Repas de Famille
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Dimanche midi, toujours. Bise baveuse de la vieille tante, claquement de lèvres sans contact –mon fond de teint– de la cousine, tapotements sur la tête et pincements de joue (en dépit de votre fond de teint soigneusement appliqué pour masquer les dégâts de la veille au soir). Vous inspirez un grand coup en essayant de ne pas vous dire que la journée promet d'être longue.
Apéritif. Votre premier whisky et vous-même êtes alpagués par le voisin pique-assiette qui aurait pu être écrivain oui môssieur, bourré de talent, mais qui crache sur la société, lui, l'éthiopie de mai 68, clin d'œil complice d'intellectuel à intellectuel… Oui, vous avez bien entendu. Une fois, c'est un lapsus. Six fois en moins de quinze minutes, c'est un barbarisme intolérable à vos oreilles raisonnablement lettrées. Votre cher et tendre vous jette un regard suppliant. Vous vous mordez la lèvre au sang et vous éclipsez en direction de la porte-fenêtre, avec la ferme intention de sortir fumer une cigarette, et au diable la demi-heure de poncifs et de pseudo réflexion médicale qui suivra sur votre cancer certain, la dégradation de vos artères ou la mort atroce de l'ensemble de vos proches, victimes du tabagisme passif –votre mort atroce victime d'une pneumonie à force d'être obligée de sortir pour fumer par moins quinze degrés, en revanche…
Raté : vous êtes happée au vol par un membre de la confrérie des Gentils. Vos préférés. Souriants, à vous donner envie de hurler. Attentifs, qui ne manquent jamais de vous demander : « alors, Nice, pas trop dur ? » Chaleureux. Sauf que vous n'y avez passé que trois mois, à Nice, et que vous êtes rentrée il y a cinq ans. Lassée de dérouler votre CV avant chaque repas, vous répondez à présent suivant l'humeur que vous vous engagez dans la Légion Étrangère, que vous montez un club échangiste dans le Jura ou que vous quittez justement Nice cette semaine pour attaquer votre formation de thanatopraxie. De toute façon personne ne vous écoute, à l'exception du vieil oncle ivre mort, ignoré de tous mais qui se trouve être le seul à savoir ce qu'est la thanatopraxie. Vous trinquez avec Tonton.
Armée d'un whisky –un autre, le dernier vous l'avez avalé d'un trait derrière le buffet Louis XV avant d'agiter votre verre vide comme si vous n'aviez pas encore été servie– vous atteignez finalement la terrasse. Portant l'objet du délit à vos lèvres, vous l'allumez et inhalez profondément. En faisant mine de ne pas avoir repéré le fringant quinquagénaire qui joue avec les chiens de garde intouchables et hargneux que seul leur maître peut approcher à vingt mètres de vous. Le bas de pantalon déchiqueté et la main endolorie par les coups de crocs "joueurs" des molosses, il finit par s'approcher pour bavarder. Vous affichez un sourire ironique et lui soufflez votre fumée au visage, ça lui apprendra à ce vieux pervers. Et là, il vous parle.
Vous vous étranglez avec votre cigarette lorsqu'il extrait de sa poche un appareil qu'il applique sur sa gorge afin de pouvoir faire vibrer ses cordes vocales mutilées suite aux multiples opérations consécutives à son cancer, dont vous connaîtrez bientôt tous les détails. Vous ne vous rappellerez jamais comment vous êtes parvenue à vous sortir de ce piège. Vous ne vous souviendrez que de votre honte, et de votre rage à l'encontre de belle-maman qui assistait à la scène en souriant de l'autre côté de la baie vitrée, probablement persuadée que vous ne fumerez plus jamais après ça. Votre paranoïa vous susurre même qu'il a été invité EXPRÈS.
Trois whiskys plus tard, vous passez à table. Enfin. Vous vous détendez. Un peu. Jusqu'à l'attaque traîtresse qui peut jaillir à tout moment : « Et vous alors, c'est pour quand ? ». Quoi donc ? Le voyage touristique dans l'espace ? Les cours du soir de Haka maori ? « Mais non enfin! » Regard béat en direction du ventre rebondi de la dernière victime à la fois du tic-tac fatal (aka la Grande Horloge Biologique) et de la pression parentale, qui, le spectre de la trentaine au fond des yeux, a fait un marmot pour faire comme sa sœur. Nouveau regard suppliant du cher et tendre. Nouveau sourire crispé. Vous reprendriez bien… oui, du vin tiens.
Puis le repas, dans une brume alcoolisée –Dieu merci– dont émergent en vrac :
-la discussion politico-religieuse, invariablement dramatique et tendant à retarder le dessert d'une bonne heure, le temps pour les oncles d'achever de s'entretuer.
-la consternation unanime de vos congénères à l'annonce que Truc a eu des jumeaux qui ne sont probablement pas de Machin car elle avait une aventure avec Chose, la garce.
-le cercle « culturel », que vous tentez désespérément d'ignorer, le cœur explosant dans votre cage thoracique en surprenant qu'Eco c'est du chiqué, alors que Dan Brown tu vois, et que Justin Bieber est VRAIMENT un grand artiste.
- le relevé exhaustif des membres de la famille exerçant en milieu médical ou paramédical, métiers en-dehors desquels il n'y a évidemment rien à attendre de l'existence.
Vous tenez bon jusqu'au dessert, et comptez mentalement sur vos doigts les trois interventions incontournables à l'arrivée du gâteau :
-celle qui s'est empiffrée de paella mais qui est au régime, non, vraiment, sans façon.
-celui qui demande « tu l'as pris où, ce gâteau ? » avant de répertorier toutes les pâtisseries dignes de ce nom et bien moins chères où elle aurait pu le prendre, ce gâteau.
- celle qui n'aime pas du tout le chocolat, beurk, mais bon, qui fera l'effort quand même, hein, pour nous.
Et puis enfin, vous prenez congé. Refaites la tournée des bises, récupérez votre manteau payé une fortune couvert de poils d'origine indéterminée et dégageant une forte odeur de lait premier âge, et vous écroulez sur le siège passager. Ivre morte et en début de crise de foie, vous sombrez dans un semi-coma salvateur qui vous empêche heureusement d'entendre que c'est bientôt l'anniversaire de Machin, tu sais la femme de Truc qui vient d'avoir des jumeaux, et bon, comme tout le monde travaille on fera ça dimanche…
j'ai aimé !! et je reprendrais bien un ptit whisky ;-)
· Il y a presque 9 ans ·Patrick Gonzalez
Hé hé hé
· Il y a presque 9 ans ·isk