Liberté

david-b

C'est un ciel bleu, aucun nuage, juste quelques lignes blanches, un avion passe. Allongé sur le dos, je peux sentir entre mes doigts l'herbe et ma peau avide de sensations, mes yeux fixent les hauteurs et je reste là, au sol, allongé, comme abattu.

Je me bats, mais je ne sais pas vraiment contre quoi. Contre le système ? Contre ma nature ? Pour moi ou pour les autres ? À quoi est-ce que je pense vraiment ? Plus jeune, longtemps, j'avais voulu savoir ce que les autres pensaient, je voulais savoir ce qu'ils pensaient car j'avais l'impression de tellement penser, ça me semblait incroyable de penser autant, je voulais savoir comment ça pouvait être aussi possible chez les autres. Mais en réalité, la question n'était pas de savoir ce que pensaient les autres, mais ce à quoi je pensais moi. Finalement, je ne sais pas ce que je pense vraiment. Entre l'humour, l'ironie, l'interrogation, le désir, qu'est-ce que je pense vraiment ? Parfois, j'ai l'impression que mes pensées ne vont qu'au gré de mon humeur, et que ma pensée réelle, là derrière, est bien camouflée, peut-être est-ce mon âme dissimulée, mais je ne le saurai jamais sans doute, ou peut-être pas, j'aimerais savoir quand même, alors je me bats, je me bats pour savoir, mais je ne sais pas pourquoi je me bats.

Évidemment, dès que l'on commence à penser beaucoup, c'est parce qu'il y a une fille pas loin. Cette fille, c'est elle qui m'a entraîné dans ce combat. Louise. Un prénom un peu old-school, et très délicat, pour une personne aussi impulsive.

Louise. Je l'ai rencontrée en boîte, comme la plupart des filles que je connais, d'ailleurs. Enfin, presque. Je sortais d'une boîte en fait, et tandis que je fumais avec des amis, elle est venue nous demander une cigarette. On ne refuse pas une cigarette à une fille, d'autant plus lorsqu'elle est jolie et qu'elle semble ne pas être trop bourrée encore. On a discuté un peu, et c'est elle qui m'a invité à la rejoindre à un meeting militant. Je trouvais ça sexy, le militantisme. Le côté révolution. Le côté pionnier. Elle était très jolie aussi. Alors j'ai pris son numéro, et je suis allé à ce meeting.

Et à présent, je suis là, allongé dans l'herbe, à côté d'elle, et nous combattons en contemplant le ciel, drogués. J'ai la tête qui tourne, le joint était vraiment chargé, et je ne suis pas spécialement habitué à fumer comme ça. Alors je suis allongé, et j'attends que ça passe, avec un sourire un peu débile sur le visage, l'herbe entre mes doigts tout ça... Je glisse mon bras vers la droite, je touche sa peau à elle, Louise, je commence à laisser courir mes doigts sur elle, mais elle m'arrête tout de suite en me lançant un lapidaire « mais qu'est-ce que tu fais ? » et donc j'arrête, je suis pété mais encore conscient des bêtises que je peux faire.

J'ai jamais compris pourquoi on appelait les indignés les indignés. Je sais que ça vient d'un bouquin, que seuls les gens qui ne manifestent pas ont lu, et je sais aussi que le bouquin est français mais que le mouvement a commencé en Espagne, alors je ne vois pas trop le lien entre ce livre et le mouvement, hormis le lien intellectuel évidemment mais ça on s'en fout un peu.

« Louise, t'as lu 'Indignez-vous' de Stéphane Hessel ?
- C'est quoi, ça ?
- Tu sais qu'on nous appelle les indignés à cause de son bouquin ?
- C'est qui Stéphane Hessel ?
- Un écrivain français.
- Un BHL ?
- Pas vraiment, mais presque. Il est plus vieux aussi.
- C'est les médias qui nous appellent les indignés. Il faut bien qu'ils se vendent. »

Le métro en travaux, sombre. Les escalators, et tout là-haut le ciel, lumineux, et on y est, l'esplanade de la Défense. La Défense. Drôle d'endroit pour manifester. Sommes-nous là pour la défense de nos droits, ou bien est-ce le lieu où nous avons défense d'entrer ? la richesse la finance l'argent tout ça...

Des tours, si hautes... comme pour nous montrer que tout en cet endroit est inatteignable pour nous... et Louise... Louise... es-tu inatteignable ?

Et elle me prend la main elle me prend la main. Et on crie, ensemble. Pour la liberté. Notre liberté.

Avec le carton qu'on a ramené, on crée des pancartes, avec nos slogans anticapitalistes. Nous sommes les quatre-vingt-dix-neuf pourcents, nous n'avons pas élu ces traders qui nous gouvernent...

C'est assez effrayant, parfois, d'être contre le système. Je me demande si je fais le bon choix. C'est plus simple de laisser les choses telles qu'elles sont, même si elles sont imparfaites. Changer, c'est toujours ajouter de l'instabilité. Il n'y a aucune stabilité dans le changement, et un système, c'est censé être stable. Mais je me dis, souvent, qu'il faut savoir prendre position. Et aujourd'hui, je prends position, en occupant l'esplanade de la Défense. Mais est-ce le bon choix ? Est-ce que je ne fais pas ce choix juste pour essayer de coucher avec Louise, finalement ? Est-ce que je ne fais pas ce choix par manque de conviction dans ma vie ? Est-ce que je ne vais pas à l'encontre de ma nature ? Car, oui, j'étudie la finance, et dans une semaine, je dois commencer un stage dans une banque. Alors pourquoi aujourd'hui je manifeste ? L'être humain fait parfois des choix contradictoires. Mais j'ai aussi parfois l'impression que c'est parfaitement logique, car instinctif, j'ai rencontré Louise et je ne pense qu'à elle, et donc je ne pense plus rationnellement, et je veux suivre ce vieux fantasme français de la révolution, alors je me rebelle, parce que je veux être un rebelle, mais je veux aussi être un trader, alors je suis contradictoire, je ne fais pas ce que je pense, je fais ce que je ne pense pas, car je ne pense pas, je ne peux pas penser, qui peut penser ? mais qui donc peut penser ?

« Arrête de penser » me dit Louise. « Aide-nous avec les pancartes. » Et ainsi je m'affiche publiquement, dans le lieu de mes rêves.

« Toi, tu n'écrirais jamais un pamphlet, tu penses trop.
- Mais Stéphane Hessel, il lui a bien fallu toute une vie à penser, pour écrire son pamphlet.
- Stéphane Hessel, c'est un bouquin de dix pages qu'il a écrit, et ça a déclenché un mouvement mondial. Tu concurrenceras jamais un truc pareil. »

Puis le soir, on va tous chez un pote de Louise, et on se bourre la gueule à la vodka orange. Il y a un type, il nous raconte que la révolution française a eu lieu parce que Marianne a montré ses seins, et qu'une fille qui montre ses seins tu fais tout ce qu'elle te dit, et que si Marianne a montré ses seins, c'était pour convaincre les Français de manifester avec elle. C'est pour ça qu'aux manifs, il y a toujours des filles qui montrent leurs seins. Pour que l'on défende leur cause. Les hommes sont vraiment faibles. Il se demande si une dictatrice ça pourrait exister. Une dictatrice qui ferait ses discours seins nus, elle capterait sans doute toute l'attention. Serait-on alors capable de s'opposer à ce qu'elle dirait ? En Russie, c'est ce que fait Vladimir Poutine pour se faire réélire. Tous ses mouvements de soutien font des vidéos avec des filles. Il y a un groupe de filles qui déchirent leur t-shirt pour soutenir Poutine, et il y a aussi une autre vidéo, sur Youtube, le type serre la main de Poutine après avoir touché les seins de mille filles. Ils ont tout compris, les Russes. Et en France, Sarkozy, ce n'est pas pour rien qu'il a épousé Carla Bruni, c'est son truc à lui, pour 2012. Midnight in Paris. 2012 in Paris.

Mais plus personne n'écoute ce type parler, il parle tout seul, et pendant que d'autres se resservent à boire, j'embrasse Louise, et c'est le temps l'éternité l'oubli qui nous rejoignent, l'ivresse et l'éblouissance de ces moments... Je lui prends la main, l'attire jusque dans une chambre, on s'allonge sur le lit, et on commence à se déshabiller... Et puis, voilà, c'est magique. C'est la liberté, la liberté qui vibre à travers tout mon être.

Elle me regarde, fascinée. Elle me demande pourquoi je fais ça, la manif, alors que la semaine prochaine je suis censé travailler dans une de ces banques. Et c'est à ce moment-là que je comprends vraiment ce pour quoi je me bats. Je suis pour la liberté. Je suis libre, et je veux me prouver que je suis libre. C'est pourquoi j'ai manifesté avec toi. C'est pourquoi je viens de coucher avec toi. Et c'est pourquoi demain tu ne me verras plus, que je ne manifesterai plus, et que la semaine prochaine j'irai travailler à ma banque. Je suis libre. Je fais ce que je veux. Je n'ai jamais lutté pour plus d'égalité. Juste pour la liberté. Les traders sont pour la liberté, eux aussi, mais ce n'est pas la même que la tienne, et j'en suis désolé pour toi.

Elle me regarde, abattue. Je remets ma chemise, et quitte cet appartement dans lequel, je le sais, je ne remettrai plus jamais les pieds. Oui, c'était bien pour coucher avec Louise que j'ai manifesté. Je suis content. C'était une semaine sympa.

Une semaine plus tard, je me retrouve à monter ce même escalator, et sur l'esplanade de la Défense, ils sont toujours là, assis, à attendre que des politiques rallient leur cause. En passant à leurs côtés, peut-être certains d'entre eux me reconnaissent, je ne fais pas attention, je m'en fous. Je suis un homme libre.

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