Les Sirènes de Bord de Mer

Emmy Jolly

Je ne sais pas s'il vous est déjà venu à l'esprit de dresser des listes. Si je devais en faire une, je dresserais tout d'abord celle des trois personnes que je déteste le plus au monde. Il y aurait, Jacquemart, mon Boss, Josiane ma ronchonne de voisine et Christiane l'institutrice qui fut la cause de toutes mes plus abominables frayeurs d'enfance primaire.

Quant à celles qui me sont les plus chères ? Si je ne cite pas ma famille, ce serait litigieux surtout si je n'ai pas de griefs à leurs égards. Mais laissons donc de côté mes parents et mon frère aîné puisque je veux rester dans la neutralité.

Ma meilleure amie ? J'en ai plusieurs mais aucune que je nommerai de Meilleure. J'ai bien des amies d'enfance, des collègues de boulot, quelques voisines de palier. Elles ne sont que des connaissances sans attaches.

L'homme de ma vie, en tant que célibataire, il est en mode inexistant pour le moment.

Faut dire que j'en ai passé des nuits à flirter dans des forums, des sites de rencontres et divers t'chat. Je n'ai réussi qu'à attirer les plus ringards et désespérés.

J'ai beau écumer les boîtes de nuit, les bars branchés pourtant les rencontres ne se sont que temporaires. Aujourd'hui, je vis une petite existence morne et insipide. Les années passent et je m'inscris dorénavant dans la case des célibattantes pures et dures ! Mon horloge biologique s'activant, mon inquiétude en devient grandissante. Seule à 35 ans, que voulez-vous ! Pas d'amants, pas d'enfants, pas d'ex-maris. Je pianote donc sur mon ordinateur après ma journée de labeur. Un job qui en plus ne m'apporte ni épanouissement et ni satisfaction : caissière dans une entreprise de meuble en kit. Je jongle à mes heures perdues avec les mots comme les gestes malhabiles, tout en restant à distance des propositions malhonnêtes.

Un rendez-vous manqué et c'est toute ma vie qui peut en être chamboulée alors je ne dois pas laisser ma chance. J'ai toujours l'espoir de La rencontre qui changera à jamais ma vie.

Dans ce jardin d'été, la nuit ne sera pas annoncée avant 23h. J'ai donc encore deux bonnes heures à profiter des bienfaits du soleil. Même si celui-ci doit me quitter, ce qui est certain, c'est qu'il me restera fidèle. Il sera toujours là demain matin et encore les jours suivants. La vie est faite ainsi c'est dans l'ordre des choses. Voilà, il est 19h00 et je suis assise bien tranquillement sur un banc du parc des Brumes. C'est mon banc prestige. L'hiver j'y viens en séance lecture près de mon lampadaire clignotant de demi-saison. Puis aux beaux jours, je viens m'y prélasser.

En tant que lectrice assidue j'attends patiemment avec Pacôme Guillemin, dont l'œuvre chauffe en ce moment même sur mes jambes ankylosées. C'est le summum de la création et de l'évasion ce mec là !

-« Charlotte, regardes-toi t'es pas moche ! Bon t'es pas un canon mais t'es pas moche… » Voilà le genre de remarque que ma collègue Sophie me fait. Et c'est chaque jour la même rengaine. «  Et puis arrête d'avoir toujours le nez plongé dans tes bouquins ! Lâche un peu du leste ! » Si elle savait que les histoires de Pacôme représentent toute ma vie !  Y'a tout dans ces intrigues : romantisme, suspense, action, aventure. Je lis en lui la véritable passion qui me manque tant ! Je vis par procuration. Des personnages attachants, émouvants si vivants! Le plaisir de la lecture ne se commande pas ! C'est essentiel à mon existence je n'y peux rien, c'est ma drogue. J'en ai besoin.

Cet homme comprend les femmes. Il est mon Idéal ! Je suis transporté dans un autre univers. Oh mon Pacôme ! Le peu que je connais de lui, c'est qu'il a perdu sa femme dans un brutal accident. Il s'est alors réfugié dans l'écriture qui est devenue sa thérapie. Je peux dire que j'en ai passé des nuits blanches avec lui, le remède suprême à mon désarroi.

Si j'en revenais à ma liste qui est non exhaustive, je noterai « les inaccessibles ». Ce sont ses inconnus qui ne me décevront jamais. Parce que se sont des Idéaux, des êtres mystères que je ne côtoie pas. Ils restent à l'image du rêve. Ces Stars des paillettes aux contours fabuleux de modèles étoilés. Lointaines, absentes mais pourtant si présentes. Le premier c'est lui : Pacôme Guillemin. C'est lui qui hante mon esprit.

20h00. C'est l'heure et j'ai peur que mon énième rendez-vous ne vienne pas. Je scrute patiemment les environs à la recherche du potentiel preux chevalier. Mais ce n'est qu'un garçon d'une dizaine d'années qui vient directement se présenter face à moi.

« -Je peux m'asseoir là ? »   Me demande-t-il.

C'est bien ma veine.

« -Et bien disons que j'attends quelqu'un, vois-tu…

-Oui mais il n'est pas encore là, alors je peux ? »

Il ne se fait alors pas prier, pose délicatement son sac à dos et s'assoit à mes côtés.

Ce n'est pas vrai il va me faire louper mon rendez-vous !

« -Tu sais y'a d'autres bancs de disponible …

-Ben c'est là que je veux être…parce que le soleil est le mieux placer pour me permettre de lire. Et puis, je ne vous dérangerais pas. »

Il est sans gêne ce gamin. Il va tout faire capoter. Comme il m'est impossible de me concentrer sur Pacôme, je détaille les gens alentour. Il y a toujours les mêmes habitués du quartier. Une future maman assise caressant son ventre rebondit. Elle sommeille, le visage tourné vers les derniers rayons du soleil. Ressent-elle cette merveilleuse agitation à l'intérieur de son corps? Elle qui va mettre au monde un petit être fait de chair et de sang. Son cœur doit déborder de bonheur par la maternité. En route pour une prochaine arrivée sur cette planète bien déjà bien encombrée. Puis y'a la mamie toujours bien pomponnée avec ses deux bébés à elle. Ses Yorkshire : Trompette et Chouquette, de vrais bêtes féroces aboyant à cri de joie à chaque virée ! Et l'homme au canard, un retraité maussade qui a toujours sa poche de vieux croûton de pain. Suivi du joggeur essoufflé, toujours pile à l'heure dans son parcours journalier. J'en conclu qu'il est 20h30.

Mon rendez-vous de 20h00 est en retard !

M énerver serait sans intérêt. Je sui rôdée. Tines, si j'engageais la conversation avec mon voisin. Il ne me reste plus qu'à engager la conversation avec mon voisin. « - Comment tu t'appelles, si ce n'est pas indiscret ?

-Enzo » Me dit-il sans lever le nez de son bouquin.

-Moi, c'est Charlotte. Qu'est-ce qui t'amène ici ?

-J'attends mon père, il est parti faire une course dans l'épicerie du coin. 

- Et il fait quoi ton papa ? » Enzo cesse alors sa lecture et me scrute bizarrement des pieds à la tête.

-Il est éboueur. Il tri des papiers. C'est son tripe. Le plus marrant c'est que pendant sa tournée, il porte toujours un chapeau de cow-boy. » Puis il se lance dans une imitation grotesque. Il se met à mimer son père avec un air balourd. Je ne peux m'empêcher de rire et de me détendre instantanément.

« - Il préfère l'Amérique au Japon…Moi je préfère le Japon…

Je tente alors de décrypter le titre de son livre. D'après ce qu'il me semble décrypter cela ne me surprend pas.

-«  Le voyage de Ningyo et Funanori 1 , c'est un manga pour votre info.

- Je ne suis pas inculte je connais les mangas. Ils se lisent à l'envers et de droite à gauche. C'est un manga en tout cas que je ne connais pas. Bizarre ce titre Le Voyage de… »

 -Ben c'est pas mieux que le vôtre, me rétorque t'il comme agacé. «  Les sirènes du bord de mer ! »  Scande-t-il tout haut, en se penchant vers mon exemplaire. Qu'à cela ne tienne, je me remets illico dans l'aventure de mes sirènes. Il est 21h30 passé. Maintenant je sais que celui que j'attends ne viendra pas et que c'est encore foutu.

« -Et bien il en met du temps ton papa !

-Oh ! Il a du passé chez son pote Raymond qui loge à côté, il avait des affaires à régler avec lui »

Quel drôle de gamin ! Puis comment on peut laisser un gosse de cet âge seul. Devrais-je m'inquiéter ?

- Et si on allait boire un verre dans le café dans face ?

- Je veux bien, me fait-il avec un sourire, mais mon père ne me trouvera pas !

- T'inquiète ! On le verra si on se place près de la vitre. Allez, je te paye un diabolo !

Attablés au café de l'Odyssée2, devant un verre de limonade pour Enzo et un expresso pour moi, je me sens soudain bien plus à l'aise face au garçonnet. 22h00 s'affiche à la pendule.

-«  Tu m'as pas parlé de ta maman, elle fait quoi ?

- Vous n'avez pas bientôt fini avec vos questions ! Me fait-il exaspéré.

Néanmoins après une courte pause, il rétorque : - Elle visite le ciel sans arrêt…

Je reste dubitative face à ce genre de propos.

- Hôtesse de l'air. » Rajoute-t-il avec un petit sourire pincé.

Pauvre gamin, il fait parti de ses enfants de divorcé, trimballé un week-end sur deux.

Alors, j'enchaîne sur un autre sujet, pour contrer les malaises.

«  Si tu me racontais l'histoire de ton manga. Je le sens tout de suite plus enthousiaste.

-C'est Ningyo, une sirène qui a promit d'aider un marin Funanori  à retrouver son frère perdu en mer. C'est grâce à sa voix qu'elle pourra l'attirer plus facilement et donc le retrouver.

Qu'est-ce qu'elles font vos sirènes à vous ? Celles de votre histoire ?

- Il n'y a pas de sirènes à proprement parlé dans mon roman. C'est une image. La sirène c'est l'icône de la femme qui hante l'esprit de chaque homme. Elle est tout à la fois froide, en référence à sa queue de poisson. Et avec la nudité de son buste, elle use de ses charmes en faisant miroiter aux hommes que tout est possible. Son corps hybride n'est que le symbole du jeu raffiné de la séduction et du refus. Avec sa qualité première, qui est celle d'être une femme. » Je me tais. Quelle cruche je fais ! Je me rends compte soudainement des inepties que je viens de déballer.

-Oh mais qu'est-ce que je raconte tu n'es qu'un enfant !

-J'ai dix ans dans 2 mois vous savez et puis je ne suis pas inculte. Mon Maître m'a dit que j'avais un Q.I. supérieur à la moyenne. Je passe en classe de 5ème à la rentrée ! Et oui madame je suis au collège. Puis l'amour je connais. J'en ai eu moi aussi, des peines d'amour.

-Elles sont malheureuses les sirènes de mon roman parce qu'elles ne trouvent pas l'amour. C'est groupe de femmes célibataires à la recherche de l'homme de leur vie, comme moi d'ailleurs.

-Comme la plupart des nanas… Me lance-t-il en ricanant.

-Mais comment tu parles !

Ce garçon qui peut s'avérer à la fois d'une maturité ahurissante, a tout de fois gardé son âme d'enfant.

-C'est mon père qui le dis moi je répète. Bon si on changeait de sujet.

Pensif, il me demande : C'est quoi votre rêve le plus fou ? Moi, ce serait de rencontrer une sirène. C'est une légende, je sais … Mais à quoi ça sert d'avoir des rêves s'ils sont impossibles ?

- Nous en avons tous, puis certains sont réalisables et d'autres pas.

 - Les cris des sirènes sont merveilleux surtout la nuit ! Elles pleurent et elles oublient la tragédie de leur propre vie, voilà ce qui est dit dans mon manga.

-Moi, j'ai entendu dire que les sirènes du bord de mer aiment nager à contre sens. Et sais-tu pourquoi ?

- Pour attirer plus facilement les marins ?

-Aucune de ses raisons, elles sont folles c'est tout.

-Vous me faites rire vous alors ! » Et il se lance dans un éclat de rire tellement communicatif que je suis contrainte de le rejoindre dans son délire.

Puis je me rends compte que le ciel commence à s'assombrir. En effet, il est déjà 23h00 ! Je n'ai pas vu le temps passé. Mais que fais son père ? Je m'inquiète réellement. Faut-il partir à sa recherche, lui téléphoner ou raccompagner Enzo chez lui ? Parce que je ne vais pas le laisser seul ! Seulement il est incapable de me dire son numéro de téléphone. Il n'est pas censé avoir un super Q.I. ce môme ? En plus il ne connaît pas l'adresse du pote de son père, nous voilà bien ! Mais si son père avait eu un accident ou que sais-je ? Nous devons quitter le café car celui-ci doit fermer.

« -Je ne veux pas rentrer chez moi ! Y'a personne de toute façon, je suis tout seul et ma mère est au Japon ! »  Hurle t'il brusquement.

J'ai compris, c'est un fugueur ! Dans quoi je me suis encore embarqué ! Après maintes tergiversions impossible de lui faire cracher le morceau. Il est quand même presque 01h00 et personne à l'horizon des rues adjacentes. Après avoir écumé les pavés du quartier, passé en revue les noms des rues. Nous je me sens donc dans l'obligation de le traîné malgré lui dans le commissariat le plus proche. Voilà donc comment va se terminer ma soirée : au lieu d'un rendez-vous romantique, je me trouve dans un sinistre commissariat sans un policier sexy à l'horizon en plus ! Il est désormais 03h00 du matin et Enzo est assoupi sur mes genoux. J'établis des hypothèses sur cette situation qui est bien loin d'être idyllique. Et si c'était ce drôle de petit bonhomme, mon véritable rendez-vous ? C'est vrai quel était le pseudo de ce mec ? Icône 178. Il était convenu que l'on se retrouve avec chacun un livre en main. Et une évidence me vient la lecture de la couverture de son manga : Edition Icône 178. Non ça ne se peut pas ! Il s'est bien foutu de moi ! 06h00. Après avoir ingurgité je ne sais combien de ce café infâme. Carburer à cet amer noir diffusé dans mon estomac vide n'a fait qu'empirer mon harassement. Nous avons attendu presque 4 heures avant que le policier Monsieur moustache fourchu m'annonce qu'il a enfin réussit à contacter son père. Il devrait arriver d'ici peu. Apparemment, Enzo est bien connu de leur service. Avec mon âme de bonne samaritaine et mon attachement pour ce gamin, j'ai décidé d'attendre avec lui. C'est une conversation animée qui me sort des songes de ma torpeur vers 07h00 du matin. Un homme inquiet questionne prestement : -« Je suis le papa d'Enzo, c'est vous qui m'avez appelé ?

-Il est là-bas suivez-moi. » Je suis réveillée par une sirène d'alerte qui sonne dans tout mon être.

 Je vois Pacôme Guillemin qui se penche sur l'enfant qui se trouve assoupi sur mes genoux.

Les sirènes de Bord de mer se seraient-elles mises à nager dans la bonne direction ?

1 Ningyo et Funanori signifient : Sirène et Marin en japonais.

2 Ref à l'Odyssée d'Homère, 1er texte mentionnant les sirènes.

Signaler ce texte