L'HOMME À LA FENÊTRE

micheline

L'HOMME À LA FENÊTRE

Synopsis :

Geneviève est coquette, sociable et active. Jeune retraitée de l'enseignement, elle vient d'être quittée par son mari.

Suite à une erreur de manipulation d'un téléphone, Geneviève apprend incidemment que son fils Stéphane va partir vivre au Canada.

Geneviève qui avait tout misé sur sa vie professionnelle et sur sa vie familiale, est désarçonnée par la nouvelle. Elle est d'autant plus désappointée qu'elle reste fragilisée par le récent départ de son mari. Elle essaye tant bien que mal de se raccrocher à ses relations avec des voisins, avec son amie Liliane, avec des compagnons de loisirs et avec ses ex-collègues.

Noël est proche. Elle est tellement perturbée qu'elle n'a pas le cœur à l'ouvrage pour préparer le réveillon du 24 décembre. Pour l'occasion, elle a invité quelques intimes dont un ancien collègue de son mari, Philippe, veuf depuis peu. Cet homme essaye de la séduire mais Geneviève est insensible à ses charmes. Pourtant, lorsque Philippe l'invitera à passer le réveillon de Nouvel An chez des cousins, elle acceptera. Tout plutôt que la solitude, dit-elle à son amie Liliane, pour justifier son choix. Son fils Stéphane est ravi de savoir que sa mère ne sera pas seule pour la Saint-Sylvestre et s'imagine que sa mère va trouver, grâce à ce début de relation suivie avec Philippe, une diversion à son tourment de femme abandonnée.

Depuis qu'elle est au courant du prochain départ de son fils, Geneviève reste souvent à rêver devant la porte-fenêtre de son living. Entre Noël et Nouvel An, elle remarque Christophe, un voisin. Elle se trouve quelques points communs avec lui et s'intéresse de plus en plus à la façon de vivre de cet homme. Lui aussi passe un temps infini devant la porte-fenêtre de son salon. Un jour, il lui adresse un petit signe de la main. Elle y répond. Un autre jour, ils se voient au fond de leur jardin alors qu'ils y remettent un peu d'ordre. Christophe l'invite à boire un café chez lui. De fil en aiguille, ils se confient régulièrement l'un à l'autre. Il travaille la nuit comme infirmier dans un hôpital psychiatrique. Il est d'une quinzaine d'années son cadet et sa compagne l'a largué en septembre, au retour des vacances.

Une histoire va se nouer entre eux. Christophe se montre délicieusement maladroit comme un adolescent, impressionné qu'il est par cette femme tellement parfaite à ses yeux. Geneviève retrouve ses vingt ans et ne vit plus que pour ses rencontres avec Christophe.

Le lendemain de la Saint-Valentin, Stéphane surprend sa mère et Christophe sortant d'un hôtel de charme. D'un coup, Stéphane, qui ignore que sa mère est au courant de son projet d'émigration, n'a plus envie de s'expatrier. Il n'a plus qu'un but, détourner Geneviève de Christophe. Il espère pouvoir, de manière adroite, la ramener à un style de vie plus conventionnel.

C'est ainsi qu'il utilisera Philippe pour tenter d'y parvenir. Sans succès. Puis, il essayera de convaincre Nathalie, une jeune voisine de Geneviève, de ramener les deux amants à la raison. L'échec de cette manœuvre conduira Stéphane à une tentative d'assassinat sur la personne de Christophe…

Au contraire, l'histoire d'amour entre Geneviève et Christophe sortira renforcée de ce drame…

Stéphane se retrouve en prison et prend Philippe comme avocat pour assumer sa défense.

*****

Chapitre I

C'est comme dans un rêve. J'entends la voix de Stéphane aussi audible que s'il se trouvait près de moi. "Il faudra faire un sérieux tri. On ne va quand même pas emporter des choses qui ne sont pas indispensables au Canada". Puis, il y a la voix de Mélanie : "Oui, il vaut mieux partir légers et recommencer tout à zéro." Puis, il y a un bruissement pareil à celui d'un baiser. Je ne suis pas tout à fait seule, Stéphane et Mélanie me partagent leur intimité. Je pourrais rester là, quelques minutes de plus, immobile, silencieuse, vivre auprès d'eux et en savoir davantage.

C'est comme dans un très mauvais rêve. Malgré moi, je glisse doucement vers un futur que je n'envisageais pas. Ma fille en Australie, Christian, mon mari, auprès d'une autre, ma mère dans un centre de soins pour personnes désorientées et bientôt, mon fils au Canada. Pourquoi ai-je gardé le téléphone à l'oreille ? Je maudis la désinvolture de Stéphane qui n'avait pas raccroché. Je songe qu'il n'y a pas de hasard, qu'il s'agit d'un acte manqué révélateur de mes appréhensions non avouées et des craintes de mon fils de m'affronter pour avouer qu'il va s'installer loin de moi.

Je songe à tous ces jours vides auxquels je ferai face. Il pleut. Au jardin, la fougère tremble un peu, le vent s'en joue comme mon imagination se joue de moi. Je m'assieds sur un tabouret face à la fenêtre. Je regarde un bon moment les bruyères. Tout a changé depuis ce matin. Ces plantes qui apportaient une touche de couleur me paraissent si tristes, si inutiles.

Je téléphone à mon amie Liliane, je lui explique ce que je n'étais pas censée entendre, elle me dit : "Pourquoi ne prends-tu pas les devants ? Pourquoi ne demandes-tu pas des explications ? Rien n'est pire que le flou."

La nuit, je ne dors pas. Le vent fait craquer les branches des arbres. Des images anciennes me reviennent : Stéphane roulant pour la première fois en vélo, Stéphane s'essayant au violon, Stéphane courant se jeter dans mes bras après son échec à l'examen d'entrée à la faculté polytechnique, Stéphane heureux d'avoir obtenu son doctorat en chimie, Stéphane déçu de n'avoir pas été engagé chez Morise et Fils, Stéphane assurant des intérims dans divers collèges, Stéphane et Carole, son premier amour, Stéphane et cette Mélanie dont le frère s'est récemment établi au Canada.

Il est une heure du matin, je me lève. Je bois un petit verre de cognac. Je me sens perdue. Je n'ai rien à quoi m'accrocher. Je frissonne. Mon histoire finit mal. Il est trop tard pour dépenser de l'énergie et mettre mes relations à contribution afin d'aider Stéphane à trouver un emploi dans l'industrie.

Je me recouche et je ne trouve toujours pas le sommeil. Pourtant dans cinq jours, je dois être en forme pour recevoir Stéphane et Mélanie, ma sœur et mon beau-frère, ma grande amie Liliane et son mari et aussi, par compassion, Philippe Demeurt qui est veuf depuis onze mois. Je tends la main vers l'oreiller en satin : sa texture me rappelle la peau chaude et douce de Christian.

En quelques mois, j'ai perdu les bases de mon bonheur. Je prends conscience que j'avais bâti sur du sable. Je croyais que la retraite allait m'apporter liberté, réalisation personnelle et bonheur. Sans le savoir, je me dirigeais vers la vacuité de mon avenir. Au mieux, il ne me restera que quelques bonnes œuvres, l'une ou l'autre activité artistique et le jardinage.

Enfin, je m'endors. Au matin, je suis réveillée par les cris qui proviennent de la rue. Je sors du lit, je regarde par la fenêtre. Il a neigé et les voisins sont occupés à dégager l'entrée de leur garage. Ils tiennent un magasin de meubles à plus de vingt kilomètres d'ici. Habituellement, ils conduisent leurs deux enfants à la garderie avant de rejoindre leur lieu de travail. Je m'apprête à prendre ma douche lorsqu'on sonne à la porte. J'enfile un peignoir et je vais ouvrir. C'est Nathalie, la voisine, qui me demande si je peux m'occuper de ses enfants. Je réponds : "Oui, je les conduirai à l'école et j'irai les rechercher à quinze heures trente… On partira à pied. Fais-moi confiance, en fin d'après-midi, je m'occuperai des devoirs. Ce sera mieux que la garderie. Prends ton temps."

En cinq minutes, je suis débarbouillée, j'ai mis un jeans et un pull à col roulé. Les enfants arrivent, tout excités. Ils babillent : "Comme c'est chouette chez toi", dit Damien. "On dirait la maison de fée", continue Julie qui touche le velours du fauteuil crapaud, pose ses doigts sur le globe en verre de l'horloge, secoue la boule à neige achetée à New York et ouvre les portes du petit meuble en marqueterie. Je songe à ces petits-enfants, les futurs enfants de Stéphane, dont j'imaginais déjà partager les rires, les jeux, les soucis. Je caresse les cheveux de Julie. "Vous voulez un chocolat chaud avant de partir ?" Ils acceptent et j'en profite pour prendre mon petit-déjeuner avec eux. Je ris des traces brunes qui forment des moustaches autour de leur bouche. Oui, je peux encore rire. Julie m'embrasse et je glousse en imaginant une empreinte chocolatée sur ma joue. Il est des instants joyeux après la tristesse infinie de la nuit. Il me semble que les bribes de conversation saisies hier sont irréelles.

Sur le chemin de l'école, il y a les craquements de nos pas sur le sol gelé, les boules de neige des enfants, l'air revigorant. Au bout du chemin, il y a les parents que je croise devant la grille, certains sont des anciens élèves du lycée, ils sont ravis de me revoir. Il y a aussi la boutique du boulanger-pâtissier et celle du boucher-traiteur à deux pas de là. Finalement, le réveillon, j'en faisais une montagne. Pourquoi ne pas m'en sortir avec des plats préparés, améliorés à ma façon ? J'ai honte de m'être laissé aller…

Au retour, je ressens un apaisement. Il y a si longtemps que je n'étais pas descendue à pied jusqu'au cœur du village, si longtemps que je n'avais pas vu des arbres chargés de neige comme sur une carte de vœux, si longtemps que je n'avais pas pris des jeunes enfants en charge. Je suis devenue tout autre, une femme qui n'a plus envie de se mêler de la vie de sa progéniture, qui trouve une existence à côté de sa famille.

Je prépare des gaufres que je servirai pour le goûter de Damien et de Julie. Machinalement, je regarde au dehors. Je distingue une forme à la fenêtre du premier étage de la villa derrière la maison. Je devine Christophe. Un homme seul, que Nathalie m'a dit être infirmier de nuit dans un hôpital psychiatrique. Il suffit que j'aperçoive cet homme pour que je me sente de nouveau abandonnée. Je repense à moi, petite fille, quand Maman quittait l'arrière-boutique où nous nous tenions pour aller s'occuper d'un client. Alors, je chantonne "Au vert bocage…", un réflexe ancien pour me rassurer en me replongeant dans des moments joyeux de mon enfance. Le soleil perce dans le ciel gris bleuté et je me mets à attendre qu'il se passe quelque chose, qu'un oiseau vienne picorer des graines au jardin, que là-haut un avion traverse l'espace, que le facteur sonne à la porte. Rien ne vient. La diversion ne viendra que de moi. Je branche la radio, durant quelques minutes, je reste allongée sur mon canapé et je ferme les yeux… Dans les odeurs de pâtisserie, je reçois comme un conseil d'ami la chanson de Stromae "Alors on danse…" C'est ce que j'attendais, l'envie de bouger, de me remettre à l'ouvrage. Quand je m'occupe, l'oubli de moi-même remplace le vague à l'âme.

Je repasse, j'époussette, j'aspire les sols, je vais au grenier chercher les décorations de Noël, je garnis le hall, le living au rythme du tube de l'été qui me trotte en tête. Même pas le temps de penser à manger. Vite prendre une douche. Vite me changer pour aller chercher les enfants.

Je rencontre une ancienne élève et nous marchons ensemble jusqu'à l'école. Depuis la naissance de son fils, elle a pris une pause carrière. Elle se dévoue à son enfant, elle réalise du travail administratif pour l'étude d'huissier de son mari. Elle est heureuse, assure-t-elle. Elle compare sa vie à la mienne. Donner aux autres, s'oublier…

Les enfants sortent de l'école. En voyant Julie et Damien courir vers moi, j'écoute battre mon cœur. Il battait ainsi lorsque Stéphane et Céline montraient un beau bulletin ou lorsque mon mari racontait comment s'était déroulé un procès qu'il avait gagné. Je serre les deux petits dans mes bras, je porte leur cartable pour leur permettre de jouer dans le lotissement. "Oh Gene, regarde la neige qui vole…", "Gene, n'est-ce pas que je cours vite…" J'acquiesce, je souris.

Le goûter, rien que du bonheur. Les devoirs, rien que du bonheur. Il est près de vingt heures quand Nathalie vient récupérer les enfants : "Avec ce temps, les routes de villages sont mal dégagées. On a dû rouler lentement."

Quand ils rentrent chez eux, ma maison est devenue bien silencieuse…Chez Christophe, la lumière est encore éclairée...

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