Les terrasseries
Chloé Jaussaud
15h15. On sonne à la porte. Sûre que c’est Catherine, la ponctualité même !
- J’arrive ! je hurle depuis la cuisine.
Je cours vers la porte en évitant à droite une épluchure de pomme tombée sur le carrelage, à gauche mon chargeur de téléphone qui traine comme d’habitude à côté de la prise. Bref, après mon sprint de dix secondes chrono pour traverser le couloir, je tombe dans les bras de Cath.
- Trop longtemps qu’on se s’est pas vues ! Enfin !
- Ben oui, une semaine tout pile, je réponds.
Des bruits de talons dans l’escalier. Hauteur sept centimètres, largeur d’un demi-millimètre, un pas précis, c’est Anna. Toujours peur d’être en retard, mais finalement toujours à l’heure. On l’attend sur le pas de la porte. Il ne manque plus que Viviane et sa tignasse rousse. Comme d’habitude, elle sera en retard because trop d’attente chez le coiffeur. « Aujourd’hui c’est un grand jour, je coupe tout ! » m’a-t-elle prévenue par SMS.
Anna déboule en trombe, les babines en avant, reniflant bruyamment dans le couloir.
- Où est le gâteau aux pommes ? Ca ne sent pas mon gâteau préféré ! trépigne-t-elle. Je sors de mon cours de gym suédoise, je suis AFFAMEE !
- Je viens de le mettre au four, il devrait être cuit quand la rousse arrive, je réponds.
- Alors, alors, les potins ? nous tanne Cath qui n’attend semble-t-il que cela depuis ce matin. Mardi à l’afterwork du Sunlight, j’ai rencontré un mec…
On la coupe illico : « Stop ! Tout à l’heure ! Règle n°1, on attend que tout le monde soit là ! »
Nos terrasseries du dimanche sont régies par des règles strictes. Ne pas les respecter serait piétiner notre amitié. On installe cérémonieusement les quatre transats sur le balcon. Rose pour Vivi, vert pour Cath, rouge pour Anna et bleu pour moi. On prépare le thé glacé, on sort le Strudel aux pommes tout chaud du four et c’est parti pour une heure à se raconter tous les potins de la semaine. Attention, la réussite d’une terrasserie tient dans le choix du potin. Court, drôle, intense. C’est toujours Vivi qui gagne. La voilà d’ailleurs qui arrive, toute essoufflée, comme d’habitude une fois que tout est installé.
- Oh les filles si vous saviez…
- Stop ! la coupe-t-on avant de la tirer vers la terrasse, trop pressées de savoir comment elle a perdu ses dix centimètres de tignasse rouquine. Ses cheveux sont désormais aussi plats qu’un œuf dans une Tefal.
Ca y est, on peut enfin commencer. Faisons finalement durer le plaisir, gardons le meilleur pour la fin. J’ouvre la séance.
- De mai à août, chaleur et bonne humeur au lotissement des Marmousets ! Je déclare la séance ouverte !
Je retourne le sablier. On a une heure, pas une minute de plus.
- Mercredi, il m’est arrivé un truc INCROYABLE lance Anna. J’arrive au bureau sous une pluie battante et je croise en bas ce cher directeur des opérations qui monte la garde. J’évite son regard noir qui signifie « Encore une qu’on paye pour paresser au lit jusqu’à 9h30. » Je grimpe les escaliers quatre à quatre et là, qui je croise ?
- Matt Damon ? tente Vivi.
- Inspecteur Barnaby, moins sexy mais so british ! surenchérit Cath.
- Non, le livreur de fruits bio qui vient nous nourrir chaque semaine.
- Pff, fait-on en tirant des tronches dépitées.
- Une merveille d’homme, son panier en osier sur la tête, poilu juste comme il faut, j’ai vu ses mollets sous son pantacourt. En chemin, il laisse tomber la carte de son entreprise pour bobos écolos bordelais, Alex&Karim. Je n’ai rien à perdre, je tente un « Karim ? » d’une voix mi-réveillée, mi-caline. L’Apollon se retourne, il a les yeux bleu méditerranée. » Vous avez perdu ça », dis-je en lui tendant le carton. « Merci, effectivement prenez celle-là, c’est mon numéro perso », me fait-il en me tendant sa carte de visite.
- Et alors ? La suite ! s’impatiente Vivi !
- Et alors, j’ai besoin de vous les filles ! Je l’appelle ? Je dis quoi ?
Effervescence sur la terrasse du quatrième étage de la résidence des Marmousets. On retourne le problème dans tous les sens, étude de cas, échange de bonnes pratiques, plan d’action, voilà Anne armée jusqu’aux dents pour affronter Don Juan.
- Personne suivante ! je crie en servant une tournée de thé glacé, trois glaçons pour Cath, 2 pour moi, 1 pour Vivi et triple dose de sucre pour Anne.
Pour ma part, je passe mon tour cet après-midi. Semaine au calme plat, RAS. Je suis dans un état proche de la déprime chronique.
- J’ai eu la réunion la plus horrible de l’année, enchaîne Cath. Au top du top des journées pourries ! Quatre heures enfermée dans une salle sans fenêtres au sommet d’une SSII. Même pas un café ou un verre d’eau, 30 degrés et aucune climatisation, trois mecs qui parlent Java et HTML 5 couramment. Non mais allô quoi ! T’es née en 1987 et tu ne sais même pas ce que c’est que Hadoop ? Mais tu sors d’où ma pauvre fille, ont-ils l’air de penser. Heureusement ma jupe courte et talons ont fait leur effet, ils sont plus indulgents envers ma bêtise. On ne peut pas être belle et avoir un cerveau, c’est bien connu. Bref quatre heures plus tard c’est enfin la libération. J’ai cherché pendant toute la réunion une remarque cinglante à leur sortir, mais ils ont même réussi à assécher ma dose d’humour naturelle.
Cette fois au quatrième étage de la terrasse des Marmousets, c’est silence radio. L’humour de geek ne semble inspirer personne. C’est le moment que choisit Vivi pour changer de sujet.
- Tout le monde se fout de savoir où est passée ma tignasse rousse ? Ma MA-GNI-FI-QUE chevelure ! Et bien j’en ai tiré dix euros figurez-vous ! Dix euros parce que le roux voyez-vous mesdemoiselles, c’est très recherché par nos amis anglais qui s’en font des perruques pour lutter contre la calvitie. Et il se trouve que dix euros, c’était pile le prix d’une place de cinéma pour inviter Lucien ce soir.
- Lucien ? On la regarde toutes avec des yeux ronds.
- Ben oui, Lucien, mon coiffeur pardi ! Entre roux on se comprend, le courant est tout de suite passé entre nous pendant qu’il me massait le cuir chevelu.
- Et vous allez voir quoi ?
- Vous allez rire, il y a rétrospective de Poil de Carotte au Mégarama ! On en a rigolé comme des baleines pendant une demi-heure quand je lui ai proposé ça !
Nous aussi, on en a ri pendant un bon quart d’heure. Puis Vivi s’est levée parce que justement, c’était l’heure de sa séance. Les autres ont suivi le mouvement. On pensait toutes à la même chose sans oser s’en parler. On avait le cœur lourd en traversant le couloir, puis on s’est effondré dans les bras les unes des autres sur le palier. C’est nos dernières terrasseries cette année. Cath partait au Rajasthan pour un an, travailler dans une association humanitaire. D’un commun accord, on avait décidé de lever la séance et d’attendre sagement son retour.
- Oublie pas hein ? De mai à août, chaleur et bonne humeur au lotissement des Marmousets ! Rendez-vous dans un an, même heure, même endroit !