Les roses de Verlaine

veroniquethery

Georges a les yeux qui se ferment malgré lui. Il serait temps qu'il arrive. Plus que quelques kilomètres. Alors, il pense. A elle. Sa petite fille. Son bébé de cinq ans, qu'il ne voit que quelques heures par mois. Laurie. Qui pousse sans lui, loin de lui. La dernière fois, elle l'a à peine regardé. Elle l'oublie à chaque minute qu'elle passe loin de son père. La fois précédente, il lui avait offert une peluche géante et elle avait hurlé de terreur en voyant ce monstre qui, dans son imagination d'enfant, devait vouloir la dévorer. Il était reparti. En chialant comme un gosse pour sa bêtise, son ignorance d'homme. Il s'était arrêté près d'une déchetterie pour jeter cette horreur. Il avait eu envie de la mettre en pièces, centimètre par centimètre, comme pour s'excuser auprès de sa fille. Pour éviter le risque qu'elle fasse des cauchemars par sa faute. Par leur faute, à lui, père sans esprit, et à cet ours sans cœur. Et soudain, il l'avait vue. Une gamine, sans doute de l'âge de Laurie.

La petite était si sale qu'elle devait vivre au milieu des immondices. On ne voyait que ses cheveux bruns et Georges avait été touché de voir à quel point ils étaient beaux. Il avait observé l'apparition, découvrant sous la crasse, un visage aussi fin que celui de sa fille. Mais, elle, elle souriait en le regardant. Ou plutôt en regardant ce qu'il s'apprêtait à détruire. Alors, il avait eu honte et, pour la deuxième fois, en l'espace de quelques heures, il avait senti ses larmes couler. Il pleurait bêtement, mais bizarrement, ça lui faisait du bien.

La gamine avait émis un drôle de sifflement. Georges avait pensé qu'il allait mourir. Qu'elle devait appeler ses cousins en renfort. Qu'ils allaient le suriner et le laisser crever là, comme un vieux coq déplumé. Qu'il ne reverrait plus jamais sa fille et que, finalement, ce ne serait pas plus mal, pour elle. Parce qu'il était un bon à rien, même pas capable, selon le juge, de s'occuper de sa petite Laurie. On allait enfin s'occuper de lui. Pas un dieu quelconque, mais ces…

Qu'il pouvait être con ! Au lieu de gros bras, deux autres gosses venaient d'apparaître : une fillette du même âge que l'autre et un gamin plus jeune. Ils étaient collés là, les uns contre les autres, à l'observer, lui, comme une bête curieuse. Le sourire aux lèvres. Un sourire gentil d'ailleurs. Il devait avoir l'air fin ! Un grand gaillard d'un mètre quatre-vingt, bâti comme un colosse, et tenant contre lui un ours en peluche et pleurant comme un abruti ! Soudain, il éclata de rire. Un rire puissant, libérateur. Soudain, le chagrin avait cessé de noyer son âme. Soudain, il s'était rappelé que la vie grouillait autour de lui et qu'il suffisait d'ouvrir les yeux pour la voir. Il suffisait de regarder ces trois gamins qui n'avaient rien et qui lui souriaient comme s'ils avaient tout.

Georges en rit encore maintenant, au volant de son camion. La joie de ces gosses, quand il leur avait donné l'ours plus grand qu'eux. Et, en regardant la photo de Laurie, accrochée sur son pare-soleil, il a espéré que le temps ne serait pas son ennemi.

Bon sang ! Le camion fait une embardée ! Juste le temps de redresser. Les phares éclairent la route et Georges éructe ses meilleurs jurons. Une flopée de migrants erre là, sur les bords de la route. Une seconde de plus et il en écrasait. Comment avait-il pu s'endormir au volant ? Putain ! Il avait rêvé de Laurie ! Sa petite fille de cinq ans ! Elle va en avoir quinze la semaine prochaine ! Quelle putain de voyage dans le temps ! Sa petite Laurie, qui le considère comme un étranger. Elle ne le déteste pas, c'est pire, elle l'ignore. Il n'est qu'un passager de sa vie d'adolescente. Une trace éphémère qu'elle efface aussitôt qu'il la quitte. Elle ne sait rien de lui. Juste qu'il est son père. Un père qu'elle n'a pas choisi. L'autre jour, elle lui a demandé pourquoi elle n'avait pas la chance comme ses copines du collège de partir faire un voyage aux États-Unis, en Australie ou en Amérique du Sud. « C'est con, avait-elle ajouté, que tu ne sois pas routier là-bas. J'aurais pu traverser avec toi ! Alors que là… ».

Dans ce « là » et le silence qui avait suivi, il avait senti tout le dédain, le mépris qu'une adolescente est capable de vous jeter au visage, l'air de rien. Il jette un œil sur le siège passager. Observe le paquet soigneusement emballé. Il s'était dit que ce serait une bonne idée, ce téléphone. Le plus performant du marché, celui avec lequel on a du swag, comme dirait Laurie. « L'apparence, papa, c'est essentiel ! ». Papa ! Le mot le fait vibrer ! Elle sait faire mal, mais elle sait aussi soigner. Une femme jusqu'au bout de ses ongles peinturlurés. « Du nail art, papa ! ».

Du vernis, tout ça ! Rien de vrai dans sa fille, rien. Pas comme Sara. Georges sourit, comme chaque fois qu'il pense à cette petite sauvageonne. La vie est si étrange. Il était tellement désespéré ce soir-là, à pleurer sur cet ours. Et, elle était apparue. Sale et lumineuse. Sa petite main s'était posée sur son épaule et elle lui avait juste dit « Pleure pas ». Une fée des déchets ! C'était devenu son surnom. Quand il avait un coup de blues, elle le regardait et lui disait : « t'inquiète pas, homme de la terre. La fée des déchets veille sur toi ! ».

Elle venait de s'installer là avec sa famille. Une autorisation municipale ou préfectorale, ils ne savaient pas bien, les autorisait, dans leur immense générosité à s'installer là, à trois mètres de la déchetterie municipale. Alors, Darian, le père de Sara, et ses frères ou cousins, Gallo, Joseph, Chavo avaient posé leurs caravanes, avaient défriché le terrain ; tandis que leurs femmes, Bisha, Ilmiya et Lupe, faisaient naître, au fil des mois, un potager et un jardin rempli de fleurs. Georges se souvient de son étonnement, quand Sara le lui avait fait visiter :

- Tu t'imaginais quoi ? Que seul un gadjo sait faire pousser des patates ? Ou que nous, les femmes, n'aimons pas les roses ?

Elle n'était pas vraiment fâchée. Et lui avait eu honte de sa stupidité. De ses a priori. Puis, il avait ri de voir cette gamine de 8 ans se comparer à une femme. La fois suivante, il lui avait offert les poèmes saturniens de Verlaine. Elle avait chanté plus qu'elle n'avait lu les vers :

«  Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle1. »

Il avait offert le même livre à Laurie des années plus tard. Elle l'avait regardé comme s'il venait d'une autre galaxie : « J'aime pas lire ! Et, des poèmes en plus, c'est chiant ! ». Alors, il avait souri et il s'était souvenu d'une autre jeune fille, qui, elle, adorait la poésie, les roses et les ours en peluche.


                                                      © 2015 Véronique Théry


1Verlaine, « Après trois ans », Poèmes saturniens.

  • Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
    De vigne folle avec les chaises de rotin
    Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
    Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle

    Un de mes poèmes préférés de Verlaine.

    J'attends avec impatience la suite de ton roman, voir comment vont évoluer tes personnages..vraiment j'aime beaucoup !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • Très belle émotion que donne cette histoire.
    Oui, les liens du sang ne sont pas tout,
    Oui, la vie est toujours vue trop petite.
    Les yeux et le cœur ont chaque jour à grandir pour goûter la poésie et le mystère de la vie.
    Voici un texte qui l'illustre bien. Même si j'ai eu quelque mal avec "l'assoupissement et le rêve" que je vois si souvent inutilement employé pour justifier le "flashback"( retour en arrière narratif). Cela ternit presque un peu le déroulé du temps et la cohérence narrative. Un rêve un peu long pour une simple perte de concentration au volant ou alors comment peut-il n'y avoir pas eu sortie de route, au volant d'un camion ?
    A part cela, oui le texte amène bien à l'essentiel et à la vérité de l'Etre que la petite fille dans son dépouillement et sa tradition porte plus que l'adolescente trop bien pourvue. Le poids des ans et des épreuves existentielles la ramèneront sans doute à plus de maturité et de profondeur, à une meilleure mesure de ce qui compte.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Venser

    Serge De La Torre

    • Merci pour l'avis. Je suis d'accord avec ce que vous dites sur le rêve (trop long, trop souvent utilisé...). Ceci est un premier jet et évidemment, une fois fini, il y aura un travail de réécriture.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

  • Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
    heureuse rose,
    c'est qu'en toi-même, en dedans,
    pétale contre pétale, tu te reposes.
    Rainer Maria Rilke- Vergers.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • Très joli. Je ne connaissais pas ces vers

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

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