Liar, you lie
loua
Elle tousse. Renifle. Cherche dans ses poches. Tâte les clés, le briquet, les clopes, de la mitraille, le bonbon poisseux ramassé dans la rue, l'élastique à cheveux. Le portable. Pas de mouchoir.
Instinctivement elle attrape le paquet, Next froissées. Elle compte du bout des yeux, il lui en reste cinq. C'est maigre. Elle en coince une à la commissure des lèvres, actionne la molette, s'y reprend plusieurs fois, foutue pluie, et inspire sa première bouffée depuis ce qui lui semble être une éternité. Ça fait du bien par où ça passe.
Elle s'accoude au garde-fou, regarde le ciel gris plombé. Ça sent un peu la fin du monde. Un cri en bas l'interpelle, dans la rue toute noire et triste des gamins aux vêtements arc-en-ciel jouent à la marelle. Elle sourit. C'est con, un gosse. Elle ne sait pas trop où elle est, même pas ce qu'elle fout là. Elle a un peu froid, mais bon. Elle tousse encore, avaler la fumée ça n'aide pas.
Derrière elle, un balcon où trois fleurs en pots crèvent doucement. La porte-fenêtre est ouverte. Elle tire encore une latte quand elle se rend compte qu'elle ne voit pas son reflet dans la vitre. La luminosité, sûrement. Elle a un peu mal au crâne, lendemain de cuite, elle ne se souvient de rien, c'est dire combien elle s'est saoulée hier. On n'a qu'une jeunesse, comme dirait sa sœur.
Elle frissonne. Elle rentre dans l'appart, cherche des yeux un indice pour savoir où elle est. Étrangement, elle se sent un peu chez elle. Ce n'est pas grand, living chambre salle de bain, à tout casser cinquante mètres carrés, mais ça suffit pour vivre. Papier peint fleuri, taché, jaune de crasse, légère odeur de shit qui traîne encore, et puis autre chose plus subtil, un peu âcre.
Elle pousse une porte, manque se rétamer sur un matelas posé à même le sol, se couvre le nez presque par réflexe pour ne pas profiter des effluves qui l'assaillent, trouve un paquet de mouchoirs à terre. Bonne nouvelle.
Elle s'assied sur une chaise dans le living, se mouche avec soulagement. Une veste posée sur la table lui plaît beaucoup. Par curiosité elle la prend, l'étend devant ses yeux, jean foncé, col et manches en laine noire. Elle l'essaie, juste sa taille. Coup de bol. Elle la garde.
C'est un peu brumeux dans sa tête. Elle ouvre une armoire, attrape un cachet d'aspirine. C'est marrant, elle n'a pas besoin de chercher beaucoup pour trouver ce qu'elle veut. Elle fouille, un peu. Un mug lui rappelle quelque chose. Elle doit avoir le même, oublié quelque part au fond de sa cuisine. Ça fait longtemps qu'elle n'est plus rentrée.
Elle éternue encore, balance sa clope consumée dans un cendrier plein à ras bord, attend que l'analgésique finisse de pétiller dans son verre. Elle essaie de rassembler ses souvenirs, pas qu'elle panique mais elle se sent assez mal à l'aise. Elle se sent très loin, en fait. Il n'y avait peut-être pas que de l'alcool dans ses bouteilles, hier soir.
Elle avale l'eau blanchâtre cul sec en grimaçant. Elle regarde un calendrier accroché au mur, hausse un sourcil face à tant de rendez-vous. Gynéco, dentiste, un deux trois mecs différents, elle ne s'emmerde pas la nana, cancérologue ça c'est moins chouette, CHU pour IRM... Wow, elle n'a pas l'air en bonne santé. D'un œil accusateur elle capte la mine coupable du cendrier. Saloperie.
Elle retourne sur le balcon, les gosses jouent toujours en bas, increvables. Dans sa poche elle retrouve la caresse rêche du portable, le sort machinalement et y jette un regard. Pas de nouveau message. Sans savoir pourquoi elle le déplie, cherche dans la mémoire des messages de sa mère veuve ou de son père pompier – ou bien l'inverse, elle ne sait pas trop, c'est un peu confus. Elle trouve plein de noms qui ne lui disent rien, elle plisse le nez. Drôle d'histoire.
Sonnerie brusque, l'appareil vibre de toutes ses forces, la fait presque sursauter. Numéro inconnu. Elle décroche, n'ose pas se demander c'est quoi ce nœud soudain dans son estomac.
La première chose qu'elle entend, c'est un grésillement continu doublé d'un ronron tranquille, typique de ceux qui appellent au volant. Un souffle rauque s'insinue dans son oreille, ce n'est pas fait pour la rassurer. Elle a la bouche sèche, d'un coup.
— Ah, enfin j'arrive à t'avoir ! C'est pas trop tôt !
Elle ne reconnaît pas la voix, trop rapide, trop pressée, trop incisive peut-être. Elle se tait, attend. Ça l'intimide comme si elle était de retour au lycée avec ces foutus profs. Mauvais souvenir.
— Bon, t'as atterri où ? Ça fait une heure que je te cherche !
Il pleut de plus en plus, quelqu'un appelle les enfants pour qu'ils rentrent, elle aussi va se réfugier à l'intérieur.
— Je... Je sais pas.
Sa voix est toute petite comparée à celle de l'autre, elle allume une deuxième clope pour se donner contenance. On fait comme on peut. Elle a peur de se faire gronder, c'est ridicule. Elle l'entend soupirer. Elle a envie de lui demander qui c'est.
— Pas la moindre idée ?
Elle se mordille la lèvre, regarde autour d'elle. Elle ne va pas se mettre à fouiller pour les beaux yeux d'un type qui lui téléphone pour savoir où elle est. Elle sait encore respecter la vie privée des gens, quand même. Elle tousse un peu, il continue :
— Rha, c'est chiant. Bon, dis-moi, t'es à l'intérieur là ?
Elle murmure un petit oui, pas certaine de ce qu'il entend par là. À l'intérieur de quoi ?
— Dans une habitation ?
Il insiste, elle hésite, qu'est-ce qu'il lui veut ? Il a l'acharnement d'un ex trop possessif et un peu violent. Elle entend un crissement de freins, se demande si elle ne ferait pas mieux de raccrocher de suite. Elle répond quand même par l'affirmative.
— Bon, j'dois pouvoir te trouver. Laisse-moi dix minutes, bouge surtout pas d'où t'es, ok ?
Elle ne l'écoute même pas, tout occupée qu'elle est à essayer de comprendre ce qui se passe. Un claquement sec la tire de ses pensées, dans son oreille il n'y a plus qu'une tonalité neutre asymptotique qui résonne à l'infini. C'est lugubre.
Elle aurait bien besoin de trouver quelque chose de logique dans cette histoire. Elle s'attelle sérieusement à la mise en ordre de ses souvenirs. Hier soir, elle est sortie après le boulot, avec des potes... Non, c'est trop classique, quelque chose cloche, comme du préfabriqué, ça ne colle pas. Elle se prend la tête dans les mains. Elle commence à avoir vraiment peur.
Elle reprend le portable, rappelle le gars. Lui, il a l'air de comprendre ce qui se passe. Il décroche assez vite, toujours en voiture.
— Quoi ? T'as un problème ?
Il est plus agressif qu'avant, ça ne la rassure pas. Elle déglutit.
— Ouais...
— Ben vas-y, accouche, on va pas y passer la nuit, j'ai du boulot moi.
Elle serre le poing sur son genou pour l'empêcher de trembler. Elle est puérile, bordel.
— Pourquoi j'ai débarqué ici, dans un appart que je connais pas ? Je me souviens de rien...
Elle essaie de hausser le ton pour qu'il la prenne au sérieux, mais c'est raté. Pour que ça marche, il aurait peut-être fallu qu'elle ne s'étrangle pas dans un sanglot. La panique, ça prend à la gorge.
Il rigole, ce n'est pas gagné. Elle n'aime décidément pas ce mec. Pour qui il se prend ? Elle renifle, pitoyable, et rajoute :
— Et puis, t'es qui d'abord ?
— Moi ? Je suis personne.
Il a l'air beaucoup plus sérieux d'un coup, comme pour essayer de lui faire gober des conneries pareilles. Elle est ridicule, d'accord, mais pas crédule à ce point, merci.
— Et ce que tu fous là, c'est simple. J't'explique dans cinq minutes, j'arrive.
Il raccroche encore, ça l'agace. Elle veut savoir, putain. Il s'amuse avec elle, on dirait un psychopathe. Un jeu de chat et souris. Et c'est elle la souris, bien sûr. Ça lui donne froid.
Elle sursaute quand la porte de l'appart s'ouvre. Elle se met à trembler spasmodiquement, elle sent une pression angoissante sur sa nuque. Elle est parvenue à se faire peur toute seule, bravo.
L'homme – le garçon ? – pourrait à première vue être son petit frère. Pas grand-chose à voir avec la voix bourrue du téléphone. Chétif, cheveux blonds dans les yeux, fringues deux fois trop grandes pour lui, elle se demande un instant de quelle planète il débarque. Mais quand il ouvre la bouche, elle est obligée d'admettre que c'est bien lui.
— Ç'aura pas été facile de te mettre la main dessus, j'aurai mérité ma paye ce soir.
Il la regarde de haut en bas, comme s'il la scannait.
— Au moins c'est bien toi. Tu descends ? J'te ramène.
Il fait demi-tour. Elle fulmine. Elle ne va pas suivre un gamin juste parce qu'il le lui ordonne, quand même. Elle a encore un minimum de bon sens. Et puis l'idée qu'il en a après elle n'a pas encore tout à fait quitté sa tête.
— Tu m'as dit que tu m'expliquerais.
Il se retourne vers elle, l'air agacé.
— T'es pas pressée toi, ça se voit... Bon, assieds-toi, j'te raconte.
Elle reste obstinément debout, pour lui montrer qu'elle n'est pas une marionnette dont on fait ce qu'on veut. Elle croise les bras pendant qu'il pose ses fesses sur une chaise en faisant craquer sa nuque. La scène est juste assez improbable pour qu'elle se demande ce qu'elle a avalé hier soir.
— Tu vois, tout ça, c'est ta vie. C'est chez toi, c'est tes habitudes, c'est ton futur.
Il dit ça en pointant le calendrier d'un signe de tête. Ça explique pourquoi elle se sent bien ici, mais pas pourquoi elle ne se souvient pas de son appart. C'est encore pire. Elle fronce les sourcils, agacée, évite les yeux de ce môme en regardant la fenêtre. Toujours pas de reflet.
— Enfin, disons plutôt que ça aurait été ta vie, si t'étais pas morte à la naissance, tu vois.
Elle accuse le coup une seconde. Il se fout d'elle, c'est ça ? Elle demande, juste pour lui montrer qu'il n'a pas à se foutre de sa gueule comme ça :
— T'as fumé quoi ?
Il sourit, et d'un coup elle trouve ça malsain.
— Rien. C'est typique, personne y croit la première fois. T'inquiète pas, tu vas t'y habituer.
Elle inspire un peu trop, tousse encore. Du coin de l'œil elle cherche quelque chose, n'importe quoi qui pourrait la rassurer. Il se lève, s'approche, lui prend la main et lui fait signe de la regarder. Elle n'arrête pas de changer de forme. De potelée et refermée sur elle-même, elle devient grande et fine puis plus large ou bien ronde et bouffie, calleuse ou manucurée, avec une bague deux anneaux trois ampoules, les ongles noirs ou jaunes ou fendus ou pointus ou rongés ou vernis. Là, elle a vraiment peur.
— Tu vois, tu dois me suivre.
Elle ne sait plus trop quoi croire, elle nage un peu en plein rêve, alors elle se laisse traîner jusqu'à l'entrée. Il a l'air content de quelqu'un qui finit sa journée. La porte s'ouvre sur la rue – pourtant l'appart est au troisième, non ? –, le gamin lui montre une voiture garée juste devant, vert pourri, les essuie-glaces qui crissent leur mécontentement de ne pas être aux trente-cinq heures. C'est vrai, il pleut toujours. Qu'est-ce qu'elle s'en fout, en fait. Elle n'a jamais existé.
Sans trop y penser, elle s'installe sur la place du mort.
Quel bel ouvrage !
· Il y a presque 10 ans ·ouiouilaplume
Merci pour le compliment !
· Il y a presque 10 ans ·loua
Waw, très spécial ce texte mais dans le bon sens, top :)
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
Merci :)
· Il y a environ 10 ans ·loua
Beau texte, touchant.
· Il y a environ 10 ans ·cleliedess
Thank you ! :)
· Il y a environ 10 ans ·loua
Woaw. Il est incroyable ton texte, on ne cesse de se demander où et comment ça va se terminer, on passe par toutes les hypothèses possibles... Mais pas celle-là...
· Il y a environ 10 ans ·Une claque !
rafistoleuse
Haha j'espère que tu ne garderas pas la trace de cette claque sur la joue trop longtemps, ce serait très inesthétique :) Merci beaucoup !
· Il y a environ 10 ans ·loua
Héhé c'est fichu, je vais au boulot avec demain ^^
· Il y a environ 10 ans ·rafistoleuse