L'homme qui se voulait le plus fin
Mathilde Thomas
Vous ne connaissez pas Lucas ? Non ? Vraiment ? Vous l'avez surement vu pourtant, impossible de le rater.
Mais si, souvenez vous, un soir avec des amis, dans un bar un peu miteux, il fume des roulées et vend sa philosophie de comptoir à qui veut bien l'écouter. Des signes distinctifs ? Oui bien entendu, tout d'abord comme je l'ai déjà dit, il aime s'entendre parler, mais le plus éblouissant est sa capacité à exprimer fermement son avis de connaisseur, quel que soit le sujet concerné. Campé dans sa paire de Timberland, il est tout de même chancelant. Normal me direz vous, il a déjà descendu quatre pintes et deux shots de vodka caramel (car un homme comme lui, assuré de sa virilité, n'a aucun soucis à se faire, c'est pourquoi il se permet de commander la même boisson que les adolescentes prépubères que l'on peut croiser rue Mouffetard). On ne peut ignorer ce qu'a bu Lucas, car il passe ses soirées à faire l'inventaire des diverses boissons hors de prix qu'il a consommées.
Si son intelligence n'est pas fulgurante, on peut tout de même observer chez ce jeune homme de vingt sept ans, une volonté ancrée d'appartenir à l'élite intellectuelle parisienne. Celle-ci se traduit par nombres de discours politiques infondés, bien pensants et surtout bourrés de néologismes tous plus aberrants les uns que les autres. Il ne s'arrête pas à la politique, car aucun domaine ne saurait lui échapper, et étend son impressionnante culture à l'actualité qu'il connait sur le bout des doigts, du dernier smartphone sorti en magasin aux faits divers de la page six. Chaque information rapportée, faute d'être un tant soit peu analysée, est accompagnée d'un long discours portant généralement sur les thèmes favoris de Lucas, la société de consommation, la gouvernance du monde par l'économie capitalisme ou encore les supputées causes de la crise économique. Bien qu'il ne maîtrise aucuns de ces sujets, il fait preuve d'une éloquence grandiose et sait convaincre son public, pour peu que celui-ci soit alcoolisé et fasciné par le look néo-urbain de l'orateur.
Il sait, c'est certain, capturer l'attention de son auditoire par un certain nombres de subterfuges. Si le plus notable est sa tenue, qui bien qu'elle frise le ridicule et lui coûte une somme astronomique, est choisie avec précautions pour choquer le passant tout en restant décontracté, il sait aussi faire usage de sa voix et monte dans les décibels pour se faire entendre de la foule qui l'entoure. Il ne se soucie guère de déranger ses voisins car son discours, tel celui d'un messie, a une importance bien plus grande que le bien-être collectif. Certain diront de lui qu'il est d'une grossièreté sans nom mais Lucas, toujours sûr de lui, n'y verra que de la jalousie et ne se laisse point perturber par les réflexions acerbes de ceux qu'il catalogue immédiatement « frustrés » ou « mal baisés ».
Pourquoi cette attitude défensive ? C'est bien simple, notre jeune homme déteste être contredit et c'est bien normal ; que celui qui peut s'engouffrer avec confiance dans un débat houleux en ayant pour seules armes un discours décousu et un égo monstrueux, lui jette la première pierre.
Mais je suis un peu dure avec ce cher Lucas, il lui arrive bien de se taire, c'est le cas lors de son « after » où dans la nuit parisienne il enflamme la piste de danse en marquant le rythme de ses pieds et en agitant les bras dans tous les sens à la manière d'un épileptique en pleine crise. Bien sûr, pour qu'il daigne à mettre les pieds dans une boite de nuit, celle-ci doit lui offrir un DJ set suffisamment pointu et underground pour le rassurer sur ses qualités de critique musical.
Il possède, bien évidemment, une sensibilité artistique très développée et se targue à tout va d'un nouveau sculpteur tout à fait inconnu qu'il a déniché dans un salon à Montreuil (en réalité, le sculpteur en question a fait la dernière page de Libé et Lucas n'a très probablement jamais vu ses œuvres, mais il a lu l'article et cela lui suffit pour s'attribuer le mérite de la découverte de cet artiste en pleine ascension). Néanmoins, si l'art plastique et la musique électronique contemporaine sont pour lui des sujets de prédilections, il ne laisse aucun répit au septième art et se tient à la page grâce à la carte UGC illimité. Qu'il s'agisse de cinéma ou même de vocabulaire, on l'aura compris, Lucas aime le pompeux et saura s'extasier des heures durant sur les films d'art et d'essais dont il n'a su saisir le sens mais qu'il a tout de même beaucoup aimé. S'il manque d'inspiration et ne sait s'il convient d'aimer ou de bannir ce film, il se rend sur internet et après lecture de quelques critiques s'aligne sur l'opinion générale, car ce garçon, soucieux de conserver sa place de cinéphile aguerri au sein de son cercle d'amis, ne souhaite en aucun cas choquer ses fidèles en plébiscitant un blockbuster commercial et vulgaire.
Il prend donc son rôle de guide très à cœur et cultive consciencieusement son image faute de cultiver son intellect, qui sous ces couches de snobisme et de culture consommée sur un coin de table pendant la pause café, n'est guère plus évolué que celui d'un primate.
Vous le remettez maintenant ? Oui c'est bien lui, je vous l'avais dit, impossible de passer à côté de cet énergumène qui arpente la ville en quête d'un public de moutons qui saura le rassurer sur sa place de leader en terme d'idéologie.