Les vieux
Elisabeth Charier
Les vieux
Ce soir est mon dernier jour. J’ai quatre-vingt-cinq ans.
L’État m’a donné assez d’argent pour que je puisse réunir ma famille. Ils sont tous là. Mes trois fils, deux femmes et leurs six enfants.
Mon grand est revenu du Japon, je le revoie pour la première fois depuis trente-six ans, il en pleure. Il a deux filles superbes qui ne sont pas mariées, un choix qu’au fond je comprends.
En fait, aucun de mes petits enfants n’a engendré, ma lignée s’arrête avec eux et ça aussi je le comprends. Cette étrange humanité nous déboussole.
Tout a commencé en l’an 2015.
Des malades réclamaient le droit de mourir dans la dignité. En suisse, c’était déjà permis.
En France, cette année-là, le sénat vota une première loi sur le sujet.
Au début, ce n’était qu’une modeste maison avec deux médecins mandatés par l’état qui se rendaient volontiers au chevet des postulants. La famille ou le candidat discutait avec un psychiatre, signait son papier et une piqûre s’en suivait…
Par la suite, certaines personnes âgées et isolées qui, jusqu’à présent, attendaient la mort avec patience remplirent la salle d’attente, la maison s’agrandit… et la télévision entra en action l’année suivante en programmant une émission spéciale. Des journalistes filmèrent les étapes de ce chemin mortuaire avec une vieille femme qui n’en pouvait plus de vivre. Documentaire pathétique pendant lequel elle pleura devant le spécialiste du mental, puis contresigna derrière lui l’autorisation de tuer. Je me souviens qu’à l’époque j’avais grimacé de douleur. Alors, on en était là, une demi-heure de psy et voilà… pas de proposition d’intégrer gratuitement une maison de retraite où elle aurait pu échanger avec d’autres personnes de son âge, pas d’affectation de personnel aidant. L’État démissionnait de ce problème de solitude. Et en plus, il autorisait cette « télé-réalité »…
Ensuite, la caméra embarqua le spectateur à la suite de la vieille dame. Elle traversa avec elle les longs couloirs immaculés, impersonnels. Ça devait sentir le formol et la mort. Elle s’étendit sur une civière, même pas un lit… gros plan sur la seringue…
Ils ont filmé jusqu’au bout. Dieu merci, la diffusion tardive épargna les enfants. Sabine, c’était son nom, a souri aux médecins et prononcé quelques mots d’adieu à la caméra disant qu’elle vivait seule depuis trop longtemps, qu’elle n’avait jamais été autant entourée qu’à cet instant, qu’elle n’avait pas peur de la mort, etc. … Pendant ce temps, l’assassin préparait ses outils. Il injecta la substance dans un silence religieux.
– Que ressentez-vous, madame ? s’enquit la jeune journaliste.
– Une grande fatigue.
Un dernier souffle et voilà, terminé. Ça semblait si facile…
La liste d’attente se rallongea dans les jours qui suivirent l’émission et les hommes de pouvoir se frottèrent sûrement les mains de satisfaction en songeant à ce qu’ils allaient économiser en retraite, en remboursements de soins, en infrastructures…
Au fil du temps, des prisonniers s’ajoutèrent aux malades incurables, aux handicapés déprimés et aux vieux esseulés. La peine de mort avait été abolie, la permission de mourir arrivait… sur la pointe des pieds.
En 2022, un candidat aux élections présidentielles basa sa campagne sur l’incitation à sauter ce pas. Cela plut à bon nombre d’électeurs qui attendaient leur héritage et donc la disparition de leurs parents. Les fumiers, pensais-je alors en lisant les journaux à scandales.
J’accusais cinquante-six ans cette année-là, et je travaillais toujours tant bien que mal. L’âge de la retraite reculait encore malgré l’augmentation du nombre de vieux postulants à la seringue de la « délivrance ». Sept ans après le vote de cette loi, la mort avait perdu son mystère et ses tabous. Pire, les jeunes incitaient leurs grands-parents à sauter le pas, ils les accompagnaient même pour les « soutenir » moralement.
Le président gagna les élections. Les centres se multiplièrent et la loi au « droit de mourir » s’étoffa. La mère fatiguée obtint le droit de signer à la place de son enfant handicapé, le docteur qui officiait en asile put décider du sort de son patient si personne n’était en mesure de régler ses soins. Le violeur, l’assassin fut prié de prendre une décision sur le sujet… À partir de 2025, les centres ne désemplirent plus.
Mon grand vivait au Japon depuis dix ans déjà et je ne pouvais lui rendre visite. Mais grâce à Internet, je voyais grandir mes petites filles. Elles ressemblaient à leur mère, avec une touche caucasienne. Un beau mélange, ma foi.
Mon Louis, vingt-six ans, venait de quitter la maison. Il ne me restait que Enzo, le dernier. Il étudiait toujours. Si j’avais pu, je les aurais gardés près de moi, mes garçons. Ma fierté.
Le renforcement de la loi sur l’obligation à disparaître ne se vota pas du jour au lendemain. Beaucoup d’hommes et de femmes s’insurgèrent contre cette proposition. Les handicapés physiques tirèrent la sonnette d’alarme en premier. On les « pressait » d’en finir. Un petit journal populaire circula de fauteuils en béquilles. Les sourds lisaient aux aveugles, les mains dansaient frénétiquement, formant les mots qui les poussèrent à se rassembler pour s’entraider. Cette feuille de chou publiait des témoignages de ce qu’il se tramait dans certains C. A.T. Des cris de fureur et de terreur résonnaient jusque dans les entrepôts. Et les photos ! Celles d’hommes et de femmes grimaçant de douleur sous l’effet d’une injection non désirée. Les légendes disaient ceci : « Le stress de la contrainte engendre la souffrance. Souvenez-vous des chambres à gaz en observant ces visages !!! » Le petit local dans lequel ils élaboraient ces tracts brûla par accident, les journalistes en fauteuil roulant disparurent et un fleuve hétéroclite coula dans les rues en une lente procession résignée.
Le trou de la sécu se remplissait. Pas assez vite pour nos dirigeants. Alors, subissant la pression des médecins de l’État, les chômeurs de longue durée leur emboîtèrent le pas bien malgré eux.
Les journaux indépendants dénoncèrent plus d’une fois l’absence de diplômes de ces empêcheurs de vivre en paix. La « justice » procéda donc à quelques limogeages pour apaiser ce public déjà bien méprisé par les jeunes sains de corps et d’esprit qui réclamaient leur place au soleil.
Le monde se déshumanisa assez rapidement à la réflexion. Parfois, j’entendais un petit s’exclamer en croisant un vieux ou un fauteuil roulant : « il est pas encore mort, lui ? » ou bien : « Maman, il va au centre ? ».
Et là-bas, au Japon, il se passait la même chose me disait Hanann. Il regrettait d’avoir engendré, car il devinait que le ton allait se durcir. Aucun pays n’échappait à cette mode. En Russie, ils euthanasiaient les orphelins, les malades… les bébés dont les parents trop pauvres ne pouvaient subvenir à leurs besoins.
Dictature planétaire.
En 2035, l’état décida de « supprimer » les personnes âgées de plus de quatre-vingt-quinze ans. En vingt ans, l’éducation avait évolué de façon incongrue. Les jeunes comprenaient les raisons de ces « suppressions », ou du moins, ils l’acceptaient plus passivement que leurs parents. Pour faire « passer la pilule », l’on alloua une forte somme aux familles pour leur permettre d’organiser l’ultime rassemblement. Une fête pour des adieux morbides.
Mon dernier, devenu papa, se demandait si ces dépenses ne creuseraient pas de nouveau le trou de la sécu. Quelle ironie !
Lui, avait espéré, il avait cru que les choses s’arrangeraient. L’homme ne pouvait pas être si con tout de même ! Il avait manifesté aux côtés des handicapés, pris des coups, séjourné à l’hôpital pour deux côtes cassées et il avait encore eu de la chance, car ce jour-là, beaucoup avaient péri. Pour la première fois, l’armée avait tiré à balles réelles et des jeunes au cerveau nettoyé par la propagande s’étaient joints à eux munis de battes, couteaux et autres objets mortels pour les « aider » à mourir.
Enzo regrettait d’offrir un tel monde à ses fils. Et moi donc ! Tout avait si bien commencé. Au début, vers l’an 2008, l’homme prenait conscience de la pollution, les maisons vertes poussaient ici et là… que de la poudre aux yeux ! Ah, j’étais déjà aigrie en 2035, et mes fils bien tristes, je le voyais.
Cinq ans plus tard, en 2040, la loi abaissa l’âge de la mort à quatre-vingt-dix ans et l’état versa aux enfants une « prime à la casse » de deux mille euros. Cet « effort » ne fut pratiqué qu’en Europe. En Russie, en Amérique et en chine, les ancêtres étaient tout simplement traqués jusque chez eux. Et la télé de louer cette forme de meurtre, je ne l’allumais plus tant elle me donnait de nausées.
En 2040, j’affichais soixante-quatorze ans au compteur. Mon heure approchait, pourtant, je travaillais toujours, car en 2038 les pensions avaient été supprimées. Si les États-Unis avaient adopté notre sécu, l’Europe, elle avait copié sur l’Asie : les enfants devaient subvenir aux besoins des parents à leur retraite et tant pis pour les descendants sans travail.
En 2044, je restais l’une des dernières femmes âgées encore en activité dans mon quartier. Les autres étaient soit défuntes, soit grabataires, autant dire que pour elles, la piqûre se rapprochait dangereusement.
Ma copine Sophie, soixante-quinze ans, prit sa décision. Son unique fils chômait depuis longtemps et ils vivaient ensemble dans une vieille maison. Cet hiver-là les rudoya malgré les soupes que je leur apportais clopin-clopant. J’avais cessé le travail depuis six mois seulement, mais je continuais à entretenir leur intérieur gratuitement. Je ne dépendais pas financièrement de mes enfants grâce à mes bas de laine (eh oui, les banques taxent davantage les personnes de plus de soixante-cinq ans). En me restreignant, je pouvais subsister cinq ans encore avant d’aller mendier.
Sophie et son fils entrèrent dans la mort main dans la main. Quelle tristesse !
En deux ans, je vis disparaître mes copines. Celles avec qui j’avais lu pour les gamins de la médiathèque, ensemble on avait élevé les nôtres. On s’était battues pour un monde meilleur. À l’époque on croyait qu’un jour tous les parents apprendraient à respecter leurs enfants et vice versa. Ce temps appartenait au passé, les mentalités avaient changé, l’humanité partait à vau-l’eau et je me sentais si lasse…
Jusqu’en 2048, je vivotais seule, souvent chez moi à écrire. Je refusais d’entendre les jeunes s’étonner de me voir encore en vie, je ne voulais pas qu’ils me regardent comme une bête curieuse et décrépite. Mes vieux os se souvenaient de leur dernière bousculade. La mélancolie m’atteignit, le désespoir me guettait. Le travail m’avait conservé, l’inaction me ramollissait. Je pensais à la piqûre létale lorsque mon Louis perdit sa femme.
Cette année-là, la loi rabaissa la limite de vie autorisée à quatre-vingt-cinq ans. Je l’entendis à peine. Armée de mon Louis, j’oubliais le temps qui s’égrenait.
Six mois avant mon anniversaire, en l’an de grâce 2051, le deux janvier exactement, je reçus ma convocation. Louis resta atterré par la nouvelle. Depuis le temps qu’on ne comptait plus… Depuis trois ans qu’il vivait ici, on prenait soin l’un de l’autre. Je m’occupais de son linge, il me mitonnait de bons petits plats le soir avant de se rendre à son restaurant. Il exerçait le métier de chef cuistot, ce garçon si difficile ! Jusqu’à l’adolescence, il n’a mangé que du poisson pané et de la purée. Jamais de légumes. Mais depuis des décennies les océans se sont vidés, alors… Cette pénurie a peut-être déclenché sa vocation, allez savoir.
Bref, le temps de réunir la famille approchait.
Ce soir là, le sept juin 2051, aucun de mes fils, bru et petits enfants, ne riait ou plaisantait. Les visages graves s’éparpillaient sur les vieux fauteuils et autour de la table.
– Tu es prête ? me demanda Hannan.
– Non. Les tiens non plus, je crois.
Il baissa les yeux. À soixante-quatre ans, il travaillait toujours, lui aussi.
Il jeta un coup d’œil sur ses deux filles, trente-quatre et trente-neuf ans, sans mari, sans descendance.
– Les jeunes ne comprennent plus la sagesse des anciens, ajoutais-je. Nous aurions tant à raconter pourtant.
– Où sont les vieux du quartier ? s’enquit soudain Enzo, mon petit dernier.
– Tous morts. J’ai l’impression d’être une survivante.
– Eh ben t’as faux, maman.
Un sourire coquin dansait sur ses lèvres comme quand il me faisait une farce, voilà des années.
– J’ai découvert une communauté d’anciens qui survit dans les landes…
J’ouvris des yeux ronds de stupéfaction. Je n’avais pas appris à mes enfants l’art du mensonge alors, je le laissais continuer son récit.
– Ils vivent avec des handicapés physiques. Il y a avec eux des trisomiques et quelques personnes comme nous. Je veux dire, des jeunes et des moins jeunes qui refusent l’euthanasie obligatoire.
Il regarda Louis puis Hannan, jeta un coup d’œil sur les femmes. Il attendait une réaction.
Intéressés par cette histoire inouïe, inédite, les six enfants, aujourd’hui adultes, s’étaient rapprochés de nous.
– Mais pourquoi tu l’as pas dit plus tôt ? s’exclama Louis.
– Hannan vit loin et Internet est surveillé. Et puis… j’avais oublié l’âge de maman.
Les regards se braquèrent sur moi. Des yeux aux paupières lourdes, lasses de cette vie.
J’étais âgée, certes. Je ne tenais plus bien sur mes jambes et la lande était si éloignée… mais leurs yeux… Peut-être qu’à cet instant mon imagination galopa… j’y crus voir l’espoir. Ils ne partiraient pas sans moi.
Je regardais chacun de mes fils.
– Quel est votre plan ?
J’ai toujours rêvé de mourir au combat, ou au moins debout.
merci beaucoup
· Il y a environ 11 ans ·Elisabeth Charier
superbe
· Il y a environ 11 ans ·et grinçant . En espérant que la fiction ne rejoigne pas un jour notre réalité
chartreuse
c'est moi qui te remercie de m'avoir lue :)
· Il y a environ 12 ans ·Elisabeth Charier
La force de ce récit c'est qu'il part de l'ordinaire légerement modifié qui peu à peu... Et on se dit que les débuts n'en sont pas si éloignées
· Il y a plus de 12 ans ·Merci Eaven :)
reverrance
absolument. ça fait réfléchir sur notre pauvre condition d'animal social. merci d'être passé par ici.
· Il y a plus de 12 ans ·Elisabeth Charier
Oui, oui, moi aussi, arrivée ici grâce à Wictorien qui a fait suivre...
· Il y a plus de 12 ans ·Bravo, c'est glaçant à souhait, d'autant plus que l'on se prend à penser que ce n'est pas si invraisemblable, et que l'humain a réellement cette faculté à accepter l'inacceptable lorsqu'il s'installe petit à petit, ou permet au fond d'arranger le plus grand nombre... brrrrrrrrr ............
junon
merci beaucoup à toi (et à wa :) ). c'est quoi fahrenheit451?
· Il y a plus de 12 ans ·Elisabeth Charier
Très, très belle nouvelle, d'ailleurs évidemment, belle n'est pas le mot. Niveau très élevé. C'est atroce et extrêmement bien fait. La lecture est pénible et je retrouve mes impressions de Fahrenheit 451. Le malaise, la vraie nausée. Bravo !
· Il y a plus de 12 ans ·Et merci WA pour ce conseil. Encore une chose : seulement ce nombre de lectures ! Mais enfin ! Devrait avoir été lue par tout le monde !
eaven
merci, ça encourage. peut-être ferais je un recueil un jour, mais il me faut trouver une ligne directrice, parce que là, j'ai l'impression de partir dans tous les sens.
· Il y a plus de 12 ans ·Elisabeth Charier
ou avant, le monde que nous connaissons implose (comme jadis l'empire romain. lol)
· Il y a plus de 13 ans ·Elisabeth Charier
Pas d'inquiétude : nous mourrons tous en décembre 2012 ;)
· Il y a plus de 13 ans ·matou
merci d'être passé par ici. en effet, avec la multiplication des humains et ce qui se passe sur la planète, je me demande si les politiques n'en viendront pas un jour à cette extrême.
· Il y a plus de 13 ans ·Elisabeth Charier
Un récit d'anticipation comme je les aime, qui fait froid dans le dos...
· Il y a plus de 13 ans ·matou