Lignes de fuite
arnaud-luphenz
Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour vendre des produits financiers…
Je me traînais une fois de plus sur la route trouée de Chaumont où la pluie répondait au brouillard. La nuit ne pouvait plus tomber, puisque les nuées l’avaient prise de vitesse. Le ciel, rattrapé par l’humeur sombre, dessinait des points d’exclamation. Il n’était pourtant pas encore seize heures. La portion d’autoroute contiguë avait été fermée le matin même, en raison d’un épouvantable accident. La radio avait relayé la collision entre deux véhicules d’un cirque. Ce fait rarissime avait engendré la fuite de plusieurs fauves dans les environs. Les recherches étaient à l’oeuvre. Toutes les conditions étaient réunies pour passer une journée pourrie. Alors, je me réfugiais dans des flâneries futiles, me remémorant les derniers hôtels minables que j’avais fréquentés. Ils étaient tous si semblables, jusque dans la décoration, que j’avais l’impression de rentrer chez moi tous les soirs. Un avantage indéniable pour un itinérant. Néanmoins dans mon souvenir, mon appartement était un peu plus vaste et à peu près propre. Certes, j’avais un vrai cimetière de plantes jamais arrosées, offertes la plupart du temps par les conquêtes du moment, mais les draps n’avaient pas l’odeur des anciens clients. Pour une raison qui me dépassait totalement, toutes les femmes qui croisaient mon chemin m’achetaient systématiquement des fleurs, ou autres végétaux à tige, et cela depuis ma tendre mère. Je devais avoir la tête qui allait avec ! Je n’osais jamais les jeter, sans pouvoir me l’expliquer. Etais-je finalement attaché à elles d’une manière bien particulière, ou était-ce une méthode peu glorieuse pour recenser mes aventures amoureuses ? Je n’aurais su le dire. Je nommais cette exposition anarchique « ma serre flétrie ».
Sur la route, je m’arrêtais souvent dans les troquets pour boire un demi ou un whisky. J’en profitais pour réajuster ce qui restait de mon allure et de ma cravate Droopy. Le scénario qui suivait était immuable. Une femme en mal d’amour, se tenant au bar, clignait des yeux en apercevant mon visage inconnu et inoffensif. La discussion nous emportait dans les méandres d’un passé inventé de toute pièce. J’avais un don pour rêver à haute voix une soeur au barreau de Paris, un chien qui gagnait tous les concours de beauté ou une belle-mère championne du monde de culturisme. Plus j’avais les yeux dans le vague et plus cela semblait crédible. Les demoiselles buvaient mes paroles sur des musiques des plus délavées. Même si je préférais les rousses et leurs peaux de porcelaine, il n’était pas rare que je m’encanaille auprès d’une latine de passage ou même d’un jeune homme vigoureux. Je n’étais pas difficile.
Le goût de l’épiderme se fondait dans un filtre sans passion. Tous ces visages m’étaient au final agréables et c’était bien suffisant pour quelques heures dans une obscurité feutrée. Certaines ombres me volaient, certaines égarées me violentaient et d’autres hasards me demandaient en mariage, mais quel que soit le langage, je n’étais en rien concerné. Je me sentais comme un nuage qui ne demande qu’à filer au gré des caprices du vent. J’étais mon Audi A4 aux vitres fumées, une berline détachée que l’on s’amuse à pousser dans ses extrémités, les yeux fermés. Les lignes de l’autoroute défilaient alors sous mes accélérations, pour s’affranchir d’un bitume autoritaire.
Mes clients étaient ravis de mon air transparent. J’avais l’art de les rassurer, de les manoeuvrer et d’obtenir d’eux du temps de cerveau disponible. Mon formateur me disait toujours qu’il est plus simple de vendre un produit qui ne nous inspire rien. Le bon vendeur est celui qui sait s’alléger, qui se débarrasse de son fardeau et qui au plus haut, au zénith de l’indifférence, atteint enfin son objectif du mois. Ce discours aux accents absurdes était le seul qui me parlait. Il reflétait si bien la vie. C’était sûrement pour cette raison que j’avais choisi ce métier, à moins que ce soit lui qui soit venu me chercher, en tirant très fort sur ma manche molle. Ma nature me portait à rester à la surface des flots, à effleurer les vagues sans pour autant nager.
Lorsque l’ennui se faisait trop présent au volant, je prenais une auto-stoppeuse. Ensemble, nous suivions le mouvement frénétique des essuie-glaces et les inévitables bavardages devenaient légions étrangères. Ainsi, j’avais pêché une jeune femme, rue du fossé, à la sortie de Gloviu. Elle se rendait à Metz. Agent de crématorium en panne et sans argent, j’étais tombé sur une espèce en voie d’exception. Son crâne rasé me rappelait ma vieille mère sur la fin, quand le cancer lui dévorait le cerveau de l’intérieur. Mais Héléna, ma charmante passagère, avait plutôt le style gothique et une poitrine débordée. Elle me commentait avec exaltation les différentes sortes d’arbres que nous dépassions. Je commençais à frémir en songeant que j’allais bientôt devoir m’arrêter, car elle souhaiterait immanquablement me remercier. Je l’imaginais déjà en train de me composer un bouquet garni de fleurs sauvages…
Je bénis le sursis, lorsqu’elle me déclara qu’un saule pleureur lui rappelait son dernier amant. Il avait fini interné. Aucun détail ne me fut épargné sur les pratiques de l’hidalgo et elle se mit ensuite à remonter le temps. Je me contentais d’acquiescer jusqu’au moment où elle sortit une photo de son chemisier échancré. Je devais absolument l’examiner.
– Je la porte près du coeur. C’est que je l’ai encore dans la peau, ce beau salaud !
Je n’ai jamais été contrariant et c’est ainsi que nous avions fini à la morgue. Deux trente-huit tonnes qui se doublaient étaient venus nous percuter au moment précis où je tournais la tête. Notre unique chance de survie aurait été que je braque dans l’intervalle, afin que nous nous retrouvions sur le bas-côté. La dernière chose que je vis fut le visage d’un jeune homme au teint aviné et faisant un doigt d’honneur. Ma rétine en fut ravie. Sur mon épitaphe, ma fille attentionnée a fait inscrire : « La vie est une urgence de chaque instant. » Je la connaissais à peine… Tant pis.
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