L'Horloge

amanalat

                La voix électronique annonce l’arrivée du train en voie E. Une centaine de personnes s’agite et saisit à pleines mains valises et enfants pour s’engouffrer dans un train que quelques uns poursuivront désespérément un quart d’heure plus tard. Les bancs se garnissent à nouveau de passagers qui disparaîtront à leur tour, soufflés de leurs sièges par la même voix monocorde. Chacun occupe ces quelques instants à sa manière. Certains suivent mécaniquement l’itinéraire qu’ils prennent chaque semaine depuis des années, d’autres s’attardent un peu dans cette gare qu’ils ne connaissent pas avant de disparaître aussi. Quelques personnes rêvent devant un tableau d’affichage à des destinations vers lesquelles ils n’iront jamais, avant de repartir vers leur quotidien. Certains se résignent, d’autres trépignent d’impatience ou de rage. Mais toutes ses personnes finissent chassées de la gare après quelques minutes ou quelques heures.

                Ces moments n’ont jamais changées même si mon monde entier, lui, s’est transformé. Je suis en place depuis 10684680 heures et j’ai vu le soleil scier le ciel 445 195 fois. J’ai vu la neige fondante garnir les arbres de bourgeons ; ces bourgeons exploser en fleurs puis tomber asséchés sur le sol et se couvrir de neige. J’ai vu la ville proliférer de manière tentaculaire, striant le paysage de nouvelles rues qui se nappaient de goudron et sur lesquelles les chevaux devenaient mécaniques. J’ai vu les immeubles jaillir de partout, certains ne tenant pas le coup et s’effondrant pour renaître de leurs cendres quelques années plus tard.

                La gare s’est transformée, agrandie, les escaliers furent rognés par les escalators, les kiosques à journaux muèrent en tabac presse, les trains s’allongèrent et arrêtèrent de fumer. Je dois être l’une des dernières pièces d’origine.

                Les modes vestimentaires disparurent, englouties par leur époque, et ressurgirent quarante ans et deux générations plus tard. Les robes à tournure s’assouplirent pour remonter de plus en plus haut le long des cuisses. Les queues de pie tombèrent, les bretelles se ceinturèrent autour des pantalons. Les bérets se moulèrent autour du crâne et s’équipèrent d’une visière griffée d’un logo. Les jeux d’enfants devinrent virtuels. Les montres à gousset s’accrochèrent au poignet puis retombèrent dans la poche sous forme de portables.

                Mais malgré tout ça, les gens lèvent toujours la tête dans ma direction, préférant l’angle de mes aiguilles aux écrans tactiles pour savoir où ils en sont. Je me souviens de chaque personne qui a tourné les yeux vers moi, et j’ai suivis des vies entières à travers ces regards. J’ai vu des enfants me montrer du doigt en rigolant, avant de m’exclure totalement de leur vie d’adulte pour mûrir, vieillir, et me guetter à nouveau en attendant leurs petits enfants. J’ai vu le regard passionné des artistes, le coup d’œil distrait de l’homme pressé, l’angoisse de l’amoureux transi, la joie du voyageur qui arrive juste à l’heure, le désespoir de celui qui ne l’est pas et la rage de celui dont le train est en retard. 

                Et surtout, j’ai vu ces deux amants qui se dévorèrent du regard à l’instant où ils se rencontrèrent sur le quai. Ils me désignèrent en se murmurant des choses à l’oreille avant de forcer l’entrée de ma tour, de grimper jusqu’à à l’intérieur de mon mécanisme et de s’étreindre passionnément tandis que la gare en contrebas continuait de vivre derrière la vitre floutée de mon cadran. Au milieu de leurs ébats, ils percutèrent l’un de mes rouages et enrayèrent ma mécanique. Mes aiguilles s’arrêtèrent, entrainant l’immobilisation de mon monde. Chaque passager se figea dans sa position, attendant la prochaine seconde pour se permettre un nouveau pas. Les sons s’arrêtèrent aussi et leurs cris de jouissance au moment où ils avaient percuté mon rouage s’étendirent à l’infini.

              Tout ne se remit en marche que quelques jours plus tard lorsqu’un mécanicien changea ma pièce endommagée.  

                Ils revinrent tous les ans à la même date, pénétrant frauduleusement dans mon sanctuaire pour faire l’amour devant l’agitation des foules de voyageurs, étouffée par la vitre dépolie de mon cadran. Ils prenaient garde alors à ne rien endommager. Après cela, ils parlaient pendant des heures, arrêtant parfois leurs discussions lorsque la montée de leur désir ne leur permettait plus de continuer. Ils parlaient de l’amour qui les consumait l’un pour l’autre, de leur choix de ne se voir qu’une fois par an pour garder ce sentiment intact. Ils se promettaient de ne pas revenir l’année d’après s’ils ne le désiraient pas, mais ils revinrent toujours, année après année, décennie après décennie, tandis que leurs corps s’alourdissaient et se drapaient de rides.

             Puis vint le moment où ils décidèrent qu’ils ne pourraient plus se voir car ils étaient trop vieux. Dans leurs voix devenues chevrotantes, des pleurs naissaient, teintant leurs paroles du regret de n’avoir pas pris le risque de vivre ensemble cinquante ans auparavant. Tout était trop tard à présent pour envisager quoi que ce soit et ils pleurèrent à nouveau. Puis, tentant de lier le rire aux larmes, ils se rappelèrent lorsqu’ils avaient bloqué le mécanisme de l’horloge la première fois qu’ils avaient fait l’amour en mon sein. Riant un peu plus, ils se dirent que ce n’est pas maintenant que cela arriverait, et l’un d’entre eux promis que si les aiguilles se bloquaient à nouveau comme la première fois, il l’épouserait malgré leurs âges, leurs familles et tout le reste. L’autre, riant de cette absurdité, accepta.

                Je me suis concentré sur chaque partie de mon mécanisme pour trouver la partie la plus fragile, celle qui s’était usée par plus d’un siècle d’existence et qui n’avait jamais été remplacée. Lorsque je l’ai trouvé, j’ai pesé dessus de tout mon poids et le rouage a sauté. Alors le temps s’est à nouveau arrêté, immobilisant la gare et étendant leurs cris de surprise à l’infini.

Amanalat

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