Liaisons périlleuses au Costa Rica

Ena Fitzbel

En embarquant dans un trek au Costa Rica, Diane, la jeune et jolie rédactrice en chef de "Belle pour la vie", est loin de se douter à quel genre de guide elle va être confrontée...

Vous n'êtes jamais allé au Costa-Rica ? Quel dommage ! Qu'attendez-vous pour embarquer dans l'aventure et visiter ainsi l'une des plus luxuriantes forêts tropicales de la planète ? Peut-être n'aimez-vous pas les moustiques et autres créatures exotiques !
N'ayez crainte ! Vous n'aurez pas à en souffrir si vous suivez Marc Charleroi, guide expérimenté et ancien commando des Forces spéciales canadiennes. En plus d'être séduisant et spirituel, il veille toujours sur ses clients, même s'il a affaire à de parfaits citadins, comme Diane Fouché, la rédactrice en chef du magazine français Belle pour la vie.
Soucieuse de mener à bien son reportage, la ravissante et très distinguée Diane aurait pu s'en réjouir. Mais les esprits de la forêt se sont ligués contre elle pour la faire succomber au charme de son guide. Elle qui n'a jamais supporté les coureurs de jupons !

1 - Premier contact

Cela fait maintenant deux heures que je m'enfonce dans cette forêt sans fin. Deux heures pendant lesquelles je n'ai parlé à personne, à n'écouter que le babillage des oiseaux et les hurlements de singes ! Moi qui suis une citadine, je me demande encore comment j'ai pu accepter de suivre un guide analphabète au beau milieu de cet enfer vert. Un dragueur à la cervelle fruste qui tout au plus pourrait illustrer un article sur ces hommes que l'on ne devrait jamais connaître.
Alors je marche et j'évite de me poser trop de questions. De toute façon, comment le pourrais-je ? Attaquée par des hordes de moustiques que je chasse à coup d'insecticide, je m'évertue à esquiver les lianes autour desquelles s'enroulent des serpents venimeux. Ruisselante de cette sueur chaude et collante des tropiques, je concentre toute mon attention sur les aspérités du sol. Depuis ce matin, je suis déjà tombée trois fois. Et je n'ai pas aimé – mais pas aimé du tout – la manière dont mon guide m'a aidée à me relever. Son petit sourire narquois m'en a dit long sur ce qu'il pensait des femmes de ma trempe.
Si je n'étais pas la rédactrice en chef du magazine féminin à plus grand tirage de l'Hexagone, je pourrais m'accommoder de la présence de ce séducteur sans éducation. Mais voilà, je suis habituée à plus d'égards et de raffinement. Les hommes que je côtoie peuvent se piquer de distinction, leur langage ne se résume pas à des onomatopées. Et surtout, ils n'ont pas coutume de me laisser porter seule un sac à dos de dix kilos.
Même si je sais que les ventes du journal s'en trouveront augmentées, je regrette d'avoir accepté ce pari stupide : « Suivez le périple de la jeune et jolie Diane Fouché du magazine Belle pour la vie, et vibrez avec elle au rythme de ses aventures. Découvrez comment cette femme de caractère a survécu pendant une semaine dans la forêt pluviale du Costa Rica. Elle n'a pu compter que sur son admirable courage pour affronter ses multiples dangers. »
Du courage ! Ah, laissez-moi rire ! Je parlerais plutôt d'une sacrée dose d'inconscience. Depuis que notre expédition a commencé, tout va de travers. Il y a d'abord eu ma rencontre avec ce guide, hier matin, à San José. Ce demeuré n'a pas été capable d'aligner trois mots. Sylvie, mon assistante, dit que c'est le meilleur du Costa Rica. Je crois avant tout qu'elle n'est pas insensible au charme des hommes dans son genre.
Lorsqu'il est arrivé à l'hôtel, j'étais trop occupée pour l'accueillir. Fred achevait de réaliser quelques clichés de moi pour l'article qui paraîtra le mois prochain. Et comme Fred est quelqu'un de très méticuleux, en plus d'être mon photographe attitré, et qu'il n'aime pas que l'on interrompe son travail, je suis restée à prendre la pose devant les décorations florales du grand hall.
C'est donc Sylvie qui s'en est chargée. Tandis que Fred me mitraillait, cherchant à profiter de chaque rai de lumière filtrant par la verrière, elle le faisait asseoir sur l'un des sofas de la réception. C'est simple, il m'a lorgnée tout du long ! Avouez que c'est gênant ! Surtout quand on sait les efforts que Sylvie a déployés pour attirer son attention : ronds de jambe sous jupe retroussée, décolleté plongeant sur chemisier transparent, bouche en cœur et œillades enflammées.
Pff, si elle pouvait se donner autant de mal pour m'apporter le thé ! Depuis deux ans qu'elle est à mon service, elle n'en fait qu'à sa tête. Elle n'arrive jamais au bureau avant onze heures du matin, est toujours pendue au téléphone à faire des messes basses… Et insolente, avec ça ! Mais comme c'est la meilleure assistante que j'ai eue en dix ans de carrière, eh bien, je la garde !
Et pendant que crépitait le flash de l'appareil photo, ainsi que le feu des regards de mon guide, je feignais l'indifférence. Hors de question de susciter de faux espoirs à ce rustre ! D'ailleurs, la poignée de main que nous échangeâmes quelques minutes plus tard me confirma que j'avais eu raison de lui battre froid. Il s'accrocha littéralement à moi, me tirant à lui comme si je lui appartenais déjà.
Cet homme est un bourreau des cœurs, doublé d'un benêt. Beau, mais complètement idiot ! Je déteste la façon qu'il a de vous dévisager avec ses yeux d'imbécile heureux. Quant à sa main chaude et moite qui se colle à vous comme une ventouse, c'est tout simplement dégoûtant !
Dans l'avion qui nous mena à Tortuguero, notre première étape, sa prestation ne fut guère plus glorieuse. Tandis que le grand Fred enfonçait ses genoux dans le dossier de mon siège, mon guide, assis près de moi, s'affalait sur mon accoudoir, de sorte que je me retrouvais coincée entre lui et l'allée. Il eut même le culot de renverser son Coca-Cola sur mon pantalon. Je l'aurais étranglé avec plaisir si je n'avais eu la certitude que Sylvie aurait crié vengeance.
Elle paraissait si malheureuse lorsque nous l'avions abandonnée devant le comptoir d'embarquement que je lui aurais volontiers cédé ma place. Comprenant sa détresse, j'avais tenté de la consoler en lui certifiant qu'elle retrouverait inviolé son Tarzan à la fin de la semaine. Son regard noir m'avait fait douter, l'espace d'un instant, de sa fidélité à mon égard. Mais elle s'était vite ressaisie.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler, Madame Fouché, m'avait-elle dit d'une voix posée que démentaient les yeux d'envie jetés sur mon guide. Divertissez-vous en paix ! De jour comme de nuit, je me tiendrai à votre disposition, et ce pendant toute la durée de l'expédition.
— T'inquiète pas, poupée ! J'suis là pour veiller sur la patronne, lui avait répondu Fred avec sa bonhomie habituelle. Avec moi dans la boucle, tout glisse !
« Tout glisse ! », « Tout glisse ! » : je crois que mon grand Fred a un peu préjugé de ses capacités ! Je ne nie pas qu'il en impose avec son mètre quatre-vingt-dix, ses épaules de rugbyman et son look de vieux baroudeur, mais tout de même, il n'a pas quitté Paris et sa banlieue depuis qu'il travaille pour notre magazine. Et il a beau répéter à qui veut l'entendre que « La brousse, ça me connaît ! » parce qu'il a participé à l'opération Aramis au Cameroun en 2000 en tant que photographe de guerre, il ne s'est pas vraiment illustré ces dernières années par des reportages en terrain hostile.
Toutefois, ignorante de ce que l'avenir lui réserverait, j'avais été rassurée par ses propos paternalistes. Et vu qu'il ferait partie de l'expédition, je n'aurais pas à craindre la présence pesante de ce guide.
Or, lorsque ce matin au petit déjeuner, on m'annonça que mon très « robuste » collaborateur avait fait une péritonite aiguë en pleine nuit, je faillis avaler mon thé de travers. On avait dû le transporter d'urgence à l'hôpital CIMA de San José. Désespérée, j'essayai de joindre Sylvie à son hôtel et sur son portable, mais elle ne fut pas fichue de me répondre. Je la retiens, celle-là, avec ses belles maximes sur sa prétendue disponibilité !
Non seulement j'allais être obligée de prendre seule mes photos, mais je ne pourrais plus éviter la promiscuité oppressante avec l'autre tombeur de ces dames. Si vous aviez vu comme moi l'expression de contentement peinte sur la figure de mon guide alors qu'il apprenait la nouvelle, vous auriez eu vous aussi envie de lui faire avaler ses céréales par les trous de nez, puis d'immortaliser le tout sur une couverture de magazine.
Tiens ! Puisqu'il est question de photographies, j'appréhende déjà celles que je ferai de moi en fin de journée. Elles ne seront pas belles à voir ! S'il est vrai que je puis m'enorgueillir d'une silhouette avantageuse, d'un visage aimable et d'un regard de biche, je déplore les excès d'une chevelure rousse, abondante et indisciplinée.
Ah, si je pouvais appliquer un peu de gel pour assagir les frisottis qui volettent sans impunité au-dessus de ma tête ! Mais j'ai terminé mon dernier tube ce matin. Et avec cette pluie tiède et poisseuse qui ne cesse de tomber, il ne m'en reste plus une once sur les cheveux.
Pendant que mon corps se consume en efforts et mon âme en regrets, je ne remarque pas les racines en travers du sentier. Je m'étale de tout mon long. Le cri strident d'un singe hurleur ponctue ma chute. Heureusement que j'avais pris soin de ranger mon appareil photo dans mon sac à dos.
Je relève péniblement le front et j'aperçois mon guide campé devant moi, sa machette à la main. Bombant son torse musclé, il me toise de toute sa hauteur.
Âgé d'une quarantaine d'années, il paraît plus vieux avec son teint hâlé par le soleil des tropiques. Sans ses fossettes aux joues et au menton, il aurait presque l'air sévère tant ses yeux d'un bleu sombre me foudroient d'éclairs. Mais ses lèvres plissées en un sourire équivoque adoucissent ses traits anguleux. Je suis sûre qu'il se moque de moi. Pour la première fois depuis notre départ de San José, j'entends sa voix grave et mordante. Et avec elle, une douleur fulgurante me transperce la cuisse.
— Décidément ! Vous tenez absolument à me baiser les pieds.
— Cessez vos âneries et venez m'aider, rétorqué-je aussi sec. Je crois bien que je me suis blessée.
— Ah, ces Parisiennes ! Des aventurières hors pair !
Sur ces mots, il s'accroupit près de moi. Il attache sur ma personne un long et ironique regard, repousse négligemment en arrière les mèches châtain clair de ses cheveux, puis finit par me désigner du doigt un serpent jaune embusqué sous des fougères. Je tressaille de terreur en le voyant si proche de moi.
— Vipère de Schlegel ! De la famille des Viperidae. C'est une espèce endémique d'Amérique du Sud. Très agressive ! Sa morsure tue en huit heures ! Vous avez eu beaucoup de chance de ne pas tomber sur elle. Elle ne vous aurait pas loupé !
S'il croit que je vais me laisser impressionner par son déballage de savoir, il se trompe. Finalement, je préférais lorsqu'il était moins bavard. Je fais un mouvement pour me redresser, mais un tiraillement dans la cuisse m'en empêche. Mon guide secoue la tête en signe de désapprobation. Son air de raillerie m'exaspère au plus haut point, mais je le laisse me saisir par les aisselles.
Tandis qu'il me soulève de terre, tel un misérable fétu, la douleur dans ma cuisse éclate et irradie dans toute ma jambe. Cherchant à réprimer le cri qui libérera mes tensions, je m'agrippe à ses vêtements et plante mes ongles dans sa chair. Une grimace au coin des lèvres, il me remet debout, mais au lieu de desserrer son étreinte, il me garde contre lui.
— Lâchez-moi ! lui dis-je, les doigts crispés sur sa chemise.
Avec des gestes lents et précis, il enlève la boue qui recouvre mon visage. Je n'ose pas bouger. Il est si près de moi que je sens contre ma joue le souffle haletant de sa respiration.
— J'ai pourtant l'impression que vous vous plaisez dans mes bras.
Il plonge ses yeux dans les miens. Ses pupilles dilatées me font part de ses intentions coupables. Mince alors ! Il est vraiment beau, ce corniaud ! Malgré le trouble que j'éprouve et l'élancement dans ma jambe, je soutiens son regard avec une indifférence parfaitement simulée. J'entends ainsi lui montrer que je ne suis pas d'humeur à me plier à son petit jeu de séduction. En réalité, je frissonne de tous mes membres.
— Vous tremblez ! ajoute-t-il, visiblement satisfait de l'effet qu'il produit sur moi. N'ayez crainte, je ne vous veux aucun mal.
— Vous ne me faites pas peur. Ôtez vos mains de là.
Pour toute réponse, il retire ses mains de dessous mes aisselles et les glisse autour de ma taille. Bien malgré moi, je ressens des picotements jusque dans ma cuisse blessée. Un sourire carnassier aux lèvres, il approche sa bouche de mon cou et le suce, comme s'il cherchait à aspirer le venin que les moustiques n'ont cessé de m'instiller. Une forte chaleur m'envahit tout entière. Des pensées folles que je n'essaie même pas de chasser m'assaillent. Mais il souhaite ma mort ou quoi ?
Je penche mollement la tête de côté pour faire mine de me dérober à ses attaques. Il y voit une incitation à poursuivre. Me pompant avidement au rythme des battements précipités de mon cœur, il presse encore plus fort sur mes hanches. Le corps en feu, je m'accroche à lui pour ne pas chavirer. Pourquoi suis-je incapable de le fuir ?
— Il semblerait que nous ayons brisé la glace ! Je m'appelle Marc, et vous ? me susurre-t-il à l'oreille, dès qu'il a fini d'imprimer sur ma peau le sceau de son désir.
— Diane, murmuré-je, le souffle court.
— Diane, la déesse de la chasse et du monde sauvage ? J'en doute, raille-t-il doucement tout en passant un doigt sur mes lèvres brûlantes.
De nouveaux hurlements de singe viennent acclamer leur champion. Encouragé par ma parfaite et honteuse immobilité, il me plaque très fort contre lui avec son autre main. Et tandis qu'il dessine sur ma bouche toutes sortes d'arabesques, je sens quelque chose de dur s'enfoncer dans mon ventre.
— Non, la déesse de la chasteté, réponds-je sèchement pour braver la tempête qui se déchaîne en moi.
— Ah ! Je suis donc l'heureux élu à qui vous offrez votre fleur.
Et pour mieux s'en persuader, il glisse une main dans mon pantalon et me malaxe une fesse. Mon sang ne fait qu'un tour. Tout à la fois excitée et furieuse de son insolence, je le gifle. Le claquement de ma main sur sa joue lui fait l'effet d'un électrochoc. Il grimace et se recule aussitôt.
— Dommage ! Je vous aurais bien croquée toute crue.
Apparemment blessé dans son amour-propre de mâle conquérant, il hausse les épaules et se remet en route. Ah ! Ah ! Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui résiste !
— Et n'y revenez pas ! lui crié-je, tandis que je lui emboîte le pas en boitillant. Ou la prochaine fois, je vous les coupe !
À peine ai-je achevé ma phrase que je me mords les lèvres, mortifiée d'avoir été aussi grossière. Est-ce son comportement abject de primate en rut qui m'a poussée à ces extrémités ? De ma vie de fille de bonne famille et de rédactrice en chef du magazine Belle pour la vie, je n'ai jamais parlé ainsi.
— Pff ! Elles disent toutes ça. Et au final, elles en redemandent, marmonne-t-il, visiblement dépité.
— Compte là-dessus et bois de l'eau fraîche, grogné-je dans son dos.
Je les déteste, lui et ses certitudes. Jamais plus – tu m'entends, ô toi, mon corps qui me trahit ? –, jamais plus je ne le laisserai me toucher. Que cet homme est vil ! Je le hais autant que j'exècre cette chaleur dans mon ventre qui ne me quitte plus.

2 - Un sac trop rempli

Depuis une demi-heure que nous nous sommes remis à avancer sur une piste gorgée d'eau, je traîne ma jambe meurtrie comme un ballot de viande avariée. Mon guide a accéléré l'allure. Il paraît engagé dans une lutte acharnée contre le monde végétal, abattant frénétiquement sa machette sur les lianes qui le frôlent. J'ai beau lui demander de ralentir, il ne m'écoute pas. Peut-être cherche-t-il ainsi à venger son orgueil froissé ! Mais enfin, croyait-il sincèrement que j'allais succomber à ses attaques ?
Je ne sais si je parviendrai longtemps à suivre son rythme de marche forcée. J'ai chaud, ma cuisse me fait souffrir. Il me semble qu'il y a de plus en plus de moustiques, et les hurlements de singes m'agacent. La pluie qui ruisselle sur mon visage ne réussit qu'à me tremper d'un frisson de dégoût. J'ai laissé ce Marc prendre possession de mon cou !
Je le déteste. Je n'ai jamais pu supporter ces hommes imbus d'eux-mêmes, ces coureurs de jupons plus obsédés par leurs exploits amoureux que par la femme convoitée. Mais pour qui me prend-il, à la fin ? Pour sa prochaine victime sur sa longue liste de conquêtes ?
Je n'aime pas ses airs de crétin prétentieux. Son ton de bienveillante ironie m'exaspère. Qu'est-ce que j'en ai à faire de sa vipère de Schrödinger ou de je ne sais quoi ? Elle est hideuse, et son venin est mortel, c'est tout ce qui m'importe ! Franchement, il n'aurait pas conversé autrement avec une enfant de cinq ans ! Quant à ses regards ! Ah, parlons-en de ses yeux de séducteur qui vous pourfendent l'âme jusqu'au cœur pour ne laisser au final qu'un arrière-goût amer de déconfiture. Et dire que notre expédition durera encore cinq jours ! J'espère que Sylvie va se dépêcher de lire ses messages et de me trouver un nouveau photographe.
À mesure que les minutes s'écoulent, la colère monte en moi. Toutes les manifestations hostiles de cette jungle sont de nature à m'énerver : les insectes piqueurs, la chaleur étouffante, les cris de volatiles en délire.
D'ailleurs, je me demande si ce Marc ne me tourne pas en bourrique. Nous étions censés rejoindre la plage où pondent les tortues de mer avant onze heures. Alors, pourquoi ma montre affiche-t-elle midi moins le quart ? J'ai tellement faim que je pourrais engloutir la première sucrerie venue ! Et puis, non ! N'y comptez pas, je tiens trop à ma ligne !
Ah, j'oubliais ! Mon sac me scie les épaules. Marre, j'en ai marre ! Pour mieux le signifier, je m'immobilise brusquement et je le jette par terre. Partout autour de moi, la forêt bruisse dans de grands froissements de feuilles ; j'ai dû déloger de nombreux serpents. Tant mieux ! Je ne les aime pas, eux non plus.
— Je ne veux plus marcher !
Comme le dénommé Marc feint de ne pas entendre le son de ma voix puisqu'il continue d'avancer, je ramasse mon sac et cours péniblement à sa suite. Je finis par le rattraper. Le coup que je lui donne sur l'épaule le force à s'arrêter.
— Hé, vous ! Je vous ai parlé.
Lentement, il se tourne vers moi. Cette fois-ci, même si son sourire reste moqueur, il évite de me dévisager. Il demeure un temps silencieux, la main crispée sur sa machette, les yeux rivés sur le sac que je brandis sous son nez.
— Je ne ferai pas un pas de plus avec ça sur le dos.
— Quoi ? La grande prêtresse de la presse à frou-frou a ses vapeurs ?
Il a un petit rire plus méprisant qu'ironique qui me met hors de moi. Je n'ai jamais supporté qu'on ridiculise mon métier. Assurément, je pourrais travailler pour un magazine économique ou politique, j'en ai les capacités – je suis tout de même sortie major du Centre de Formation des Journalistes de Paris. Mais le monde de la mode m'a toujours fascinée.
— Je ne vous permets pas ! lui dis-je, piquée au vif.
— Ah, permettez, permettez ! Ce n'est pas moi qui suis venu vous chercher.
— Non, mais vous plaisantez ? Vous m'avez littéralement sauté dessus.
— Je parlais de l'expédition, pas de notre séance de câlins.
— Parce que vous appelez ça un câlin ? hurlé-je, excédée, en lui montrant le suçon qu'il m'a laissé dans le cou.
— Oui ! Et je suis très déçu que vous ne m'ayez pas rendu la pareille.
Il lève sur moi les yeux qu'il avait gardés baissés, mais au lieu de poser son regard sur mon visage, il l'arrête sur mon chemisier et prend un air ravi, comme s'il pouvait voir à travers. Non, mais je rêve ! Le voilà reparti dans ses allusions scabreuses ! S'il croit que je vais me jeter à ses pieds pour souffler dans sa trompette… Stop ! Il faut absolument que je mette fin à ces écarts de langage. Ça ne me ressemble pas.
— Quoi ? Mais vous vous fourvoyez ! lui dis-je avec une hauteur qui vise à lui démontrer ma supériorité intellectuelle.
— Pourtant, il m'a semblé que vous en brûliez de désir.
— Je vous prie de changer de ton, Monsieur…
— Marc Charleroi, m'interrompt-il tout en continuant à scruter ma poitrine. Mais vous pouvez m'appeler Marc.
Si tu poursuis tes travaux d'exploration, c'est Monsieur Prends-toi-ça-dans-ton-nez que je vais t'appeler !
— Je ne vous dois rien, Monsieur Charleroi. Je vous paie pour m'emmener en forêt, un point c'est tout !
— Alors il faudra prévoir un supplément pour toutes les fois où je vous ai ramassée…
Son rire narquois éclate de nouveau, sonnant de ce fait la charge. Rageuse, je lui jette mon sac à la figure. Il l'attrape au vol avant qu'il ne vienne s'écraser sur son nez. S'il est vrai que j'ai une furieuse envie de lui refaire le portrait façon Picasso, je m'en voudrais d'abîmer un si beau visage. Mon irritation grandit lorsqu'il se met à ouvrir mon sac. Il en sort une culotte rouge en dentelle qu'il commence à chiffonner. Ma culotte préférée !
— Lâchez ça ! lui crié-je en m'avançant vers lui.
Il la repose, mais au lieu de refermer mon sac, il fouille dedans. Je reste sans voix à le regarder plonger ses mains impudiques dans mes sous-vêtements. Il a l'air de follement s'amuser à passer en revue mes soutiens-gorge et mes strings. Un à un, il les extirpe du fond du sac, les pétrit, les caresse, les promène sur ses joues en sueur. Même la douleur dans ma jambe me paraît supportable en comparaison de l'humiliation que j'endure. Bon sang ! S'il pouvait arrêter de jouer avec les ficelles. Ça me rend dingue !
Je devrais me ruer sur lui, le griffer au visage et lui arracher mes affaires des mains, mais des spasmes incontrôlables raidissent mes muscles. Et plus son sourire gouailleur s'épanouit sur ses lèvres, plus je me sens honteuse de mouiller autant mes dessous.
— Quand on prend avec soi l'inutile, il ne faut pas s'étonner que son sac soit si lourd. Pourquoi ne l'avez-vous pas laissé au Lodge ?
— Ça ne pèse rien ! bredouillé-je, penaude.
Il lève sur moi ses yeux d'un bleu profond. Ils sont si brillants, si avides que mon cœur bondit avant de se remettre à battre de plus belle.
Arrête d'être aussi sexy ! m'écrié-je intérieurement.
— Nous sommes en forêt, Diane, pas dans l'une de vos séances de shooting, me dit-il d'un ton grondeur tout en repoussant une mèche rebelle en arrière.
Oui, viens me donner la fessée, je le mérite…
— Et tout ce maquillage, vous n'en avez pas besoin. Ici, il n'y a que des singes et des serpents.
Et toi, beau gosse !
Je sors de ma transe au moment précis où il lance mes trois tubes de rouge à lèvres Dior par-dessus son épaule.
— Vous êtes malade ou quoi ? lui crié-je.
— Non, je vous aide seulement à alléger votre fardeau.
Je n'ai pas fait un pas pour l'en empêcher qu'il a déjà jeté au loin trois fards à paupières Yves-Saint-Laurent, ainsi qu'un mascara Chanel. Je vire au rouge lorsqu'il envoie dans les fougères mes escarpins noir et or Prada.
Qu'il touche à mes sous-vêtements, passe encore ! Je peux admettre que la gifle qu'il a reçue l'ait entraîné dans une folie subite. Il aura voulu me punir en me privant de mes produits de beauté. Mais personne – vous m'entendez, personne ! – ne peut s'octroyer le droit de profaner des chaussures à mille euros la paire.
— Comment osez-vous ? fulminé-je, outrée.
— Vous n'avez nul besoin de ces accessoires pour m'aguicher, me dit-il d'un ton goguenard.
J'aimerais lui crier dans la face tout ce que je pense de ses manières de butor. Malheureusement, les tremblements de colère que je peine à contenir m'ôtent toute confiance en moi. Plus je le vois se rengorger de l'avantage qu'il possède sur moi, plus des picotements familiers me parcourent le corps. Si je n'y prends garde, je vais finir par me livrer à mes plus vils instincts.
— Le seul fait de vous imaginer dans vos petites culottes en dentelles suffit à m'affoler, ajoute-t-il en braquant son regard triomphant sur le mien.
Ses derniers mots, ainsi que ses yeux flamboyants de désir, achèvent d'altérer ma raison. En même temps que mes poings se serrent, de sourdes revendications se dilatent en moi. J'ai tout à la fois envie de lui céder et de l'étrangler. Ivre de rage, je me jette sur lui et lui arrache mon sac des mains.
— Attendez, je n'ai pas terminé, me dit-il sur un ton faussement indigné.
Si encore il ne me dévisageait pas aussi effrontément, je pourrais me calmer, et peut-être que j'envisagerais d'aller ramasser mes affaires éparpillées dans les fourrés. Mais tant qu'il m'empoignera le bras tout en se collant contre moi, je continuerai à me débattre contre mes propres démons.
Nous restons un long moment à nous scruter. Moi, la mine renfrognée, les joues cramoisies, m'agrippant de toutes mes forces à mon sac ; lui, beau à en mourir. Je finis par détourner les yeux. Il ne m'accorde aucun répit et prend mon menton dans sa main.
— Aurais-je effarouché notre ravissante écervelée ? me glisse-t-il à l'oreille avec un sourire qui à lui seul est une invitation à la crise de démence.
Sans lui laisser le loisir de me tourmenter davantage, je tombe à ses genoux. L'unique pensée de ce que je m'apprête à lui faire m'arrache un petit rire. Il se fige lorsque je détache la boucle de sa ceinture et que je lui baisse son caleçon, en même temps que son pantalon. Bien vite, je me retrouve dans l'incapacité de répondre à sa question. Ce sont les singes et leurs cris grotesques qui s'en chargeront !
    

3
Extase imparfaite

Cinglée ! Cette fille est cinglée. Superbe aussi. Et elle le sait ! Faut-il réellement qu'elle en soit persuadée pour me mettre au supplice ? Je vais avoir l'air fin si quelqu'un me surprend ainsi, à moitié dévêtu et solidement amarré aux lèvres les plus pulpeuses que je connaisse.

... (à suivre)


Disponible en mars aux Éditions Sharon Kena : http://www.boutique.sharonkena.com/collection-one-shot/1398-liaisons-perilleuses-au-costa-rica-de-ena-fitzbel.html

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