SORTIE DE COURSE

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SORTIE DE COURSE

Une ambiance de fête règne sur l'hippodrome de Moulins, pour la grande réunion de clôture de la saison hippique, d'autant que le temps est de la partie. Les tribunes et les pelouses sont remplies de monde, tout comme l'espace de paris, le bar et le restaurant.

Franck Despertoir, lui, loin de cette agitation, regardait sa montre. Il était presque 15h, bientôt l'heure de sa première course, avec son cheval favori, Vulcain. Il ajusta sa casaque bleue et or, sa toque assortie, passa la main sur son pantalon immaculé comme pour lisser un pli invisible, et se regarda dans le miroir du vestiaire. Après avoir pris une grande inspiration, il se dirigea d'un pas qu'il voulait décidé vers les écuries, où Vulcain l'attendait. Le staff l'avait préparé ainsi qu'il l'avait demandé. Il vérifia l'ensemble, le tapis, la selle et sa sangle, le licol, les rênes, la têtière, la sous-gorge et le filet, puis la muserolle, et tenta de rassurer l'animal autant que de se rassurer lui-même.

C'est à ce moment-là qu'Auguste Despertoir arriva.

- Alors, prêt ? demanda Auguste à son fils.

Sans même le regarder, Franck, qui l'avait entendu arriver, mais ne s'était pas retourné, se contenta de hausser les épaules en guise de réponse.

- Écoute mon garçon, je vais jouer carte sur table : c'est la fin de la saison ici, si tu ne gagnes pas aujourd'hui, ou tout du moins si tu ne te places pas, je vends ce cheval. On ne va pas entreprendre des déplacements qui nous coûteraient bien plus que ce qu'ils nous rapportent. Me suis-je bien fait comprendre ?

- Vendre « ce » cheval ? Mais c'est MON cheval papa. Celui que tu m'as offert. Tu ne peux pas le vendre ! Il s'appelle Vulcain au fait, au cas où tu l'aurais oublié.

- Alors tu t'en débrouilleras, toi, de ton Vulcain, tu paieras les frais. Ma décision est prise, je ne reviendrai pas dessus, ajouta Auguste en s'éloignant. Et puis, ajouta-t-il, ton avenir de jockey chez moi aussi est compromis... Je crois de toute façon que je vais tout arrêter.

Franck le regarda partir, à la fois furieux et sidéré.

Jamais son père n'avait parler avant de « tout arrêter ». Mais après tout, vu le peu d'intérêt qu'il manifestait en tant que propriétaire, cette décision n'était peut-être pas la plus mauvaise qu'il ait pu prendre.

Mais « gagner » ? « Se placer » ? Auguste devait très bien savoir, tout comme son fils, que c'était impossible ! Vulcain était SON cheval, il l'adorait, certes, mais ce n'était pas un cheval de course. C'était un magnifique bai-brun, au caractère bien trempé, au tempérament volcanique qu'avait tout de suite remarqué Franck, et qui lui avait ainsi valu son nom de Vulcain.

Vulcain aimait être libre, aller où bon lui semblait, sans contraintes. Un tracé l'ennuyait, des haies le rebutaient. Il s'était essayé au courses de plat avec lui, mais le départ des stalles étaient encore plus laborieux.

Tout le tralala des courses contrariait le cheval en fait. Partir d'où on lui disait, quand on lui disait de le faire, ni avant ni après ; courir à côté d'autres chevaux ; subir la pression de son jockey ; entendre les clameurs de la foule...

Non, ce qu'aimait Vulcain, c'était courir, oui, mais à son rythme, comme bon lui semblait, toujours droit devant, sans autre but ni plaisir que celui d'avoir la crinière au vent.

Franck avait déployé pas mal d'énergie pour l'entraîner, mais il avait compris depuis longtemps que les efforts étaient vains, et que Vulcain, acheté une bouchée de pain par son père deux ans auparavant, ne serait jamais un grand cheval de la classe d'un Ourasi.

Plus la course approchait, plus Vulcain devenait nerveux. Franck essayait malgré tout de le calmer en lui parlant, en le caressant, mais il savait parfaitement que rien n'y faisait, et que Vulcain ne serait serein qu'une fois rentré au domaine. Il entendit dans les haut-parleurs les cotes des différents concurrents. Sans aucune surprise, il était le grand outsider de la course. Il secoua la tête comme pour ignorer ce qu'il venait d'entendre.

Une annonce au micro invita les chevaux et les jockeys à rejoindre le rond de présentation. Vulcain commença à s'agiter, à ruer, à secouer la tête, et Franck se demanda s'il allait même pouvoir prendre le départ.

Une seconde annonce les invitant à se rendre sur la piste le fit sortir de ses pensées négatives. Le sort était jeté. « Advienne que pourra » se dit-il.

Il isola quelques minutes son cheval, loin de la foule, loin des autres chevaux. Puis il l'emmena enfin jusqu'aux élastiques de départ, ferma les yeux, prit une profonde inspiration, et attendit le signal de départ. Les quelques minutes d'attente lui semblaient interminables. Et puis le départ fut donné...

« C'est parti pour le Grand Prix de la Ville de Moulins. Bon départ de tous les concurrents... A l'abord de la première haie, les favoris sont là, suivis de près par l'outsider Vulcain, numéro 10, la plus grosse côte de la course, à 156 contre 1, puis de Fantasio, Polisson, Veracity et Glorious. Le peloton est pour l'instant assez groupé, avec une légère avance pour le numéro 7 Directeur...

Au premier passage devant les tribunes, l'ordre reste inchangé.

Attention, sixième haie... Oh la la ! Chute ! Il s'agit du numéro 10 Vulcain, monté par Franck Despertoir... Pendant ce temps, Directeur a repris les commandes de la courses, imperturbable, suivi par... »

Contre toute attente, et notamment celle de son jockey, le début de course de Vulcain avait été plutôt bon, il avait fait mesure égale avec ses adversaires, et avait mieux franchi les haies que d'habitude. Franck avait commencé à croire en ses chances. Vulcain avait-il prit conscience de la menace qui pesait sur lui s'il ne plaçait pas ? Cela paraissait peu plausible, mais après tout, pourquoi pas...

Il ne restait plus que quelques haies à franchir. A l'approche de la suivante, Franck avait senti son cheval ralentir brusquement, au lieu de conserver l'énergie nécessaire pour le saut. Il s'était arrêté devant l'obstacle, s'était cabré, envoyant ainsi son jockey au sol.

Libre, il avait fait demi-tour, et était parti au galop droit devant. Arrivé à la fin de la ligne droite, le cheval en liberté sauta la lice de protection, ainsi qu'un grillage et se retrouva sur l'allée menant à l'hippodrome. Arrivé au bout de cette allée, il se dirigea vers la rivière, et toujours à vive allure, s'engagea sur le chemin de halage.

Sur l'hippodrome, la course s'était terminée comme si de rien n'était, avec la victoire des favoris, mais tout le staff de Vulcain était en effervescence. Franck n'était pas blessé par sa chute, il s'était relevé aussitôt, sans attendre l'arrivée sur place des urgentistes. Il regagna à la hâte l'écurie, rassembla ses affaires, prit son portable, et se dirigea vers la stalle de Dandy, l'autre cheval qu'il devait monter plus tard.

Son père ne mit pas longtemps à arriver.

- Que fais-tu ? demanda-t-il à son fils sans autre préambule, sans même s'inquiéter de savoir comment allait Franck – puisqu'il était là, c'est qu'il allait bien – et sans demander ce qui s'était passé exactement.

- Je vais chercher Vulcain , quelle question! répondit Franck sur le même ton.

- Le staff est déjà parti avec le camion, qu'est-ce que tu crois ? Ils vont le retrouver, toi, reste ici, tu as une autre course à faire, rétorqua Auguste, en colère.

- Parce que tu crois que je vais courir une autre course sans savoir où est mon cheval ? ricana Franck. Non mais je rêve ! Tu déclares forfait pour Dandy, un point c'est tout. De toute façon, il n'est pas prêt non plus, il n'aura pas l'endurance nécessaire pour faire sa course.

Sans laisser à son père le temps d'ajouter quoi que ce soit, Franck partit au trot avec Dandy, au grand étonnement de toute l'assemblée réunie à l'hippodrome. Il savait qu'il devait filer tout droit, comme avait l'habitude de faire Vulcain. Mais arrivé au bout de l'allée de l'hippodrome, il eut un doute. A droite le long de la rivière ? A gauche vers la route ? Il ne voulait pas perdre de temps. Le staff était forcément parti vers la route, donc il allait partir vers la rivière.

Au bout de quelques instants, il décida de ralentir et de demander à un groupe de passants qui arrivaient en face s'ils avaient vu Vulcain. Les passants lui ayant répondu que « oui », il continua sur le chemin de halage.

Cependant, arrivé au bout du chemin proprement dit, il fut de nouveau découragé. Où Vulcain avait bien-t-il pu aller ? Si les passants l'avaient croisé, il n'y avait pourtant pas beaucoup d'autres solutions que de continuer sur cette voie.

Par mesure de précaution, le chemin étant maintenant plus étroit et plus chaotique, Franck fit ralentir Dandy. Il s'était déjà passé presque vingt-cinq minutes depuis son départ de l'hippodrome. Vulcain avait dû ralentir aussi s'il était passé par ici, et puis la fatigue depuis son échappée devait commencer à se faire sentir aussi.

Ils continuèrent encore pendant un instant. Combien de kilomètres avaient-il déjà parcourus ? Il prit son téléphone portable : rien. Ni le staff, ni son père, personne n'avait essayé de le joindre. Il ne voulait pas céder à la panique, mais la situation commençait tout de même à l'inquiéter. Jamais Vulcain n'avait agi de cette façon auparavant. Il avait déjà refusé de prendre le départ, refusé de courir, refusé de sauter des obstacles, mais ne s'était jamais sauvé, et surtout ne s'était jamais séparé de lui.

Il décida de s'arrêter un instant. Tandis que Dandy descendait vers la rivière, Franck s'assit sur un tronçon de bois, et prit sa tête dans ses mains. Que faire ? Où aller maintenant ? Son portable qui se mit à sonner le sortit de sa rêverie. Dandy, surpris à son tour par la sonnerie, hennit. Il allait pour prendre l'appel lorsque il crut entendre le hennissement d'un autre cheval en réponse à celui de Dandy. Éberlue, il décrocha quand même son téléphone, à contre-coeur car il avait vu s'afficher qu'il s'agissait de son père.

- Franck, où es-tu bon sang ? Ça fait presque une heure que tu es parti ! Reviens, laisse tomber ! Il s'est sauvé, bon débarras, et...

Il n'eut pas eu le temps de poursuivre. Franck lui coupa la parole.

- « Laisser tomber » ? « Bon débarras » ? Tu t'entends papa ??? Viens m'attendre au bout du chemin de halage.

Comme son père ne répondait pas, il ajouta :

- Viens avec le van, il y a Dandy à récupérer... et Vulcain aussi.

- Tu as retrouvé ce maudit cheval ?

- Il est en face de moi, j'attends qu'il repasse la rivière. Ça peut prendre du temps. Laisse le van au bout du chemin, et fais toi ramener par les gars, moi je rentrerai plus tard.

Lui laisser du temps. Ne pas l'effrayer, ne pas le faire fuir, ne pas lui faire ressentir sa peur ou sa colère. Attendre, en face de lui, de l'autre côté de la rivière qu'il ne se décide à revenir de lui-même. Plus rien n'avait d'importance, plus rien ne pressait, l'essentiel était juste là, en face de lui.

De toute façon, son père s'en moquait de la fuite de Vulcain. Il était vexé, oui, mais pas chagriné. Il n'avait jamais eu d'affection pour aucun de ses chevaux. Il avait juste suivi à l'époque les conseils de l'un de ses amis, qui lui avait assuré que les courses hippiques pourraient l'aider à surmonter ses problèmes financiers. Cela avait marché au début, il avait pu se remettre à flot, mais la chance avait tourné depuis quelques années, et il ne faisait plus de bénéfices.

Pour Franck, les choses étaient différentes. Il n'avait jamais envisagé être jockey, mais ayant abandonné un peu vite des études de droit, il s'était retrouvé sans emploi et avait commencé à s'intéresser au monde du cheval. Son père avait fini par l'engager comme « jockey ». Mais Franck n'était pas un « bon » jockey. D'ailleurs il avait obtenu sa licence de course et son diplôme de lad-jockey à l'arrachée. Il aimait les chevaux, les panser, s'en occuper, être avec eux, parcourir la campagne environnante sur leur dos, mais il n'avait pas l'âme d'un vainqueur. Bizarrement, les chevaux qui lui étaient confiés non plus.

Maintenant il sentait qu'il était temps de passer à autre chose, et la réaction de Vulcain ce jour-là l'avait conforté dans son idée. S'il avait atteint une renommée suffisante grâce à ses succès, il aurait pu travailler pour d'autres entraîneurs et propriétaires que son père, mais ce n'était pas le cas...

Il avait lu récemment de nombreux articles et ouvrages sur l'équithérapie. Il croyait en cette discipline consistant à aider des personnes souffrant de handicap, qu'il soit moteur, sensoriel ou mental, de maladies psychiques, ou de difficultés psychologiques.

Ce qui l'avait retenu jusque-là, c'était le fait qu'en France, l'équithérapie n'était pas encore une profession réglementée par la législation, et que cela soulevait le problème de légitimité. Le nombre de centres de ce type avait cependant explosé, en France comme en Belgique, et il prit la résolution de se présenter dans tous ces centres dès le lendemain. Tout quitter, sur un coup de tête : son père et son emprise, ce monde hippique où il ne se sentait pas à sa place, et où Vulcain ne parvenait pas à s'accomplir.

Il se releva lentement, attrapa la bride de Dandy, tout en appelant Vulcain pour qu'il les suive. Il se retourna au bout de quelques pas, et constata que Vulcain les « suivait » effectivement, de l'autre côté de la rive. Franck sourit, et pensa, à juste titre, que dès que Vulcain aurait retrouvé l'endroit où il avait traversé la rivière, à son niveau le plus bas de toute façon, les rejoindrait sur le chemin de halage.

Plus tard, lorsqu'il poussa la lourde porte de la maison, son père était dans le salon, devant la télévision. Il ne détourna même pas la tête pour regarder son fils. C'est donc Franck qui prit la parole en premier.

- Papa... Je vais partir...

Aucune réaction de la part de son père. Il continua néanmoins.

- Je ne suis pas un bon jockey, tu me l'as assez souvent répété, et Vulcain n'est pas un cheval de courses, donc je vais partir, avec lui, dès demain.

- Pour aller où ? ricana son père.

- Je ne sais pas. Là où l'on voudra de moi...

- Tu viens pourtant de dire...

- Oui, je sais, l'interrompit-il. Je veux rejoindre un centre d'équithérapie. En France ou en Belgique, peu importe. Je prends la route demain matin, je prends le vieux van, je vais me présenter un peu partout, et essayer de décrocher un stage, une période d'essai dans un premier temps.

- N'importe quoi, répliqua son père. Tu crois en ces bêtises toi ? Mon pauvre Franck...

Franck ne jugea pas utile d'ajouter quoi que ce soit. Il estimait avoir fait sa part, en annonçant à son père qu'il partait. Que son père le croit ou non, qu'il lui fasse confiance ou non, qu'il approuve ce choix ou non, peu lui importait. Il ne s'attendait de toute façon pas à une quelconque manifestation de sentiments, ni d'encouragements de sa part.

Dès le lendemain matin, comme convenu, il prit la route. Il était allé trouver son père vers le manège, lui avait juste dit au revoir, comme s'il ne partait que deux jours, et était parti.

Il ignorait de quoi allait être fait son avenir, il espérait simplement trouver sa place, et surtout que Vulcain trouve la sienne, puisque c'est grâce à lui que Franck avait pris la décision la plus importante de sa vie jusque-là.

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