Les sardines.

Une peinture est véritablement finie, quand le peintre sait qu'il ne peut aller plus loin dans la narration de son œuvre, que la travailler encore serait techniquement la perdre, la salir, l'empâter. Cela ne veut pas dire pour lui qu'elle est réussie, cela permet juste de le conforter à l'idée que celle-ci est terminée.

- Betty !!!

- Quoi encore ?

- Viens voir mon tableau ! Viens me dire ce que tu en penses !

- 2 secondes, je termine un truc !

Betty est toujours occupée quand je l'appelle ! On dirait que son temps ne suffit pas assez au sien, qu'il faudrait lui rajouter un paquet de minutes supplémentaires pour terminer ce qu'elle à a faire pour elle, afin de prendre en compte ce que vous pourriez éventuellement lui demander pour vous.

- Bon, qu'est-ce qu'il y a ?

- Tiens, regarde !

Tel un syndicaliste brandissant la banderole de sa petite entreprise artisanale pour sauver son emploi devant le géant Chinois du business numérique, je déployais mon m² de surface peint à l'huile.

- T'as voulu représenter quoi ?

- Ben, des sardines ! Des sardines dans un filet !

- Ça ressemble pas ! On dirait tout ce que tu veux, sauf des sardines ! Tu ferais mieux de peindre des couchers de soleil, ça au moins ça se vend !

Un peu fâché, j'appuyais mon doigt sur des menus détails pour mieux lui en faire apprécier les finesses.

- Regarde de plus près ! Suis mon doigt...

- Oui, je le suis !

- Dans tout ce fond quadrillé, peint minutieusement, on voit quand même bien le filet d'un pêcheur, son cordage, toute sa texture en polypropylène ? Et puis là, suis bien encore mon doigt...

- Oui, je le suis ton doigt !

- ... dans toute cette masse qui frétille, on imagine bien des sardines happées ? Des sardines qui vont finir en boites ! Tu trouves pas ?

-  Tu veux que je te dise ? Ton doigt, tu peux te le foutre bien profond ! Et tu sais quoi ? Ça vaut pas un Dinar ! (Betty change de monnaie suivant le cours de ses intérêts). Moi, j'vois surtout que tu t'es bien fais chier à représenter un truc que ta tête elle voulait voir, et que toi sans t'en rendre compte, petit à petit tu en es resté prisonnier !

- Prisonnier de quoi ?

- Des mailles de ton filet !

Betty venait d'avoir la colère de ses mauvais jours. Je voyais bien que quelque chose la chagrinait.

- Dis-voir, si c'est pas indiscret, tu faisais quoi là-haut ?

- Mes pieds !

Betty est d'une humeur massacrante quand elle ne peut s'occuper entièrement de sa personne. Si vous l'interpellez pour une raison quelconque lors d'un travail sur elle-même pendant que vous terminez le votre, vous connaîtrez assez rapidement la réponse qui lui convient et non pas celle que vous espériez entendre. Pour Betty, le vernissage de ses ongles est plus important qu'une décision trop hâtive: faut attendre que tout soit bien sec pour trouver chaussure à son pied.