Let It Bleed...
Brigitte Noble
Sur l'ancienne photo, je suis toute de blanc vêtue. Une courte jupe plissée, un corsage sans manches, des sandalettes et un chapeau en toile incliné sur le côté, composent ma toilette. Mes jambes et mes bras sont hâlés, mon sourire effronté... En arrière plan, on distingue des orangers qui ploient sous les fruits murs et une fontaine en pierre ouvragée dont l'eau jaillit en bouillonnant.
Je me tiens sous une tonnelle à la végétation exubérante qui coiffe une terrasse de dalles blanches meublée de tables au plateau en marbre et de chaises en bois paillé.
Je contemple cette photo défraîchie aux contours dentelés et des images vivantes, chargées de couleurs, de sons, d'odeurs, assaillent mon esprit... Elles activent le film d'une période vécue il y a des dizaines d'années. Un scénario se dessine, issu de ma mémoire et de mon imagination, celui dont on fait les souvenirs et les histoires à raconter...
Comme chaque été, la petite propriété familiale varoise réunit momentanément ma grand-mère, mes parents, mon oncle et ma tante, mon cousin Xavier et moi... Il s'agit de ma parentèle du côté de mon père.
Petite tourangelle, je n'ai pas l'habitude de cette chaleur qui plombe les après-midis et isolent les adultes dans la fraîcheur de leur chambre pour une sieste réparatrice. Je me suis échappée de la mienne. Je ne veux pas dormir, j'ai peur de cette perte de contrôle qui me saisit dès que je bascule dans le sommeil... Je crains de ne pas me réveiller, et mes nuits sont peuplées d'autant de cauchemars.
Pour remédier à cette phobie, ma mère m'a fait consulter le médecin de famille. Il prétend que j'entre dans l'adolescence et que ça peut me tournebouler. Maman pense que je suis perturbée par mes nombreuses lectures. Elle estime que je lis trop et qu'il s'agit de l'origine de mes rêves terrifiants.
Tous les soirs, c'est le même refrain, ma mère s'approche de mon lit, elle me retire le livre des mains, puis, dépose un baiser sur mon front et éteint ma lampe de chevet. Je proteste :
- Encore un peu, maman !
- Non, Sophie ! tu vas encore attraper des cauchemars, tu es beaucoup trop imaginative...
Peine perdue, je ne discute pas. Dès qu'elle a tourné le dos, j'extraie, en douce, la lampe de poche que je cache sous mon matelas et je continue ma lecture sous le drap...
Dans la maison de vacances, au toit de tuiles, aux façades enduites à la chaux ocre, j'occupe une chambrette proche de celle de mon cousin. Elle est garnie d'un haut lit en fer forgé, au matelas de laine, et sert de remise à des meubles hétéroclites dont le bois exhale la lavande et la cire rance. J'étouffe dans ce réduit poussiéreux. J'ai interrompu le tic-tac obsédant de l'horloge comtoise en décrochant le balancier.
Cette année, Xavier, mon aîné de trois ans, a notablement changé. Il a mûri et changé de voix. Il affiche une assurance forcée et s'exprime d'un ton ironique, surtout, lorsqu'il s'adresse à moi... Il a apporté un tourne-disque Teppaz, gris clair, et quelques trente-trois tours.
Dès le premier soir de nos retrouvailles estivales, il m'isole dans sa chambre pour me montrer les disques qu'il extrait avec soin de son cartable en cuir. Je flashe immédiatement sur une pochette représentant un gâteau dont la composition hétéroclite s'étage sur un vinyle. Je tourne le disque entre mes doigts, fascinée, et demande :
- C'est quoi ?
- C'est « Let It Bleed », des Rollings Stones ! Ignare...
Xavier branche son Teppaz et place le bras du lecteur au début de la galette. Ça grésille, puis, je suis aussitôt transportée par des ondes musicales troublantes. Toutes les chansons me bouleversent et, plus particulièrement, « Gimme Shelter ». Je suis envoûtée par la puissance rythmique, la richesse mélodique et vocale du morceau.
Je déplie la pochette et tente de traduire les paroles des chansons. J'interroge mon cousin :
- Mais, qui chante ?
- C'est Mick Jagger, répond Xavier.
Je scrute les photos des musiciens.
- C'est lui là ? je pointe du doigt un garçon au visage extraordinaire et à l'allure androgyne.
- Oui...
Je souffle :
- Je l'aime...
- Quoi ? T'es folle ma pauvre fille ! Tu ne le connais même pas.
- Maintenant, si... je l'aime.
Xavier hurle :
- Dégage pauvre folle ! et je quitte précipitamment la pièce.
Les nuits suivantes, je demande à mon cousin de passer le disque en boucle, je tiens à l'entendre à travers la mince cloison qui nous sépare. La musique tourne dans ma tête, les paroles s'impriment dans ma mémoire. J'enregistre chaque variation, chaque intonation, mon destin est scellé. Je serai une fan éternelle...
Aujourd'hui, 20 juillet 1969, est un jour particulier.
Ce soir, le premier homme marchera sur la lune !
Depuis ce matin, toute la maisonnée est excitée. Les adultes bavardent à l'infini et font des pronostics catastrophiques d'alunissage raté... Les femmes préparent les fameuses lasagnes au basilic. Elles étalent la pâte sur le marbre huilé et la découpent en lamelles avec une petite roulette en buis. Les hommes boivent du Pastis et fument des Gitanes sur la terrasse, l'oreille collée au transistor...
Cet après-midi, Xavier et moi cueillons des oranges sanguines pour en remplir des caisses que nous rapporterons chez nous. De temps en temps, mon cousin s'isole pour se rouler une cigarette avec du tabac qu'il a chipé à son père. Il m'en tend une. J'aspire maladroitement la fumée, je tousse et manque de vomir, ce qui fait s'esclaffer mon complice.
Depuis le début de notre séjour, Xavier me coule des regards à la dérobée, lorsque je les surprends, il détourne vite les yeux. Cette fois-ci, il ajoute :
- Tu serais presque jolie, Sophie, si tu n'étais pas si maigre !
Il louche un peu sur ma plate poitrine et assure :
- Ne t'inquiète pas, ça va venir...
Je comprends ce que signifie mon cousin et ça m'agace. Je lui retourne un regard noir. Je ne suis pas pressée de grandir et de changer. J'envie les adultes pour leur liberté, mais, leur monde calibré m'inquiète. Ils courent partout et se coltinent maintes obligations. Moi, j'ai envie de rêvasser, de traîner, au gré de mes lectures et de mes promenades solitaires, loin des contraintes. Je ne veux pas devenir une dadame, tirée à quatre épingles, et toujours en représentation, à l'instar de ma mère.
J'aide mon cousin à charger les caisses remplies d'oranges dans une brouette et nous les déposons dans une remise annexe à la maison.
Notre labeur terminé, épuisés et rigolards, nous jouons à nous nous poursuivre dans le jardin. Xavier à mes trousses, je cours, je cabriole. Il a du mal à m'attraper, je glisse toujours entre ses doigts. Il finit par tendre sa jambe pour me faire un croche-pied, et je m'étale, m'écorchant la jambe sur l'écorce d'un tronc d'arbre. Je roule sur le côté et je crie. Assommée, je m'assoie. Xavier se précipite à mes côtés. La peau de mon genou est arrachée et le sang coule sur mon mollet. Je n'ai pas mal, mais l'effet est spectaculaire. Immédiatement, je pense « Let It Bleed »...
Appuyée sur mon cousin, je me dirige vers la maison en clopinant. Ma mère qui prend le thé, à l'ombre de la tonnelle, glapit :
- Sophie ! Tu ne fais jamais attention...
Elle m'entraîne dans la cuisine et me nettoie à grande eau dans l'évier. Ma grand-mère, accourue, m'asperge d'alcool, ça pique et je hurle, puis elle tamponne ma blessure avec du coton et me fait un pansement en assurant :
- Elle n'a pas besoin de points de suture, c'est juste écorché, elle complète, elle est vaccinée au moins ?
Je décroche de la conversation des deux femmes qui pérorent sur mon état sanitaire...
En fin de journée, abrutie par les émotions et la chaleur étouffante, je patauge dans l'eau glacée qui s'échappe de la fontaine, mes pieds glissent sur les pierres du bassin dont le trop-plein s'échappe en un mince qui va se perdre dans un canal en contrebas. L'eau asperge la croûte de mon genou écorché, elle se ramollit et un filet de sang glisse le long de ma jambe... Je chantonne, « let it bleed, chérie, let it bleed baby, let it bleed... ».
Le froid engourdit la douleur. Je plonge mes mains dans l'eau et m'asperge le corps sans me soucier de mes vêtements.
Après le dîner, pris sur la terrasse, la famille s'attarde à table et nous contemplons l'astre jaune pale qui se découpe dans le ciel sombre.
A 21h37, Neil Armstrong a posé le pied sur la lune. Les adultes écoutent les commentaires à la radio. J'ai un peu de mal à admettre cette nouvelle exceptionnelle. Mon jeune cousin s'est isolé dans sa chambre, il passe et repasse « Let It Bleed »...
Épuisée par cette journée chargée en émotion, je vais me coucher, mais je ne trouve pas le sommeil... Je ressors de mon lit pour aller toquer à la porte de Xavier. Je lui demande pourquoi il n'est pas intéressé par cet événement universel. Il me répond :
- Pfuit, je n'y crois même pas, c'est un canular !
- T'es fou ! Ça existe ! D'ailleurs, tu m'agaces, je m'en vais !
- Où ça ?
- Là-haut !
Et je désigne du doigt, l'astre blanc glacé qui s'inscrit par l'ouverture de la fenêtre. Je hurle :
- Gimme Shelter !*
Et je m'envole...
* Donne-moi un abri