute, parce que si je lui en avais parlé, il m’aurait écouté. Rassuré. Je ne l’ai pas fait. Et donc, je me suis retrouvé arraché à mes « amis » et propulsé dans le monde du travail. Je n’étais pas prêt. Je ne l’ai jamais été. J’ai foiré ça, aussi. Quand le bosse doit vous attendre des heures avant de comprendre que vous ne vous pointerez pas ce jour-là, et qu’en plus vous avez pas prévenu, et que ce n’est pas la première fois, il perd patience. Bernard a perdu patience. Petit tour au chômage, puis je me suis remis en selle, sur l’insistance de mes parents. Encore et toujours eux. Ils ont vraiment tout fait pour moi.

Mais je ne leur ai pas donné l’occasion de m’aider. La fierté ou la connerie, Doc parle d’addiction. Pour préserver ma chnouf, j’ai tout caché. Mais quand ç’a commencé à sentir le roussi, mes parents, là, ils ont vus que j’étais loin. Deux séjours en prison, dont un pour trafic de stupéfiants, deux perquisitions, ça ne passe pas inaperçu. Sans compter que c’est des gens bien, la drogue, ils n’y connaissent rien. Alors, ils m’ont cru quand j’ai dit que je ne fumais que le joint. Quand l’autre clampin m’a vendu, pour la coke, j’ai démenti, et ils y ont cru. Ils ont cru en ma parole plutôt qu’en la sienne. J’aurais peut-être dû voir que j’en valais la peine, à leurs yeux. Que je valais la peine qu’ils croient en moi. Mais je les ai déçus. Parce que l’autre balance ne mentait pas. Y’a que le frangin qui a vu clair, mais comme il s’en voulait de ne pas me faire confiance, il n’a rien dit. Lui non plus, il n’y connaissait rien à la drogue, mais il me connait, il sait quand j’en fais trop. Et j’en ai trop fait. Pense bien, mon vilain secret était dévoilé, il fallait absolument que je rattrape le coup, j’ai paniqué. Je me suis trop défendu, et lui, il l’a vu.

J’ai encore protégé ma chnouf. Et j’ai réussi. Je suis trop fort pour mon propre bien.

« Ton pire ennemi, c’est toi-même. »

Quand le Doc dit ça, j’ai l’impression d’être dans un film de Van Damme. Sauf que Doc n’est pas une espèce de gourou, et moi, je ne m’entraine pas pour venger mon frangin en chaise roulante. Je n’ai rien d’un héros. Loin de là. Mais Doc a raison. Je peux blâmer qui je veux, je ne fais que reporter la faute qui m’incombe sur quelqu’un qui n’est pas responsable. C’est pour ça que Doc et moi, on se voit. Pour que j’apprenne à voir le passé avec des yeux d’adulte. Pour que je voie des choses que mon immaturité me cachait. C’est pas facile. Il dit que j’ai du mal parce que je manque d’empathie. Ça, c’est un mot qui ne me revient pas. Il m’a expliqué ce que ça veut dire, alors je crois qu’il a raison.

Les raccourcis.

Ils sont fascinants. Les virages se profilent, on croit qu’on peut les prendre sans risque. On a tout calculé, on a tout visualisé, étape par étape, et on pense qu’on a pensé à tout. Sauf qu’on ne remarque pas qu’on va trop vite. Le syndrome du guerrier sur le champ de bataille. Le temps a l’air si lent, si lourd, qu’on pourrait le couper avec un fil à beurre, et on a cette puissante impression d’être un dieu, mais en réalité, si le temps parait lent, il continue de filer à toute vitesse, et le temps n’est pas la seule variable. On a envisagé la pluie, mais ça, ajouté à la vitesse, la bande blanche toute neuve, ça dérape. Et il y a toujours des virages dans les raccourcis. Soit on s’arrête et on fait demi-tour, soit on poursuit et on se mange le fossé. J’me suis mangé le fossé. Je l’ai pris de plein fouet. Il y avait des gens sur le bord de la route. Et ils ont dégusté. Si seulement j’avais fait demi-tour…

Merde ! J’ai pas envie de raconter ça ! Je ne veux pas y repenser. Pourquoi ressortir tout ça, hein ? Pourquoi m’infliger ça ?

Merde…

Doc dit que c’est important. Qu’il faut que je le raconte. Vu que je ne veux pas lui en parler, il veut que j’en parle ici. Ça fait partie du « processus de guérison ». Comme si j’avais le droit de guérir. Mais il croit en moi, et peut-être que j’ai envie de croire en lui.

J’ai du mal à me souvenir, tout est flou et nuageux, mais Doc dit que ça va me revenir en parlant. Que c’est dans ma tête, stocké quelque part. Que c’est dans mes cauchemars, dont je ne me souviens plus le matin. Je sais que j’ai fait des cauchemars au réveil. Le cœur qui bat, et l’impression de ne pas avoir fermé l’œil. De ne pas m’être reposé. Et puis, les autres qui me disent que j’ai crié. Moi, je ne m’en souviens pas.

En tous cas, j’ai jamais aussi bien dormi qu’à cette période, sur la toute fin. Ouais, c’était bien, au début. L’impression d’être plus vif, plus énergique, je dormais moins et je bougeais plus. Ah ! Le business a bien marché, à ce moment-là. J’ai foiré et j’me suis pris le fossé, deuxième entrée en prison, mais j’en suis sorti, riche de l’amour. Pendant un moment, elle m’a suffi. Les réveils étaient sympas. Les chatouilles et les mamours, ça mettait direct de bonne humeur.

Je ne suis pas facile à vivre. En plus, à la prison, pour pallier le manque, le médecin – un véto, en fait, comme si on était des bêtes – m’a donné du Lorazepam. Ça m’allait très bien, alors je n’ai pas posé de question. Mais ils m’ont relâché du jour au lendemain, sans aucun suivi ni avertissement. Et moi, j’étais accro à ce truc-là. Mon médecin savait que ce médicament était addictif, alors il a accepté de m’en prescrire une fois en me recommandant de me sevrer. Forcément, je ne l’ai pas écouté. La chnouf avant tout. Donc, quand il a refusé une autre prescription, je suis retourné vers mes anciens travers. Plus fort que moi. Enfin… le mauvais virage, il est arrivé après.

Quand ma copine a compris que je m’enfonçais, elle a bataillé. Sauf que ça battait de l’aile depuis un moment. Le fait que je me drogue ne l’inquiétait pas tant qu’il n’attisait son dégout. Plus question que je la touche, qu’on chahute comme avant, et puis j’ai commencé à me sentir mal, par rapport à ça. Quoi, j’étais si dégoutant que ça ? En plus, elle refusait de me parler, se réfugiait dans les insultes quand elle était à court d’arguments, ça n’a pas aidé. Puis moi qui étais sur la défensive, ce n’est pas la meilleure recette pour la paix des ménages. Je crois que c’est en comprenant que je la perdais que j’ai foutrement bien replongé. Une fois de temps en temps, c’était raisonnable, on se dis tous qu’on ne deviendra jamais accro, qu’on peut gérer. Mais je voulais faire de l’argent, réanimer la flamme en lui offrant des jolies choses et en prenant soin d’elle. Mais évidemment, ça ne s’est pas passé comme ça. Elle m’a quitté.

C’est à ce moment-là qu’on tombe dans le cercle vicieux. Celui qui tourne et qui se resserre. Parce que mon esprit s’est tourné vers la drogue, et la drogue a retourné mon esprit. Je m’en foutais plein le nez, et je me suis mis à voir des trucs pas nets. Bien sûr que j’étais vif, et intelligent, ah ça ouais ! Je l’ai cru. Puis vient l’anxiété, le manque physique. Je me sentais épié ! Ceux que je voyais tous les jours se mettaient à faire des trucs suspects. Je me mettais à suspecter tout le monde. Et puis, je menais un train de vie qui pouvait me ramener dans le fossé, une seule erreur et j’étais bon pour la casse. Il fallait que je fasse gaffe, alors la pression ne se relâchait jamais, sauf quand je me concoctais une petite dose. Là, après, j’avais l’impression d’être puissant. Invincible.

Mais il y a toujours une fois de trop. Toujours la goutte qui fait déborder le vase.

À ce moment-là, je dois dire que mes parents se doutaient de quelque chose. Ils ont vu, parce qu’ils voient bien, mais ils n’y connaissaient rien, pas plus qu’ils s’y connaissaient en cannabis. Ils ont commencé à se renseigner tout doucement, sans attirer mon attention pour ne pas que je me braque. Ils avaient retrouvés de l’ammoniaque et des cuillers à la cave, je passais du rire aux cris en deux secondes huit. La porte claquait, et ils n’avaient plus rien à dire. Ça faisait longtemps que j’avais fermé la porte à mon père. Je l’avais même traité de monstre, une fois. Je ne lui ai plus donné l’occasion de me montrer qu’il m’aimait, parce que quand il s’est mis sur mon dos au moment où j’accumulais les conneries, je me suis mis en tête que quoi que je fasse, ça ne sera jamais assez bien pour lui. Que je ne trouverais jamais satisfaction et fierté dans ses yeux. Je suis con, non ? Parce qu’il ne pouvait pas me dire « C’est bien fils, continue sur ta lancé, la chnouf, ça finira par payer » en agrémentant ses encouragements d’une tape dans le dos.

Il a fallu que je me retrouve au fin fond du trou du cul du monde pour le comprendre. Ça et bien d’autres choses.

Un soir, je me suis mis à voir des choses. J’y croyais, pour moi, il n’y avait aucun doute. J’étais certain qu’il y avait quelqu’un dehors, quelqu’un venu me prendre ce que je stockais chez moi. Ils étaient là, cachés derrière les voitures, je les voyais. J’avais peur. Je ne l’ai jamais dit à personne, mais j’étais plongé dans une trouille panique. Je descendais quand j’entendais des bruits en bas, et je remontais pour surveiller dehors. Bien sûr, le frangin a fini par se lever voir pourquoi je faisais autant de bouquant en plein milieu de la nuit, et j’ai essayé de lui dire, mais il n’a pas compris, il me disait que si des jeunes trainaient dans la rue, c’était leur problème et que je ne devrais pas me mettre dans des états pareils.

Alors j’ai appelé maman, parce que j’étais pas fou. Non, il fallait qu’on me croie. Maman ne voyait rien, et mon frère soutenait qu’il n’y avait personne. Il est même sorti pour vérifier, et quand il est revenu, il m’a demandé ce que j’avais pris. Il a parlé d’hallucinations. J’avais pas envie d’y croire, je ne tenais pas à ce qu’on m’enferme comme un de mes potes. Catalogué fou, ce n’était pas l’idéal pour avoir une vie sociale, et les gens, c’est ma vie. Alors j’ai dit que ce n’était pas ça. Mais je voyais bien qu’ils n’avaient pas autant peur que moi. C’était bizarre. Ils restaient calmes, alors j’ai paniqué. Personne ne me croyait. Personne ne voulait m’entendre.

J’ai même réveillé papa, je voulais qu’il me croie. Mais tout ce à quoi il pensait, c’était qu’il se levait à cinq heures. Normal, le boulot, c’est la santé. Et puis, c’était mon état qui n’était pas normal. Mais évidemment, je ne le voyais pas de cet œil. Ça m’a même blessé qu’il ne soit pas plus concerné par moi. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence. Quelque chose clochait, et il ne savait pas quoi, et dans ces cas-là, il ne sait pas comment réagir.

Alors je me suis dit : et si on m’avait mis quelque chose dans ma boisson ? Parce qu’une chose était sûre, je n’avais rien en partant, et quand je suis rentré, je me suis mis à voir des choses pas nettes. Mes parents ne savaient pas quoi faire, mais le travail restait à l’ordre du jour, il ne restait qu’une grosse heure à dormir, et donc, ils ont accepté que le frangin reste avec moi le temps que je m’endorme. Il m’a mis la télé, parce que ça m’aide à dormir, et il s’est posé dans le pouf avec son ordinateur portable.

Mais je n’étais pas à mon aise. Je voyais des mouvements du coin de l’œil, je ne reconnaissais pas mon reflet dans le miroir, et il fallait que je surveille par la fenêtre, au cas où. Je parlais, aussi. De tout un tas de choses. De ce que je prenais, de mes trafics, des choses que je pouvais avoir en claquant des doigts. Des mouvements suspects de mes « amis » ces dernières semaines. De leur plan pour me tuer. Parce que ce qu’ils m’avaient mis, c’était pour me faire parler. Il existe des hélicos furtifs équipés d’un matériel de surveillance qui permet d’assister à une conversation comme s’ils étaient sur place. Et je parlais, et c’était comme de balancer tous ceux que j’avais toujours protégé en prison. Ce genre de personnes, on ne les balance pas. Sinon, elles nous trouent la peau. Je ne tenais pas à mourir.

Ça, on peut dire que j’ai un instinct de survie infaillible.

J’en ai tellement dit que j’ai fait flipper mon frère. Puis je lui ai demandé de l’aide, de faire quelque chose. Je ne voulais pas de médecin, pas d’ambulance, pas de police. Mais je voulais savoir ce qu’on m’avait mis dans ma prise de sang. Contradiction que je ne peux pas encore expliquer. Finalement, tout le monde s’est levé à la demande de mon frère.

Il a essayé de convaincre mes parents qu’il fallait appeler une ambulance. Mais maman voulait me conduire elle-même aux urgences. Mon frère a essayé de l’en dissuader, en disant que je pourrais être dangereux, mais elle n’a rien voulu écouter. Moi, pendant ce temps-là, j’essayais de les convaincre que j’allais bien, que c’était passé. Que j’avais les idées claires. Puis finalement, la conversation a tourné en rond. Et mon frère est sorti. Une dizaine de minutes plus tard, les ambulanciers m’emmenaient aux urgences. J’ai pas résisté, parce que malgré ce que je disais, je n’allais pas mieux, je transpirais, mon cœur tambourinait, et j’avais toujours peur. Je voulais savoir ce qu’ils m’avaient mis dans ma boisson. Il fallait que je le sache. Pour moi, c’était réel.

Aux urgences, en attendant le médecin, j’ai trouvé le sommeil. Il m’a réveillé pour me faire boire un truc dégueulasse. J’étais désorienté, je n’entendais pas ce qu’il me disait, ce truc était imbuvable, je ne savais pas qu’il était important de le boire, alors, il s’est énervé. M’a dit que si je ne voulais pas boire le charbon actif, je pouvais rentrer chez moi. Évidemment, je me suis énervé aussi. C’est quoi, cette façon de traiter les gens ? C’est un médecin, il est censé prendre soin des gens mais au lieu de ça, il me remballe comme si j’étais du poisson pourri.

Après être rentré, je me suis débarrassé de tout ce que j’avais. Promis que je ne reprendrais pas de drogue, rien. Même pas de l’alcool. Je me suis remis avec ma copine, et j’ai lutté. Mais j’étais en manque. Alors pour ne pas rechuter, je n’arrêtais pas de répéter que je ne reprendrais rien. Puis j’ai lâché. J’ai fumé un joint. Je me disais qu’un de temps en temps, ça ne pouvait pas faire de mal. Mon frère m’a dit que je ne pouvais pas me le permettre, parce qu’un de temps en temps, ça deviendrait vite un tous les jours, puis plusieurs par jour, etc. Ma copine a pété un câble. Le chien est mort, ça m’a perturbé, et elle n’était pas là pour moi. Alors je l’ai envoyée au diable. Il n’y en avait que pour ses putains de fringues et son langage de charretier. J’en avais marre qu’on se prenne la tête pour des gamineries. Et puis, comme elle était contre le fait que je refume du cannabis, elle devenait un problème, mais ça, même si je le pensais à un certain degré, je ne me le suis pas avoué. Pas consciemment.

Mon frère aussi a essayé de me dissuader. Pas avec autant d’énergie qu’il l’aurait voulu, mais il avait du mal à croire en moi. Je l’avais tellement souvent déçu, quand je faisais des promesses que je ne tenais pas, même quand maman me portait à bout de bras et que je foirais quand même parce que personne ne pouvait lutter à ma place. Malgré tout, ces choses que j’avais vues, j’en avais encore peur, alors j’ai tenu bon.

J’ai tenu bon, parce que je continuais à voir des choses que je ne devais pas voir. J’entendais des bruits de pas dans l’escalier. Du mouvement dans la chambre de mon frère quand il était en bas, je voyais des choses sur l’écran de la télé, et parfois, elle me parlait. Et puis ma voiture qui a été saccagée à l’intérieur. J’ai voulu en tuer un, quand j’ai vu ça. Les parents avaient caché les poignards d’exposition qu’ils suspendaient au mur, mais ça valait mieux, parce que je crois que je l’aurais fait. Et mon frère m’avait déjà repris une de ces armes alors que je m’apprêtais à sortir. Je m’en fichais, j’avais ma grosse lampe de poche, ça pouvait me servir de matraque.

Une fois, j’étais au téléphone avec mon frère, et j’ai entendu la voix de mon ex-belle-sœur dans mon portable. Pour moi, ils étaient forts. Pour réussir à faire des choses comme ça – me parler dans le téléphone alors que j’étais en communication avec mon frère – il fallait forcément être fort. C’est à ce moment-là que j’ai pensé qu’on m’avait jeté un sort. Qu’elle et sa sœur avaient payé une vielle sorcière pour me lancer une malédiction. Mon frère n’y a pas cru. Il ne croit pas en ces trucs-là, contrairement à ce que je pensais. Mais mes parents ont voulu y croire. C’était plus facile de croire ça que de s’avouer que leur fils était un drogué. Ce mot m’a fait sortir de mes gonds plus d’une fois.

Je refusais qu’on me colle cette étiquette, qu’on me catalogue. Mais autant appeler un chat un chat, alors allons-y. Acceptons le fait que je sois un drogué, ne soyez pas choqué, c’est la réalité, simplement.

Suivre le fil…

Je me suis éloigné de chez moi, j’ai changé d’environnement, je gardais toujours une arme à proximité, parce que je n’étais à l’abri nulle part. Mais là-bas, je me sentais mieux. Plus calme. Pas calme, mais plus calme qu’avant d’être là-bas. Pendant quelques jours, c’était sympas. Bon, je me faisais chier, mais je dormais beaucoup, je récupérais toutes les heures de sommeil que j’avais grillé pour surveiller par la fenêtre.

Mais ce répit n’a pas duré. Au bout d’un moment, j’ai de nouveau eu la sensation d’être épié. Que quelqu’un me voulait du mal. Il y avait ce type, que je ne connaissais pas, un pote à un gars que j’avais déjà rencontré. On a passé la soirée ensemble, mais j’avais l’impression qu’il avait des arrière-pensées. Mon frère m’a dit qu’il n’y avait aucune raison, qu’il ne me connaissait pas et que je n’avais aucune preuve. J’ai un sixième sens pour ces choses-là, avec la vie que je mène ; vous comprenez, il faut. C’est un outil de survie. Quand mes parents sont partis, mon frère est resté avec moi. J’ai fait venir un pote, et il a ramené de quoi fumer. C’est moi qui lui avais demandé. C’est à cause des cartes. Ces foutues cartes. Elles disaient que je pouvais m’en sortir, elles me faisaient tellement de promesses. Et elles m’avertissaient que si je reprenais ma vie d’avant, je mourrais. Sauf que j’avais fumé, et je n’avais pas vu de trucs bizarres. Et puis, j’étais en manque, l’air de rien. C’était physique, comme si ça tirait dans mon estomac, cette vieille soif rance qui vous prends aux tripes et qui ne vous lâche pas, sauf que ce n’était pas l’estomac qui avait soif, c’était tout mon corps qui tirait.

Un cercle vicieux.

La drogue affecte les humeurs. Les réactions. Elle affecte la façon de voir la vie, parce que la drogue plonge dans la dépression, la psychose, et des tas d’autres trucs auxquels je ne veux pas penser. C’est la première chose que Doc m’a expliqué.

Mais est-ce qu’il connait le désespoir ? Il est prêt à bosser tous les jours, à la même heure, au même endroit, à faire la même chose, continuellement, pour un salaire de misère. Il vient tous les matins en sachant que sa journée sera parsemée de récits tous plus sordides les uns que les autres. Comme mon père, qui va d’un chantier à l’autre, en faisant tout le temps la même chose. Souder, souder, souder.

Ah ! Ça, il a su les souder. Dans la thérapie familiale, il m’a expliqué que ma mère ne voulait pas me faire ça. Qu’elle s’y est opposée jusqu’à la fin. C’est pour ça qu’ils ne sont plus ensembles. Il m’a expliqué que lui et mon frère se sont unis et ont complotés dans leurs coins pour réunir des informations sur les démarches à faire. Je comprends maintenant qu’ils ne soient pas intervenus plus qu’ils ne l’ont fait. Ils sont restés soudés parce qu’ils savaient qu’il était inutile de me parler.

Parce qu’une fois la maison exorcisée, en voyant que les joints ne me faisaient plus rien, j’ai replongé. Parfois, on lutte, et là, j’ai baissé les bras. À quoi bon ? À quoi bon se battre pour cette vie pourrie ? Et pourquoi je devrais faire comme ces moutons qui se lèvent tous les matins à la même heure, font leur journée, rentrent crevés, pour se poser dans le fauteuil ? Sans jamais être sûr que toutes les factures seront épongées avant la date limite ? Sans jamais profiter un peu de ce dur labeur ? Sérieusement, c’est ça, la vie ?

Non, je ne voulais pas de ça. Franchement, même des diplômés ne trouvent pas de boulot dans ce foutu pays à la noix. Que ce soit le pays, l’union européenne, la dette commune ou quoi que ce soit d’autre, ce climat pourri n’aura pas aidé. Des taxes, et des taxes, et encore des taxes. J’en avais ras le bol de casquer pour des pleins de frics assis toute la journée dans un fauteuil à signer des papiers qu’ils ne se donnaient même pas la peine de lire. À prendre des mesures pour économiser, sur le dos des vieux, des chômeurs et surtout, des honnêtes travailleurs. Des politicards qui font de belles promesses et ne les tiennent jamais. On ne peut faire confiance à personne, parce que tout le monde finit par vous trahir. Sérieusement, à quoi bon lutter ? Pour une famille qui se montre prudente avec vous, comme si vous étiez une bombe nucléaire sur le point d’éclater ? Pour me lever tous les matins sans jamais pouvoir me regarder dans le miroir ?

Avec la coke, c’était plus simple. Je faisais des jours sans dormir, puis je dormais des journées entières dans le divan – parce qu’il était hors de question que je dorme dans ma chambre, ça me faisait trop flipper rien que d’y penser – et mon sommeil était bizarre. Une souche, c’est encore un terme trop léger. Ils me disaient qu’ils essayaient de me réveiller et que je ne réagissais pas, pas un grognement, pas un « laisse-moi dormir » ou un « encore cinq minutes ». Même pas un sursaut, je ne me retournais même pas. Mais ils ont vu que je me droguais, plus occasionnellement, mais trop souvent. Ma toux, mes reniflements, ma perte de poids, mon esprit de moins en moins performant. Ils l’ont vu, mais moi, je ne le voyais pas. Enfin, je m’en foutais. Ils ont essayé de m’en parler. Ils ont essayé de me ramener à la réalité. C’est moi qui ne les ai pas laissé faire. Il était trop tard.

Le cercle s’était resserré autour de moi. Mes bras étaient emprisonnés dedans, je n’avais plus aucune liberté de mouvement. Plus aucun pouvoir décisionnel. Je me droguais dans la maison, sans plus vraiment me cacher, attendant juste d’être seul ou dans ma chambre pour me concocter une dose de bonheur. Et c’était reparti pour trois jours. Maigre, nerveux, puant, parce que même en sortant de la douche, je suais à grosses gouttes. J’avais du mal à réfléchir, je ne faisais rien pour éponger mes dettes pénales, payer mon assurance de voiture, mes taxes, pour obtenir du chômage. Je n’avais aucun revenu, et l’argent que j’avais, je le gardais pour le claquer en tickets à gratter, en loto et au casino. J’étais sûr d’être plus malin que tout le monde et de gagner plus que je ne perdais. Les idées claires, c’était du passé. Je suis devenu accro au jeu, en plus du reste.

À côté de ça, il y avait de l’eau dans le gaz. Une guerre faisait rage dans les coulisses, avec unité de reconnaissance et agence des renseignements. Ma mère s’obstinait. Elle pouvait voir des flutes à eau, de l’ammoniaque et des doses de coke sur la table et prétendre ne pas les voir. Mon père et mon frère étaient en proie à un dilemme, à savoir, laisser faire ou agir ? Prendre le parti de maman ou le mien ? Parce que le fait était que si ma mère voulait me protéger, ce n’était pas ce qu’elle faisait en jouant à l’autruche. Mon père a mis du temps à le comprendre, mon frère avait déjà de l’avance sur eux, mais comme personne ne l’écoutait, et qu’il n’était pas très bavard, il a juste attendu que mes parents soient prêts. Ça n’a jamais été le cas pour maman.

Alors papa a décidé de prendre les choses en main. Il ne supportait plus de voir cette coquille vide dans sa maison, de regarder son fils sur le déclin et de ne rien faire, de ne rien pouvoir faire. Il savait que cette décision était difficile à prendre, et qu’il y aurait de lourdes conséquences. Il l’a vu venir, mais il a décidé qu’il était capable de vivre avec ça. Parce que s’il ne faisait rien, et que je mourrais, ou que je devenais un schizophrène enfermé dans un HP, ça, il savait qu’il ne pourrait pas vivre avec. Non, il a pris la décision qui lui semblait, non seulement la plus adaptée à mes besoins, mais également la plus responsable pour les autres. Pour la famille, surtout, et pour ceux à qui je pourrais m’en prendre.

Doc m’a expliqué que l’usage prolongé de coke entrainait de graves conséquences, et pas seulement au niveau physique. Parce qu’en plus des nécroses de la paroi nasale, des atteintes cardiaques et cellulaires, il y avait aussi toute une fourchette de conséquences psychologiques. Psychoses – hallucinations, délire de persécution, paranoïa, discours redondants, incapacité à revenir à la réalité, –, anxiété, instabilité de l’humeur, perte d’intellect, sentiment de puissance, puis au fur et à mesure que la consommation s’intensifie, dépression.

Et surtout, perte des inhibitions. Mon frère en a souvent parlé avec mon père, en disant qu’il était dangereux de me laisser conduire une voiture, que j’étais aussi dangereux, il suffisait de voir mon comportement. Le fait que je m’entoure d’armes d’air-soft, que je me vante d’avoir la possibilité de me procurer des grenades – qu’on a jamais voulu me vendre parce que j’étais trop allumé pour ça – ou encore quand je me mettais en colère ou que je disais que « je voulais en tuer un », sans jamais préciser qui, parce que finalement, tout ce que je voulais c’était de me défouler ; tout ça, ajouté au fait que mon frère m’a plusieurs fois empêché de sortir armé, tout ça a achevé de convaincre mon père.

Il n’a jamais accepté de me dire comment il s’était procuré les conseils qu’il a suivi, mais c’est surement auprès d’un flic. Il n’a rien dit à personne, si ce n’est à mon frère, et il a attendu son heure. Il était prêt à le faire. Sauf que mon frère savait quelles conséquences ç’aurait sur son couple, alors il a fait ce qu’il pensait être le mieux pour tout le monde. Il a appelé les flics pour me dénoncer. Je dormais, ce jour-là, dans le fauteuil, qui n’allait pas tarder à sentir le fennec si je continuais à transpirer mes sueurs nocives dedans, et les flics ont débarqués. Ils ont eu du mal à me réveiller. Le balai habituel a commencé. Passage de menotte, lecture de mes droits, perquisition. Ma mère n’était pas là, mon frère avait calculé son coup pour qu’elle n’assiste pas à ça.

Au cours de la perquisition, ils ont trouvé la drogue qui avait permis à mon frère d’appeler la police. Ils m’ont fait monter dans ma chambre pour me demander des explications. La fenêtre était ouverte, et mon frère était là, juste devant. Et il avait l’air… pas satisfait, non. Soulagé. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai avancé sur lui en lui reprochant ce qui était en train d’arriver. S’il avait appelé l’ambulance la dernière fois, alors c’était lui qui avait appelé les flics, parce que même si la volaille tournait en ville après avoir constaté une recrudescence d’incidents liés à la prise de coke, ils n’avaient aucun moyen de savoir que j’étais lié à ça. On m’avait forcément balancé.

Et de fait, c’était le cas.

Mon frère n’avais pas l’intention de reculer, ni d’entrer dans mon jeu. Il avait compris depuis longtemps que dans cet état, il était inutile de me parler, que je n’étais pas disposé à l’écouter. En outre, comme il me l’a expliqué ensuite, il savait que c’était le mieux à faire pour moi, et qu’il n’avait pas l’intention de s’excuser, que le fait de me voir aussi mal ne l’avait pas fait plier, parce qu’il savait qu’une fois désintoxiqué, j’aurais les idées assez claires pour le comprendre.

Alors, comme il ne reculait pas, que j’avais encore du fuel à répandre, j’ai continué d’avancer. Mon frère a résisté, mais voilà, avec la coke, j’avais au moins la force de dix hommes, les flics n’arrivaient pas à me retenir, j’ai été plus fort que mon frère, et il est tombé par la fenêtre. Et même quand je me suis penché et que je l’ai vu étendu par terre, j’ai continué à lui crier dessus. Je voyais bien qu’il y avait du sang dans sa bouche, et qu’il ne bougeait pas pour essayer de se relever. Il regardait le ciel en clignant des yeux, l’air étonné, presque émerveillé, comme un gosse dans une fête foraine. Je crois que je m’en foutais, sur le coup, qu’il soit dans cet état. Ce n’est plus le cas, maintenant.

Il a perdu l’usage de ses jambes.

C’était le virage, et cette fois, je n’ai pas glissé, j’ai accéléré droit dans le fossé, droit sur lui, qui se dressait au milieu de la route pour m’arrêter, et je l’ai percuté de plein fouet. Sa vie ne sera jamais plus la même, à cause de moi. Il a grandi trop vite, à cause de moi. Ma mère a vieilli trop vite à cause de moi. Mon père… Mon père a sacrifié sa famille sur l’autel de mon salut.

J’ai eu envie de me foutre en l’air, au début. J’ai presque failli. Et puis il y a eu Doc. C’est un bon, ce gars. Il arrive à me faire voir la vie sous un autre angle, il m’apprend l’empathie, même si, à mon avis, ce n’est pas quelque chose qui s’apprend. Mais ça marche. Dans une certaine mesure. Je crois bien que j’y arrive. J’arrive à comprendre que la meilleur façon de me faire pardonner, c’est d’aller mieux. Je dois vivre avec ce que j’ai fait à mon frère. Je dois vivre avec ça, toute ma vie. Mais je peux aussi faire en sorte que tout ça n’ait pas été vain.

Doc croit en moi. Il sait que j’ai ça en moi. La volonté de vaincre la tentation. De ne plus prendre de raccourcis. Il sait que ce dernier raccourci m’a dissuadé de reprendre cette voie.

Doc croit en moi. Et moi, je crois bien que je crois en lui.

En moi.

  • Comme disait je sais plus qui, le meilleur raccourci c'est de ne pas y a aller...mais c'est facile à dire...
    Très bien écrit.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • Un récit complet d'une déchéance, du vrai, un no comment pour moi. La connaissance du pourquoi ne suffit pas à...Un texte de sensibilisation fort et justement écrit. Profond personnage qui rame, qui ramait. Une sacré prise de conscience. J'aime beaucoup.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    1393683880

    chris-mo

Signaler ce texte