L'ÎLE (2)

nyckie-alause

J'ai vécu sur une île…

Quand je te dis « j'ai vécu sur une île », je veux te signifier que j'y ai passé une nuit, une nuit tout entière, seule, dans la cabane. Très vite, la torche que les garçons avaient apportée a rendu l'âme. Le soleil s'était couché à dix heures et demi. La lampe a fait son office jusqu'à minuit et heureusement que la lune a réussi quelques apparitions dans la course des nuages qui donnaient l'impression de suivre le fleuve pour courir à leur source.

L'oncle et la tante étaient partis chez des amis pour la soirée, ce qui m'avait permis de planifier l'escapade. Quand ils rentreraient, ils jetteraient un coup d'œil dans les chambres, sans allumer la lumière. Daniel aurait installé, sous mes couvertures, un personnage de coussins qui donnerait le change, et rien ne serait découvert avant le matin.

J'ai passé les premières heures, donc, à tout noter dans mon carnet, tendant l'oreille au moindre son, essayant d'en décrire sa provenance, sa qualité. Pour les cris, j'ai même relevé la note de chacun, « la », « do-fa, do-fa », etc.

— Le hibou et la hulotte, c'est la même note ?

Je sens que tu mets à nouveau ma parole en doute. Veux-tu que je t'apporte mon carnet ?

Quand La lumière s'est éteinte, les pages du carnet sont devenues noires. Je n'ai plus rien écrit. Je n'ai qu'imaginé ce que j'aurais inscrit avec un crayon fluorescent, ce que j'aurais dessiné des silhouettes qui avançaient autour de moi à chaque apparition de la lune. Toutes ces sensations se sont inscrites dans mon âme, dans ma peau, sur mon cœur. Si je ferme les yeux et que j'y repense, je peux te lire à haute voix tout ce que je n'ai pas écrit cette nuit-là, tout ce que je n'ai pas croqué, l'ourlet doré des nuages avant que la lune ne revienne, la partition des sons et des cris, les instruments de musique qu'il faudrait inventer, pour reproduire la musique de la nuit.

Donne-moi la main, je frissonne d'en parler. Ferme toi aussi les yeux, je t'emmène où mes souvenirs m'emportent.

 

J'ai mangé ce qu'il restait des provisions et j'ai allumé un petit feu, bien entouré de pierres. On ne doit pas le voir depuis la maison. Il donne à la clairière une légère fumée à l'odeur humide et collante. Il transforme une île déserte en lieu habité. Il ne réchauffe pas et n'éclaire pas non plus. Son enceinte de pierre et, de ma part, une tentative pour apprivoiser ce qui m'entoure, pour montrer que je suis là, pas pour longtemps, que je ne tenterai rien de plus pour maîtriser ce lieu. Bien sûr nous avons, cet après-midi, cassé quelques branchages, tiré quelques lianes vertes en panne que nous étions de ficelles pour faire tenir la construction, arraché quatre brassées de fougères pour me préparer une paillasse. Tu sens l'odeur significative des fougères en train de sécher ? Elles recouvrent un sol gluant de matières pourrissantes dont la fraîcheur tente de transpercer leurs couches croisées sous les couvertures qui sont encore chaudes d'être restées au soleil sur la barque. J'aurais écris « Vipères/fougères » à deux heures du matin si je l'avais pu. Tout autour de l'abri, des glissements, des reptations, des froissements de feuilles, me recroquevillent dans ma coquille. Tout à coup, un oiseau de nuit hurle et cela cesse. Un silence s'installe qui me rassure et peu à peu m'inquiète plus que ne l'avait fait les froissements. L'air est battu par de grandes ailes noires, une image de sorcière traverse le disque brillant de la lune laissant comme un sillage persistant. Je sais qu'il s'agit d'un hibou, je le sais, ça ne peut rien être d'autre. Mais tu sens que mes poils se hérissent ? Trois petits cris perçants suivent la disparition de l'oiseau, à quelques minutes, un « si bémol », une stridence répétée qui fait que je compte les intervalles, en alerte du prochain, tétanisée.

Un bruit nouveau investit mon refuge. Ça commence par un clapotis sur les galets du rivage, qui, le noir aidant prend des proportions envahissantes. Ce n'est pourtant qu'un souffle qui traverse mon Île, bruissant, bruyant et chaud, qui calme mes frissons, qui chasse les nuages, entrechoque les branches, agite les feuillages que la brume a rendu miroitants sous la lune. La lune, elle, descend sur l'horizon, laissant présager de la venue prochaine de l'aube. Voici longtemps maintenant que je n'ai plus regardé ma montre. Je suis au chaud, recroquevillée, la tête entre les bras, emmitouflée dans les couvertures, bercée par le tic-tac du temps qui s'égrène, autonome à mon poignet. Le noir passe au gris, jusqu'à une lueur rosée sur la brume qui s'élève du fleuve. Je crois que c'est seulement à cet instant que je me suis vraiment endormie.

— Et ensuite, quand tu t'es réveillée, tu es rentrée à la nage, comme tu étais venue ?

Ce sont les grosses voix de l'Oncle et de monsieur Gros qui m'ont tirée du sommeil. Pendant la nuit, le niveau du fleuve avait atteint sa cote d'alerte.

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