Les vertus du vide

emilka

Ni placette, ni clocher, ni charmantes petites façades auxquelles les siècles ont donné un air bon et serein. Rien du pittoresque qui séduit d’ordinaire le contemplateur moyen. J’étais à Berlin, dans un quartier reculé. Je remontais une rue qui longeait une voie ferrée, séparée de cette dernière par un grillage. Le regard passait au travers du tressage des fils de fer et n’était arrêté que trois-cents mètres plus loin, par une rangée d’immeubles qui semblaient hausser vers le ciel leur masse énorme. Tout cet espace offert d’un seul coup à la vue donnait une impression de chute libre. Cela grisait et effrayait dans le même temps et l’on était reconnaissant aux immeubles de constituer un garde-fou, une surface verticale qui empêchait l’œil d’aller trop loin, de se perdre dans le vide. 

Il était très tôt le matin. Je rentrais d’une sortie en boîte de nuit. J’y avais rencontré un jeune homme qui m’avait proposé de l’accompagner « quelque part » pour y manger « quelque chose ». Je m’étais décidée à le suivre. Sur le large trottoir, je l’avais laissé me dépasser et marcher en tête. Je tenais à rester derrière lui. Avancer côte à côte aurait signifié l’égalité, voire l’harmonie. Or il avait dix-neuf ans, moi trente. Une femme et un adolescent. Cette idée me dérangeait, j’y trouvais une certaine obscénité. Cependant j’étais ici en vacances. Et j’avais pensé qu’il était peut-être plus facile de franchir ce genre de barrière lorsqu’on était en vacances.

Après quelques temps, nous sommes arrivés devant une boulangerie. Mon jeune compagnon y est entré. Je suis restée à l’extérieur sans oser l’observer par la vitrine. Il est ressorti à reculons, sûrement afin de poursuivre le jeu absurde dont j’étais à l’origine. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, serrant contre son torse ce qui devait être le sachet contenant son achat. En anglais – c’est en anglais que nous communiquions. Il était allemand. – il m’a demandé de deviner dans laquelle de ses mains se trouvait le « petit déjeuner ». « Aucune des deux. Je ne veux pas manger. », ai-je répondu. J’aimais bien la sensation de ma faim. Elle reproduisait en moi ce vide étourdissant, presque dense, qui occupait l’atmosphère. De plus je voulais voir jusqu’où l’extravagance de cette situation pouvait aller.

Nullement troublé par mon attitude, il s’est retourné pour me faire face. Il a sorti un petit pain recouvert de graines de courge dans lequel il a mordu. Il faisait jour. Je pouvais à présent voir distinctement la physionomie de cet homme inachevé. Bien qu’il n’eût plus l’air d’un enfant, la finesse de ses traits le faisait ressembler à une fille. Une fille à la voix trop grave qui aurait eu aux joues une barbe souple et claire-semée. La douceur de son visage, encore tout enveloppé de la peau veloutée de l’enfance, jurait avec son allure assurée, le brasillement fugitif de la prédation dans son regard. Il m’intriguait, il me déroutait même, et cela empêchait un désir franc de s’éveiller en moi. J’éprouvais très certainement du désir, mais ce dernier se perdait dans les entrelacs de mes autres sentiments, parmi lesquels je distinguais de la crainte ainsi qu’un soupçon de dégoût.

Il en était presque à la fin du petit pain quand, avalant une dernière bouchée, il m’a tendu ce qui en restait. Il n’en avait mangé que le tour et les creux laissés par ses morsures avaient donné à l’objet une forme d’étoile. Je n’ai pas réagi, mais le culot de ce geste à la candeur factice m’a plu. Il a alors commencé à reculer, lentement, en me regardant dans les yeux, comme si j’allais me sauver à la moindre brusquerie. Après une dizaine de pas, il a posé le sachet sur le sol, l’a soigneusement lissé avec sa paume et y a placé son œuvre. On aurait dit un braconnier qui installait un collet. Il s’est ensuite relevé et est allé s’adosser contre un arbre.

La faim et la fatigue m’avaient ôté toute impression de pesanteur. J’étais délestée. Le mouvement le plus infime pouvait m’emporter. Dans les rues de Berlin circulent des courants intangibles. Des forces qui, dans l’immensité des artères urbaines, des terrains vagues, des espaces baignées de vide, ne rencontrent aucun obstacle. On ne sait pas si cette exaltation naît de notre propre sensation de liberté ou surgit ex nihilo, fruit d’un néant mystérieusement fertile. Toujours est-il qu’on s’y abandonne volontiers.

Je me suis approchée de l’appât, je l’ai ramassé et me suis assise sur le sachet, par terre. Il n’a pas tardé à me rejoindre.

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