Nouvelle avec une photo de l'oeuvre de Jaya Suberg qui a gentiment accepté d'illustrer mon texte ...
Lettre hors père …
"Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à voir avec de nouveaux yeux" Marcel Proust
Ce matin il fait chaud. Cependant il aurait fallu autre chose qu'une température estivale, un brin de musique peut-être, pour que cet événement révèle une nostalgie ou une émotion. Les voisins d'Hervé sont venus, ils sont vieux eux aussi et ne peuvent que poser le constat de sa vie discrète. Quelques parents autour de lui, pour soutenir son corps enfermé dans la dernière boite de sa vie. Il est mort.
Comme une balade ultime et libératrice, sa fille Lucie est là pour l'enterrement. Elle regarde cette petite église où elle venait chanter en latin à la chorale lorsqu'elle était enfant. Le regard du curé qu'elle aimait tant, traverse sa mémoire, il l'avait taquiné « tu es la plus terrible des filles que j'ai eu au catéchisme » ! Terrible ? Mais elle ne faisait que rire comme une gosse de 12 ans et copier ce qu'il dictait du nouveau testament. Tout était amour et pardon dans ces textes, son agitation venait sans doute de là. Elle cherchait le lien avec sa propre vie.
Le prêtre d'aujourd'hui est un homme moins touchant dans son apparence, il aurait pu être son père tant il est disgracieux. Le côté sacré qu'il voudrait donner à la cérémonie sonne faux. Les enfants de chœur dans leurs habits solennels ne sont pas là, il est seul pour formuler les paroles du voyage sans retour. Ce n'est pas facile de faire un dernier voyage, quand le plus important n'a pas été fait. C'est ce qu'elle se dit Lucie. Là bien au chaud dans son couffin de vieux, son père ne pourra plus hurler sa colère à la face du monde, il gît serein pour la première fois peut-être. Elle se trouble un peu. Puis elle caresse la fée minuscule qu'elle a emportée dans sa poche, un cadeau de son fils unique.
La sœur de son père, Léonore, a les mêmes yeux qu'elle. Le regard avec un éclat noisette, le signe distinctif de cette lignée de femmes sacrifiées à la brutalité des hommes et des sourcils hauts perchés. Dans leurs iris profonds à ce moment propice au silence, tout se dit et prend corps au-dessus de cet endroit de fin. Lucie et Léonore se sourient presque, la sœur et la fille de l'ogre réunies dans une émotion d'absence, un vide qui a tout essayé devant l'absurde violence. Les femmes du défunt sont là, la première, la mère de Lucie qui ne sait plus trop pourquoi elle pleure ? Sur elle ou sur la vie qu'elle aurait aimée plus douce, en oubliant au passage son incommensurable lâcheté envers sa fille, quant à la deuxième elle sanglote. Lucie, sait qui va être enterré, c'est ce qu'elle se dit Lucie.
La messe longue et ennuyeuse se termine sans effervescences apparentes. Chacun se salue dans une indifférence polie. Les plus vieux ne restent pas longtemps ils ont à faire, sûrement à se féliciter que leur tour ne soit pas encore venu. Puis la famille éclatée, se rapproche pour dire des banalités sur ce qui aurait pu ou dû être dit. Tout en suivant le cercueil dans le cimetière pour le dernier transport, Lucie sait qu'elle va lire la lettre. Elle s'arrête, patiente jusqu'à la mise en place finale des quelques fleurs mal assorties, puis submergée par le courage, elle s'adresse à son père une dernière fois.
- " Papa,
oubliant que j'étais de ton sang, tu as commis l'irréparable. As-tu eu de la peine pour moi ? Une peine si affreuse qu'elle aurait dû te conduire près de moi pour réparer. Un onguent pour mon âme, qui ne demandait qu'à t'aimer. Je me présente aujourd'hui pour refermer ce temps de colère et pour le lumineux éclat qui ne sera plus. Si un Dieu existe il saura quoi faire de toi. Tu es mort et la Terre tourne avec l'ombre de ce gâchis, j'emporte les précieux instants du bonheur d'avant où tu étais mon héros prêt à tout pour me protéger du monde"
Personne ne dit mot, comme abasourdi. Lucie tremble des pieds à la tête, mais apparaît aérienne. Comme si la lâcheté pouvait encore la surprendre, elle toise cette famille, cette sarabande d'ombres fuyantes qui savait. Ils se quittent sur cette pathétique attitude qu'ils ont toujours arborée comme seul étendard. Léonore et Lucie se sont aimées en s'écrivant des mots comme des ancres dans la nuit. Elles prennent congé l'une de l'autre, elles seules se reverront.
Loin de sa propre enfance, Lucie retourne chez elle dans le Sud où son fils devient un homme. La plupart du temps rien ne s'immisce dans ce temps suspendu au soleil, cependant aujourd'hui un homme se présente chez elle. Il possède une galerie de peintures et voudrait l'exposer. Dans quelles conditions a-t-il entendu parler de son travail, elle n'est connue que dans le Sud ? Son incompatibilité radieuse avec le monde ordinaire semble plaire dans la région. Sa peinture séduit les amoureux de lumières en traduisant outrageusement une force dans les éclats de couleurs. Elle pense a priori qu'il s'agit peut-être d'un de ces recruteurs de talents. Mais en le laissant parler, la réalité se décline plus troublante.
André la soixantaine finissante, exilé d'Oran depuis les années de guerre fratricide, lui annonce qu'il était un ami de son père qu'ils s'étaient connus au lycée puis perdus de vue pendant les événements. Cependant, ils s'étaient retrouvés et étaient restés en relation, l'un en Bretagne, l'autre dans le Limousin. Lucie et André installés au salon parlent des années de jeunesse d'Hervé. Il sort une boite de son sac, et montre les photos de ses tableaux que son père gardait. A côté des clichés de ses toiles elle découvre une pile entière de portraits la représentant petite fille, avec quelques mots griffonnés sur un bout de papier : ma fille à quatre ans, ma fille à 8 ans. Lucie se lève, elle essuie ses joues.
- André, que vous a-t-il raconté exactement ?
- Que vous étiez un trésor …
Lucie ferme les yeux un instant cherche un endroit serein pour voguer à nouveau.
- Vous voulez vraiment exposer mes toiles ?
- Oui il m'avait contacté pour cela il savait que je m'intéressais à la peinture et peut-être à vos créations.
Lucie se dirige vers la porte.
- Je peux vous contacter dans quelques jours André ?
- Bien sûr j'anime aussi un atelier d'art thérapie dans les environs de Narbonne, je suis disponible surtout en fin de semaine. Il m'a recommandé de prendre du temps pour vous.
- Un peu tard non ?
- Nous en reparlerons si vous voulez Lucie.
Elle sourit poliment.
- Je vous laisse mes coordonnées.
Il lui tend une carte de visite et prend congé. Elle ferme la porte, et s'effondre sur le canapé. Elle n'ose toucher les photos d'ours en peluche qui dépassent de la pile encore rangée dans la vieille boite. Après avoir pleuré, elle regarde passer les nuages au ciel de son lit et s'endort épuisée, enroulée dans les draps.
Au matin seul le bleu insolent du ciel règne dans la maison endormie. Il lui est difficile de se regarder dans le miroir sans que son image d'enfance vienne flouter son regard. Mais les lys embaument au salon, et la boite de photos est là. Elle peut désormais s'approprier son passé. C'est ce qu'elle se dit Lucie. Décidant en fin de journée d'appeler André elle ressort les toiles les plus récentes de son atelier. Théo avait prévu de flâner avec ses copains, à 20 ans il n'a plus besoin de nounou, sa mère l'informe de son départ suite à la rencontre avec le galeriste et lui fait charger les œuvres dans la voiture. Il l'embrasse en lui promettant de nettoyer les restes de la fête pour le lendemain, Lucie sourit, elle connait les rangements de son jeune homme un peu colérique quand il s'agit de remarque maternelle. Un dernier regard tendre sur son fils, une main posée sur son ventre, elle part.
Montjoie-en-Couserans dans le rétroviseur, elle roule tranquillement pour se rendre aux alentours de Narbonne où se trouve la galerie d'André, deux heures et demie de trajet sous le soleil la détendent un peu. Arrivée au centre-ville elle trouve facilement l'adresse indiquée. Le printemps aux bordures de l'été souffle dans ses cheveux, elle se sent apaisée, sans trop savoir pourquoi. Le 24 rue Bernadette Soubirous pointe son nez à quelques pas. Une effraction de lumière intense lui donne un rayonnement particulier, c'est le jeu des miroirs installé dans la galerie par André. En petite chemise il accroche un miroir pour un dernier jeu de lumière semble-t-il. Le regard de Lucie a changé, elle avance vers lui, passe la porte comme une destinée impatiente, lui prend le bras et relève le bord de sa manche, tout en le fixant maintenant de son regard embué, elle lui montre son bras sculpté de la même marque de naissance.
- Je ne pouvais pas te garder, c'était la guerre en Algérie, je ne sais pas si tu peux comprendre, Lucie ?
- Ce que je peux comprendre c'est que j'ai dû vivre avec un lui, oh mon Dieu ! Il n'était donc pas mon père !
- Non, mais il avait promis de t'emmener, de prendre soin de toi, je ne pouvais pas savoir. Je ne cherche pas à trouver d'excuses je ne peux rien changer au passé. J'ai voulu te sauver, Hervé était attendu en France, moi je ne pouvais pas partir.
- Je suis Lucie comment ? C'est quoi mon nom ? Attends la galerie Garencha ? C'est ton nom et le mien ? Je suis Lucie Garencha ?!
Elle ne sait plus ce qu'elle ressent. Tout est flou. Les images cruelles du passé s'imposent, le regard suppliant de son vrai père enjoint Lucie de prendre la douceur qui couve dans ses yeux. Les bras paternels si longtemps espérés s'ouvrent. Sa tête vacille elle toupille comme un derviche tourneur au bord d'un précipice.
- Assieds-toi Lucie, tu es toute pâle
- Je voudrais m'allonger
Elle n'a pas le temps de finir sa phrase, elle s'écroule.
Le soleil est plus bas et éclaire maintenant le sol quand elle revient à elle cotonneuse...André est près. Un sourire sur le visage, il prend sa main pour l'aider à se lever. Une délicatesse paternelle dans ses gestes maladroits, il enlace sa fille, cette femme inconnue qui semble si fragile. Lucie le rejoint dans l'apaisement.
- Qu'as-tu dit à ton fils Théo ?
- Rien jusqu'à maintenant.
- Tu vas lui dire ?
- Oui, que je viens d'enterrer son père et que j'ai trouvé le mien.
Tout ira bien maintenant c'est ce qu'elle se dit Lucie ...
Quelle sensibilité ! Une approche d'un thème qui heurte, autant "l'inceste" que la rencontre avec le vrai père, narrée avec retenue et les mots simples et vrais. Bravo Maria !
· Il y a plus de 9 ans ·yoda
me gusta tambien !! je découvre ta prose te j'aime vraiment,,
· Il y a plus de 9 ans ·Patrick Gonzalez
Superbe !!
· Il y a plus de 9 ans ·ade
merci beaucoup ade - à force de peaufiner ce texte je n'avais plus de recul ni même d'avis ... j'ai fini par le détester comme tous les textes où je redessine la moindre virgule... Je vous remercie grandement de votre passage et de votre appréciation
· Il y a plus de 9 ans ·Marie Guzman
Il est superbement écrit, fluide, plein d'émotions ! Surtout ne changez plus rien !! Au plaisir de découvrir d'autres textes !!
· Il y a plus de 9 ans ·ade
merci de ta lecture Sylvie je l'ai entièrement écrite une seconde fois, ça me semblait nécessaire
· Il y a plus de 9 ans ·Marie Guzman
Je l'avais adorée cette nouvelle-là !
· Il y a plus de 9 ans ·Très jolie.
Sylvie Loy